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3 L’ APPROCHE

3.3 Hiérohistoire

Ce mot n’est pas encore vraiment problématisé, mais nous l’adoptons, car il dépeint pleinement l’historicité caractéristique des discours métaphysiques et mystiques abordés. Nous le reprenons de Henry Corbin qui l’a introduit dans son Histoire de la philosophie

islamique pour qualifier l’Origine (éternité retardée67) et les cycles de la prophétie dans la

pensée philosophique en islam. Ce qui est visé par les termes « hiérohistoire »,

66 Ibid., p. 49.

67 Sur cette idée voir CORBIN,H., Temps cyclique et gnose ismaélienne, Paris, Berg international, 1982, p. 38

« métahistoire » ou « transhistoire »68, c’est un temps existentiel à partir duquel le temps de l’histoire historique fait sens : « c’est cette métahistoire qui donne un sens à l’histoire, parce qu’elle fait de celle-ci une hiérohistoire; sans métahistoire, c’est-à-dire sans antériorité “dans le Ciel” et sans une eschatologie, il est absurde de parler d’un “sens historique”.69 » Deux observations importantes doivent être mentionnées. D’abord, ce n’est pas parce que Corbin priorise une conception cyclique et eschatologique de l’histoire, qu’il nie l’histoire historique ; il ne relativise que son rôle dans la pensée métaphysique, sans oublier que c’est à partir de l’histoire historique et factuelle qu’est décelée la hiérohistoire. Histoire factuelle ou historique et hiérohistoire sont complémentaires. Ensuite, l’antériorité dans le Ciel n’est possible et compréhensible que si l’on pénètre la conception théomoniste de la cosmogénèse. Or, si l’on accepte comme principe de création du monde une contradiction réalisée ou une unité tierce inclusive, l’histoire factuelle et historique qui coordonne aujourd’hui la vie des humains n’a pas le choix que d’être subordonnée à la hiérohistoire. En d’autres mots, la prise de conscience de l’antagonisme complémentaire d’une contradiction humaine fait prendre conscience d’un événement qui était antérieur à cette même unité antagoniste et comme le rapporte Christian Jambet dans un manuscrit inédit de Corbin sur Hamann : « Chaque fois nous sommes ramenés au phénomène originel […] ce phénomène originel c’est bien cette co-existence de passé et avenir comme présent, telle que l’histoire ne peut jamais être considérée comme passé pur et simple. Mais cette connexion est ce qui fait que le passé est un absconditum, quelque chose qui n’est pas

encore apparu, qui alors est encore avenir.70 » Cet apparaître de l’histoire motivé sur fond

d’absconditum, c’est la hiérohistoire. C’est ce que Böhme nomme le Sans-Fond, l’Ungrund et c’est ce qu’Ibn al-ʿArabī indique par le ḥadīth (ثيد َح) du Trésor caché.

En fait, ce que veut dire la hiérohistoire et ce qu’elle implique, c’est que les événements métaphysiques ont une réalité qui n’est pas seulement issue de la matérialité, qu’ils plongent leurs racines dans un état toujours antérieur qui se perçoit de l’intérieur. Les événements de la hiérohistoire sont vécus personnellement au temps présent. La

68 Henry Corbin ne donne pas d’explication précise justifiant le choix du mot « hiérohistoire ». Nous pensons

que pour mieux saisir ce qu’il entend par ce mot, qu’il faudrait creuser l’influence de la sophiologie russe de Boulgakov et Berdiaev. Christian Jambet, un des disciples de Henry Corbin, reprend plutôt le terme de « métahistoire », tandis qu’un autre des disciples de Henry Corbin, Jean-Louis Vieillard-Baron reprendra plutôt le terme de « hiérohistoire », quant au terme « transhistoire », il y est introduit dans la Charte de la transdisciplinarité.

69 CORBIN,H., Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, 1986, p. 101.

70 JAMBET,C., La logique des orientaux – Henry Corbin et la science des formes, Paris, du Seuil, 1983, p. 243.

phénoménologie-herméneutique débouche sur la hiérohistoire, parce qu’elle permet de voir et de considérer les événements spirituels. La phénoménologie-herméneutique doit pouvoir les envisager d’après une historicité conséquente. La temporalité spécifique de la hiérohistoire est l’éternel temps présent. C’est la situation existentielle qui définit le rapport à l’histoire, ce n’est pas l’histoire qui définit le rapport à l’existence. C’est ce qui fait dire à Corbin que ce n’est pas l’humain qui est dans l’histoire, mais que c’est l’histoire qui est dans l’humain. La perspective hiérohistorique n’est donc pas en opposition à l’histoire causale, mais complémentaire parce qu’elle réfère à un autre horizon de pensée. L’idée n’est pas de nier l’histoire causale et de dire qu’une perspective purement historique est vaine, mais de dire qu’il faut combiner les approches pour mieux saisir ce qu’est une expérience humaine de la réalité spirituelle.

La hiérohistoire n’est pas laissée pour compte dans la transdisciplinarité. L’article 6 de la Charte de la transdisciplinarité est particulièrement intéressant pour ce travail, car il mentionne que la « transdisciplinarité n’exclut pas l’existence d’un horizon transhistorique. » C’est sous le chapeau de cet horizon transhistorique que nous situons la hiérohistoire, sous sa forme structurelle du moins. La transdisciplinarité cherche l’unité de la connaissance qui permettrait de relier entre eux les différents niveaux de la Réalité, tout en sachant que cette unité doit rester ouverte. Pour permettre la relation entre le sujet et l’objet ou entre la perception et la réalité, Nicolescu avance l’hypothèse d’une zone de non-

résistance qui joue le rôle de Tiers Caché ou en terme religieux d’absconditum. « La zone

de transparence correspond au sacré, c’est-à-dire à ce qui ne se soumet à aucune

rationalisation. Il convient de se rappeler la distinction importante faite par Edgar Morin

entre rationnel et rationalisation. Le sacré est rationnel, mais il n’est pas rationalisable. Le sacré ne s’oppose pas à la raison : dans la mesure où il assure l’harmonie entre le Sujet et

l’Objet, le sacré fait partie intégrante de la nouvelle rationalité.71 » C’est ce que les

travaux d’Eliade, qui définissent le sacré comme un élément constitutif de la conscience d’exister, ont mis en lumière. Voilà pourquoi le sacré n’implique pas la croyance, c’est plutôt une condition existentiale72. Et donc contrairement à la compréhension philosophique usuelle de la spiritualité qui l’oppose purement et simplement à ce qui est

71 Les italiques sont de l’auteur. NICOLESCU,B., De la physique quantique au réenchantement du monde,

2007, http://www.scribd.com/doc/17711445/Basarab-Nicolescu-DE-LA-PHYSIQUE-QUANTIQUE-AU- REENCHANTEMENT-DU-MONDE.

72 ELIADE, M. et ROCQUET, C.-H., L' épreuve du labyrinthe entretiens avec Claude-Henri Rocquet, Monaco/Paris, du Rocher, 2006, p. 176. Il s’agit d’une condition qui n’est pas influencée par l’environnement, mais qui conditionne la perception elle-même, donc d’une condition inconditionnée.

matériel ou corporel73, dans les systèmes qui appuient la hiérohistoire, le sacré correspond au Tiers Caché, comme la trame d’un tissu supporte le motif. Analogiquement, même si toute analogie est précaire, on peut dire que la trame est le Tiers Caché, le fil est l’objet et le motif le sujet.

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La hiérohistoire décrit le mode de rapport temporel développé lorsque l’humain est en relation avec le sacré. Globalement, la hiérohistoire est structurée selon la logique transdisciplinaire, celle du tiers inclus. Elle fait place à la possibilité d’un horizon transhistorique comme Tiers Caché ou espace de non-résistance. Par là, la temporalité difficilement saisissable et a priori irrationnelle des événements spirituels est sauvegardée. Mais qui dit temps, dit aussi espace, car ces deux données sont inséparables. Alors, si la hiérohistoire ne caractérise que la temporalité, le lieu d’apparition des phénomènes spirituels portera le nom de mundus imaginalis, de monde imaginal. Nous y revenons en détail74.

Par l’approche phénoménologico-herméneutique et la hiérohistoire, tel que les propose Henry Corbin, il est possible de discourir sur les théophanies, sans les réduire à quelque chose qu’elles ne sont pas, de les analyser dans un discours théosophique qui n’aura pas à rougir à l’ombre de la raison rationnelle. « C’est l’être humain, dans sa totalité ouverte, qui est le lieu sans lieu du transculturel et du transreligieux, c’est-à-dire de ce qui traverse et dépasse les cultures et les religions. Le transculturel et le transreligieux concernent le temps présent de la transhistoire, qui est à la fois du domaine de l’impensable et de l’épiphanie.75 » Dans l’éternel temps présent de la présence humaine, l’impossibilité rationnelle d’un discours sur un Dieu transcende sa propre contradiction et l’intègre pour mieux la dépasser. « Le successif doit être reconduit au simultané.76 » Épopée mystique, prophètes, mystiques et théosophes peuvent ainsi à travers leur propre subjectivité- objectivé décrire personnellement et rationnellement des phénomènes proprement irrationnalisables.

73 LALANDE,A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 16e éd., Paris, P.U.F., 1988, p. 1024.

74 Infra 2.1 Imagination, imaginaire, image et imaginal

75 NICOLESCU,B., De la physique quantique au réenchantement du monde, 2007, http://www.scribd.com/ doc/17711445/Basarab-Nicolescu-DE-LA-PHYSIQUE-QUANTIQUE-AU-REENCHANTEMENT-DU- MONDE.

76 VIEILLARD-BARON,J.-L.,« Temps spirituel et hiéro-histoire selon Henry Corbin : une phénoménologie de la conscience psycho-cosmique », dans Henry Corbin et le comparatisme spirituel : colloque tenu à Paris les 5 et 5 juin 1999, sous la direction de VIEILLARD-BARON,J.-L. et FAIVRE,A., Paris, Archè Edidit, 2000,

La hiérohistoire est donc la structure constitutive de l’apparaître intermédiaire entre celui qui perçoit et ce qui est perçu, mais par rapport à cette conception temporelle, car le lieu de cet apparaître est le mundus imaginalis, le monde imaginal.

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Ensemble, ces approches et ces considérations méthodologiques se conjuguent et permettent de traiter les phénomènes généralement qualifiés d’irrationnels, car l’on ne reconnaît que rarement la logique inhérente à leur manifestation. Les produits de l’imagination, les phénomènes spirituels pourront être traités à partir de la logique qui les constitue et dans la temporalité telle qu’elle est métaphysiquement perçue, c’est-à-dire comme un éternel temps présent. Ces brèves précautions peuvent paraître alambiquées, mais au regard des propos et des écrits qui seront abordés cela était nécessaire. Sans cette tentative d’explications de la logique inhérente aux phénomènes spirituels qui suivent, la compréhension globale en aurait grandement été diminuée. Les conceptions théophaniques qui sont au cœur de notre propos sont virtuellement incompréhensibles si l’on ne traite pas des bases logiques et métaphysiques sous-jacentes. En résumé, dans la perspective métaphysique qui est la nôtre, le temps hiérohistorique est corrélatif du dévoilement effectué au présent par la présence dans l’être. La progression et l’exploration des mondes visionnaires, du mundus imaginalis, se mesure avec l’intensification lumineuse ou numineuse de l’acte d’être, car cette lumière révèle le sacré constitutif de la trame d’être.

III LES PREMIERS CONCEPTS

Plusieurs concepts sont centraux dans cette recherche. Suivant la trame du texte nous avons tenté le plus souvent dans les notes d’apporter des compléments, mais il semblait essentiel de procéder à une mise en contexte de certains concepts, puisque cela permettra de saisir les commentaires et réflexions latérales du texte. L’ésotérisme et les deux idées principales du titre – imagination et expériences spirituelles – ont besoin d’une mise en contexte qui évitera les quiproquos.