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2 I MAGINATION , IMAGINAIRE ET EXPÉRIENCE SPIRITUELLE

2.2 Expérience spirituelle et imagination

Considérant tout ce qui vient d’être énoncé, nous allons préciser méthodologiquement et conceptuellement ce qui est important pour notre sujet à savoir quel est le rôle de l’imagination dans l’expérience spirituelle. Parce que la quête intérieure consiste à maximiser la présence du divin, la théophanie, la rencontre du divin doit s’effectuer par une fonction qui permette de rendre présent ce qui ne l’est pas directement, car Dieu, qui est à la source des théophanies, est considéré comme toujours au-delà. C’est la fonction présentielle de l’imagination qui est la plus importante par rapport à l’expérience spirituelle. Cette fonction présentielle de l’imagination, lorsqu’envisagée du point de vue de la divinité dans la cosmogonie, ou du point de vue de l’humain dans sa compréhension de lui-même, s’exprime de manière similaire dans les discours métaphysiques de nos deux théosophes. Toutefois, il faut considérer l’imagination comme capable de présenter quelque chose qu’elle n’a pas ressentie avec les sens et qu’elle n’a pas construite avec la raison. En ce sens, l’imagination saisit le noumène des choses, la source des choses. Toutefois comme nous l’avons expliqué supra l’imagination a aussi la capacité d’ajouter à la perception « nouménale ». La question est alors : qu’est-ce qu’ajoute l’imagination et est-ce que cela

est de l’ordre du réel ou de l’irréel? Nous pensons que, si ce qui est ajouté vient du vécu de l’âme, ce qui est ajouté est réel, même « surréel » – au sens de la perception sensible du suprasensible. Par contre, si l’imagination s’empare de perceptions sensibles pour les réimprimer dans la perception, cela tord la réalité de ce qui est perçu, puisqu’elle y ajoute quelque chose qui n’est pas intérieur à l’âme, qui n’est pas d’emblée dans le perçu humain. Cette seconde perception est conséquemment imaginaire, dans le sens d’irréel, parce que fabriquée. De même, comme le dit Ricœur : « le terme “image” s’applique au domaine des illusions, c’est-à-dire des représentations qui, pour un observateur extérieur ou pour une réflexion ultérieure, s’adressent à des choses absentes ou inexistantes, mais qui, pour le sujet et dans l’instant où celui-ci est livré à elles, font croire à la réalité de leur objet.175 » Et si l’imagination tient un rôle dans l’expérience spirituelle, elle ne doit pas être que reproductrice, empirique ou positive, car si tel était le cas, elle chercherait à imiter le divin, ce qui n’est pas possible. De facto, si l’on considère que l’imagination tient un rôle dans l’expérience spirituelle, ce rôle doit permettre à l’imagination d’être créatrice ou réflexive, en plus d’être un mode de perception en lui-même. L’imagination doit être à la fois espace et mouvement, lieu et organe.

Nous définissons simplement l’expérience spirituelle, en disant que celle-ci consiste à comprendre, vivre, ressentir, pressentir ou encore expérimenter, que la vérité de l’intériorité équivaut à celle de l’extériorité et que dans une certaine mesure, elles se confondent. Intériorité et extériorité sont à égale distance de la vérité. Cette concordance de l’intérieur et de l’extérieur, lorsqu’elle est vécue par la conscience, provoque un choc qui est celui de l’expérience spirituelle. Les déclinaisons de ce choc peuvent ensuite être classées en typologie. Par exemple, l’extase est l’état d’être temporaire de cette correspondance, l’expérience mystique sera celle de la fusion temporaire, mais totale, – de cette coïncidence des contraires, de cette antinomie primordiale, – l’expérience prophétique sera accompagnée d’un message, le gnostique aura tendance à vivre cette expérience intellectuellement, le théosophe à percevoir la réalité intérieure et extérieure comme dans un continuum unifié où l’univers de Dieu et l’univers matériel sont fusionnées, mais distincts. Toutes ces déclinaisons, et nous pourrions en répertorier bien d’autres, sont plus ou moins mélangées chez ceux qui vivent et relatent une expérience spirituelle. C’est d’ailleurs ce qui rend difficile la classification des différents sages de l’humanité. La force

de cette prise de conscience, que la vérité du monde intérieur équivaut à celle du monde extérieur, ne s’effectue cependant que chez celui qui est déjà à la recherche du divin. En d’autres mots, sans une posture d’accueil, cette expérience reste inaccessible. C’est cette conscience aiguë du divin qui faisait dire à Corbin que : « ce sont les modalités de son être intérieur que l’homme projette au-dehors pour constituer le phénomène du monde, les phénomènes de son monde, dans lequel il décide de sa liberté ou de sa servitude. Le nihilisme advient lorsque l’homme perd conscience de sa responsabilité de ce lien et proclame, avec désespoir ou avec cynisme, que sont closes les portes qu’il a lui-même fermées.176 »

Dans cette expérience vécue ici-bas, apparaît un déjà-là, la prise de conscience de l’antériorité éternelle du divin (l’Ungrund, le Sans-Fond). En retard sur soi-même, l’ouverture de la conscience fait apparaître le décalage vécu entre son monde intérieur et son monde extérieur. La conversion, le retournement, c’est la prise de conscience de ce décalage comme dans le cas de la conversion spontanée de Paul sur le chemin de Damas. Cette prise de conscience provoquée par l’intégration qu’il existe une adéquation entre la vérité de l’intériorité et la vérité de l’extériorité, transforme le pérégrinant en un véritable autochtone, car il prend conscience de son « autochtonité », c’est-à-dire de la présence du divin dans son être comme ayant toujours été hic et nunc. L’immuabilité du divin développé par Aristote, christianisé par saint Thomas d’Aquin, est le choix parménidien du problème de l’être. Un choix dichotomique qui pose l’éternité du divin dans un participe passé comme ayant été plutôt que dans un participe présent comme toujours étant nécessairement ici et maintenant. Le problème de l’éternité ne renvoie pas à une origine lointaine, ce qui ferait des livres révélés de vieux livres, mais bien à une dimension « toujours là ». C’est pour cela que dans l’expérience spirituelle, il y a une adéquation entre l’intériorité et le divin, adéquation toujours relative à la capacité d’être de celui qui prend conscience qu’il y a une concordance véridique entre l’intériorité et l’extériorité.

Chez Ibn al-ʿArabī, la prise de conscience que l’intérieur équivaut à l’extérieur, ou que ces deux dimensions sont à une égale distance, c’est-à-dire que ni l’un ni l’autre ne doit prédominer, provoque chez lui de nombreuses visions. L’expérience visionnaire d’Ibn al- ʿArabī est excessivement riche, car toute sa vie, il cherchera, animé d’un désir ardent, les correspondances entre intérieur et extérieur. Et comme il le fait particulièrement à partir de

176 CORBIN, H.,« De la théologie apophatique comme antidote du nihilisme », dans Le paradoxe du monothéisme, Paris, L'Herne, 1992 [1981], p. 181.

son intériorité spirituelle, chaque chose devient sous sa lumière une re-présentation, une reprise témoignant de la conscience de sa propre antériorité spirituelle.

L’imagination n’impose pas de forme dans l’expérience spirituelle. C’est ce qui la différencie de la volonté qui ne peut « vouloir » sans imposer préalablement une forme à l’esprit. La volonté est la puissance de l’intellect, elle postule un but et offre l’effort nécessaire pour l’atteindre. Dans l’expérience spirituelle, la forme n’est jamais prédéterminée, elle est toujours « apparaissante » et corrélative de la capacité d’être de celui qui perçoit. La volonté n’a donc pas de prise dans les mondes spirituels, il faut alors déterminer une autre force que la volonté pour se mettre à la recherche dans le monde intérieur. Cette force, similaire à bien des égards à la volonté, c’est l’imagination, ou comme elle est souvent dénommé en contexte traditionnel, un « désir » qui doit devenir « amour ». Ce n’est pas pour rien que Böhme recommande l’abolition de sa volonté propre pour que les mondes spirituels deviennent accessibles. Dans le dialogue De la vie au

delà des sens le disciple demande au maître :

Mais comment puis-je Le saisir sans la mort de ma volonté?

- Si tu veux Le saisir, Il te fuit. Mais si tu te remets totalement à Lui, alors tu es mort à toi-même selon ta volonté, et Il devient la vie de ta nature.

Il ne te fait pas mourir, mais au contraire Il te rend vivant selon sa vie. Tu vis alors non point par ta volonté, mais la sienne, car ta volonté devient la sienne.

Ainsi tu es mort à toi-même, mais tu es vivant à

Dieu.177

Deux points importants se dégagent de cette idée. D’abord, si la volonté est exclue de la quête de Dieu, il faut donc trouver une autre force qui soit apte à soutenir l’impulsion nécessaire à cette quête et l’imagination semble la candidate parfaite. Ensuite, ce n’est pas la volonté tout entière qui est exclue, mais bien que la volonté propre ou égotique, car la création tout entière reste soumise à l’imagination active de Dieu. Abandonner sa volonté signifie donc la remettre ou la soumettre à Dieu. L’expérience spirituelle témoigne d’une relation existant entre le monde intelligible et le monde sensible, ou pour reprendre les catégories thomistes, entre l’éternel immuable et le monde terrestre. La solution kantienne de tout subordonner à la raison pure n’est pas obligatoire ; les solutions schellingienne ou kierkegaardienne ont leur place. Le seul moyen de rendre subtile la connaissance, c’est par l’imagination, car elle est la parfaite synthèse entre le sensible et l’intelligible. Elle mélange

et transforme la connaissance pour permettre au pérégrinant de faire apparaître de nouveaux mondes, de nouveaux horizons. Si l’on peut dire en général du mystique qu’il est celui qui a reçu un accès à ces mondes intermédiaires, le théosophe sera celui qui explorera la sagesse de Dieu; et ce n’est pas tant la face mystérieuse de Dieu qu’il dévoilera, qu’il rendra évident la présence de Dieu dans sa création. Il ne soulève alors que le voile de la sagesse de Dieu qui est la face de Dieu présente au monde.

La « personne » doit cependant être reconnue. Pour pouvoir considérer la possibilité d’une expérience spirituelle, il est nécessaire de reconnaître ce qui la supporte. Dans le processus visionnaire ou théophanique, la personne se découvre comme une subjectivité- objectivé. Parce que le Je n’est pas face à l’impersonnel, au Cela ou au Il, mais face à l’autre tout aussi personnalisé que lui-même. Face au Tu, le Je peux entrer en dialogue178. C’est le principe même du personnalisme179. Mais lorsque cette expérience du Tu ou de l’autre s’opère en soi-même, sans la présence matérielle et effective d’un autre être humain, mais par la présence non moins effective de son ange ou de son Dieu à travers une théophanie, ce que l’on dénomme « expérience spirituelle » advient. Ce qui se produit à ce moment, c’est l’objectivation du sujet comme subjectivité-objectivée, car il n’y a plus de différence entre intériorité et extériorité, entre ésotérique et exotérique. Dans l’expérience spirituelle, le moi est à la deuxième personne, le moi est un toi en parfait équilibre.