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2 P ROPHÉTOLOGIE AKBARIENNE

2.1 L’Un paradoxal

La doctrine ou le principe de l’unicité de l’être est probablement l’élément le plus marquant de l’œuvre d’Ibn al-ʿArabī. Par le fait même, c’est peut-être aussi l’idée la plus dangereuse de ses écrits. Comme le rapporte Hajar al-Haytamī, juriste du XVIe, les écrits d’Ibn al- ʿArabī : « “en raison de la subtilité de leurs significations, de la finesse de leurs allusions, de l’obscurité de leur structure”, sont pour le commun des hommes un “poison mortel”314. » De tous les « poisons » dans l’œuvre d’Ibn al-ʿArabī, l’unicité de l’être est peut-être le plus grand315.

À la source de la discussion se trouve le problème de l’Un et du Multiple. Si Dieu est complètement transcendant comment peut-Il être dans la création, comment se manifeste-t-Il? Plus proche des métaphysiques néoplatoniciennes que de la création ex

nihilo, la solution envisagée par Ibn al-ʿArabī à ce problème n’est pas l’émanation, mais la

théophanie. Les créatures sont alors imaginées comme des miroirs de Dieu. Il en résulte une métaphysique qui tend vers l’illumination complète, laquelle correspond autant à la Source qu’à l’Arrivée. C’est un processus d’illumination graduelle qui sous-tend la doctrine de l’unicité de l’être comme théophanie de Dieu ; et le lieu de cette théophanie, de la manifestation divine (maẓhar, ظ مر ه ), c’est le Parfait Humain (al-insān al-kāmil, ناسن ِلا لِماكلا), le Saint. Potentiellement tous les humains peuvent être des Parfaits Humains, mais pour le devenir il faut que cette personne devienne un lieu théophanique de la présence de Dieu. Le Parfait Humain est ainsi une personne qui incarne tous les Noms et Attributs de Dieu et qui, parce qu’il incarne la présence de Dieu, est lui-même désincarné, annihilé (fanāʾ, ءان ف).

Pour poser plus exactement le problème de l’Un et du Multiple, ainsi que pour satisfaire plus exactement à la pensée d’Ibn al-ʿArabī, les termes du problème peuvent être remplacés par Deus absconditus et Deus revelatus316. Textuellement, on peut retracer les

314 CHODKIEWICZ,M., Un océan sans rivage : Ibn Arabî, Le livre et la loi, Paris, du Seuil, 1992, p. 17.

315 Rappelons que l’œuvre d’Ibn al-ʿArabī a été déclarée hérétique à de multiples reprises.

316 C’est d’ailleurs, à cause de ce problème, du visible et de l’invisible ou de l’humain et du divin dans la

personne de Jésus, problème qui a d’abord été posé dans le christianisme primitif entre les conciles de Nicée, Éphèse et Chalcédoine et qui a très probablement influencé l’islam à travers l’Empire perse des

deux faces de ce problème dans le qurʿān. Il y a d’abord l’injonction de Dieu à Moïse qui appuie la Face absconde : « Tu ne me verras pas.317 » (QVII:143) Et de l’autre côté, il y a les divers versets enjoignant le bienheureux musulman à désirer Sa Face : « c’est le meilleur pour ceux qui veulent la face d’Allah, eux, les féconds.318 » (QXXX:38). Ou encore : « à Allah, l’Orient et l’Occident; la face d’Allah se trouve où que vous vous tourniez.319 » (QII:115). Dieu a une double face paradoxale et c’est pour cela que le voyage « en » Dieu, le voyage qui soutient la double face paradoxale de la divinité, suscite « de l’errance et de la perplexité.320 » De cette double face antinomique de Dieu, il est possible de déduire trois réalités. Il y a une réalité productrice qui est celle de Dieu, une réalité réceptrice qui est celle de l’humain et une synthèse antinomique qui est Dieu reconduit à son eschaton par l’humain s’étant réalisé, ou encore, Dieu se connaissant enfin complètement lui-même, Lumière sur Lumière. Christian Jambet cite à ce sujet Haydar Āmolī, un commentateur de l’œuvre d’Ibn al-Arabi : « une “unité synthétique” qui opère la synthèse des contraires, que sont l’absolution et l’enchaînement, la liberté et la détermination. Cette troisième réalité a la propriété d’être aussi bien la propriété originaire de l’être que sa postériorité ultime. En cette synthèse, “elles deux sont une, mais Lui, en elles deux et par elles deux, se pluralise et se divise, puisque l’un (al-wâhid) est principe du nombre et que le nombre est division de l’un”.321 »

Cette doctrine de l’unité de l’être souffre toutefois d’une mécompréhension. En effet, comme le souligne le spécialiste d’Ibn al-ʿArabī, William Chittick, l’expression « unicité de l’être » ne se trouve pas dans son œuvre322. Du reste, même si l’expression ne

Sassanides, que Henry Corbin s’était intéressé au docétisme, au nestorianisme et à l’ébionisme. Sur cette

relation, voir JAMBET,C., Qu'est-ce que la philosophie islamique ?, Paris, Gallimard, 2011, p. 299-303.

317 « Quand Mûssa vient à notre rencontre : son Rabb lui parle et dit : “Rabb, fais-moi voir, je te

contemplerai.” Il dit : “Tu ne me verras pas, mais regarde vers la montagne figée. Si elle reste immobile à sa place, tu me verras.” » trad. par A. Chouraqui.

ۚ ىِنٰٮ ر ت ف ۡن س ف ۥ ه نا َ م َّر ق ت ۡسٱ ِنِِ ف ِل ب َۡلٱ ى لِإ ۡر ظنٱ ِنِكٰـ ل و ىِنٰٮ ر ت ن ل لا َ ۚ كۡي لِإ ۡر ظن أ ٓىِنِر أ ب ر لا َ ۥ هوب ر ۥ ه مَّل ك و ا نِتٰـ قيِمِل ٰى سن م ءٓا ج اَّم ل و 318

Traduction par A. Chouraqui. نن حِلۡف مۡلٱ م ه كِكٮٰٓـ ل و أ و ۖ َِّللَّٱ ه ۡج و نو ديِر ي نيِذَّل ل ًٌ۬رۡي خ كِلس ذ 319

Traduction par A. Chouraqui. ًٌ۬ميِل ع ٌٌ ِسس و َّللَّٱ َّنِإ ۚ َِّللَّٱ ه ۡج و َّم ث ف انول ن ت ا م نۡي أ ف ۚ بِر ۡغ مۡلٱ و قِر ۡش مۡلٱ ِ َّ ِللَّ و ou encore le verset XXVIII:88 qui énonce : « Avec Allah, n’implore aucun autre Ilah. Pas d’Ilah sauf Lui. Tout périt, sauf sa

Face. À Lui le jugement : vous reviendrez vers Lui. » trad. par A Chouraqui. َّلاِإ هٰـ لِإ ٓ لا ر خا ء ا هٰـ لِإ ِ َّللَّٱ ٌ م ع ۡد ت لا وۘ

ن ه ۚ ۡى ش ول ك ه ه ۡج و َّلاِإ ٌكِلا ه ٍء ۥۚ نن ُ ج ۡر ت ِهۡي لِإ و م ۡك حۡلٱ ه ل

320 IBN AL-ʻARABĪ,M., Le dévoilement des effets des voyages, trad. par GRIL,D., Tunis, Cérès, 1999 [1994], p. 4.

321 JAMBET, C., Qu'est-ce que la philosophie islamique ?, Paris, Gallimard, 2011, p. 314. Cette « unité synthétique », évoquée par Haydar Āmolī, nous fait immédiatement penser à la logique du tiers inclus de Lupasco.

322 CHITTICK,W. C., Imaginal Worlds – Ibn al-ʻArabī and the problem of religious diversity, Albany, State University of New York Press, 1994, p. 15.

s’y trouve pas, l’unicité de l’être désigne bien sa métaphysique ontologique ou existentiale, si nous voulons éviter le quiproquo avec l’ontologie telle qu’elle est développée au XXe siècle. Réaffirmons clairement que l’unicité de l’Être ne nie pas pour autant la multiplicité de la réalité, ni même la transcendance de Dieu. Ce qu’Ibn al-ʿArabī désigne lorsqu’il cherche à décrire l’Être est toujours proprement paradoxal ou antinomique ; pour lui, l’Être en soi, c’est l’Unité-Multiple (al-wāḥid al-kathīr, ريث كلا دِحانلا), c’est l’unifique. Il dit : « il en est de même du nombre (ʿadad) qui s’accroît à partir du “un” (ou premier : wâhid) qui fait apparaître le “deux” (thânî) et non pas à partir de l’Unique [métaphysique ou principiel] qui est l’Être (al-wâhid al-wujûd) en soi.323 » Au final, la réciprocité de la doctrine de l’unité de l’être prend encore plusieurs formes dans l’œuvre d’Ibn al-ʿArabī, mais la plus grande limitation du pérégrinant est que si en vertu de l’unité, il clame contempler Dieu lui-même, c’est qu’il a oublié que « si tu Le contemples par Lui-même, c’est Lui qui Se contemple Lui-même.324 »