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Une méthodologie spécifique

C. LE DEVELOPPEMENT D’UNE ECOLE HISTORIQUE BURUNDAIS

1. Une méthodologie spécifique

Menacée par des errements doctrinaux, l’histoire du Burundi avait besoin de méthodologie, d’une part pour mettre en question la tradition raciale de l’histoire, et d’autre part pour ne pas fabriquer une nouvelle mythologie. Le

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C. M. Me Nang, « L'histoire africaine en Afrique noire francophone, un double inversé de l'histoire coloniale ? L'exemple de l'historiographie nationale du Gabon (1982-2004) », Hypothèses, 2006/1, pp. 288-289.

95 défi consistait donc à résoudre le problème du manque de documentation proprement burundaise et celui d’entreprendre une critique méthodique de la littérature ethnologique.

Au Burundi comme dans la plupart des autres pays d’Afrique noire, tout était à faire en ce domaine au début des années 60. Des administrateurs, des voyageurs, des missionnaires surtout, avaient certes fait de l’ethnographie (parfois un peu d’histoire) pour les besoins de leur action ou par goût personnel, à l’égal des notables provinciaux des “sociétés d’antiquaires” dans la France du XIXe siècle. Ils ont laissé quelques documents utiles, mais qui reflètent autant la vision coloniale de l’Afrique que la réalité burundaise qu’ils étaient censés décrire. Et trois études seulement pouvaient à l’époque être citées comme relevant proprement de la discipline historique : un article de Jan Vansina sur la chronologie dynastique, un opuscule de l’ancien résident Pierre Ryckmans sur la gestion du pays sous la colonisation allemande et une synthèse de l’historien américain Roger Louis sur la question des frontières coloniales98.

Pour Jean-Pierre Chrétien, alors professeur d’histoire-géographie, ce travail de nettoyage historiographique est nécessaire d’abord pour les Burundais. Car l’histoire telle qu’elle leur était apprise n’était pas la leur :

Ce n’est donc pas d’une histoire de leur pays qu’héritait la première génération des étudiants burundais, mais d’un montage étranger à figure traditionnelle, d’une sorte de folklore bâtard livré comme une révélation et non comme un outil de réflexion. Une véritable révolution copernicienne s’imposait donc pour renouer les fils de l’histoire burundaise, entre “les voix du passé” toujours accessibles dans les enclos des campagnes et une formation en sciences humaines enfin mise à la disposition des intellectuels de ce pays. Il fallait arriver à sortir des pièges d’un regard étranger fardé de couleur locale et totalement myope (la chronique locale du pensionnat belgo-burundais) pour retrouver un regard intérieur, respirant l’air des “collines” , mais ouvert sur le

vaste monde, à commencer par l’horizon des espaces est-africains99

.

Le travail historique commence par un retour aux sources et à la méthode ainsi qu’un dépouillement des matériaux. Il s’agit de revenir à l’essentiel, à l’histoire, à la connaissance d’un passé qui n’est plus, mais dont on peut encore trouver des survivances. Il faut neutraliser les postures intellectuelles qui détournent de la recherche historique. Il n’est pas question d’écrire une histoire en réaction contre le colonialisme mais de chercher la réalité du passé.

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J.-P. Chrétien, Burundi l’histoire retrouvée, 25 ans de métier d’historien en Afrique, Paris, Karthala, 1993, p. 9.

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96 La mise en perspective historique des problèmes de la société burundaise permet d’évacuer un débat que de plus en plus d’intellectuels africains ressentent comme stérile, voire aliénant : celui d’une rencontre quasi métaphysique entre la “négritude” (l’âme du Murundi) et la “raison occidentale”. La spécificité de l’expérience africaine a trop occulté la banalité humaine des situations, pour le plus grand profit de lectures ésotériques, esthétiques dans le meilleur des cas, mystificatrices dans le pire100.

Jean-Pierre Chrétien – et Jan Vansina – redéfinissent la tradition et réévaluent ses apports. Quant à l’Afrique, on a souvent assimilé la « tradition » à un folklore, une singularité ethnologique qui contribue à l’image d’une culture figée et éternelle, plutôt qu’à un ensemble de repères pour la société.

Le mot tradition a un sens si on admet qu’elle représente un ensemble de dynamiques créatrices et de capacités d’adaptation, de réaction et d’innovation. J’ai tenté de mettre en valeur cet aspect aussi bien dans l’analyse de la parole productrice des “sources orales” que dans la gestion des paysages dits naturels, des calendriers agricoles et des associations culturales ou dans la vision du monde et dans les stratégies sociales qui associent pouvoir et religion au sein d’une culture monarchique, évolutive malgré la légitimité qu’elle se

trouve dans un passé légendaire fondateur101.

La rencontre avec une culture passée ou étrangère confronte aussi avec le manque de sources et les trous de l’histoire. Plutôt que de combler les vides par des prêt-à-penser « ethno-centrés », ces historiens méthodiques ont choisi l’inventivité. Loin de projeter leur propre culture sur l’objet de leurs études, ils se sont au contraire immergés dans cette autre culture telle qu’elle est, et avec ce qu’elle offre.

D’autres africanistes ont soulevé les problèmes internes à l’historiographie africaine : à la limite, l’histoire des sociétés et cultures africaines traditionnelles, donc d’avant la colonisation, serait plus facile à cerner, si ce n’est le manque de sources ou encore un problème de crédibilité de celles-ci faute de pouvoir les contrôler ; depuis qu’on lui a reconnu ses lettres de noblesse à partir des années 60 (Vansina 1961, 1962, 1972) et par la

confrontation des sources orales/écrites/archéologiques/linguistiques,

l’historien sera en mesure de dresser une dimension historique de ces sociétés102.

A partir des sources disponibles, ces historiens ont mis au point des méthodes pour remonter le fil du passé.

100 Ibidem. p. 11. 101 Ibidem. p. 12. 102

G. Feltz, « La problématique de l'histoire ou du choix d'une historiographie au Burundi », Los Angeles, History in Africa, Vol. 15, 1988, p. 241

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