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L’oralité, une source pour l’histoire

C. LE DEVELOPPEMENT D’UNE ECOLE HISTORIQUE BURUNDAIS

2. L’oralité, une source pour l’histoire

La première tâche a concerné l’étude des traditions orales, encore une fois non comme éléments de folklore mais comme sources d’histoire. Face à la diversité de ces traditions orales, sur le fond et sur la forme, comme sur la transmission, l’historien a adapté ses méthodes pour révéler la substance historique.

Le manque de connaissances a été la principale raison avancée pour expliquer de telles lacunes des données historiques. Je soutiens cependant qu'en dépit de sources conventionnelles souvent rares ou même absentes, la connaissance du passé est néanmoins souvent plus consistante qu'on ne le pense généralement, et des affirmations peuvent être faites avec confiance pour de telles périodes ou zones vierges. Il s'agit de trouver les traces du passé là où elles se trouvent : dans des lieux non conventionnels. Les historiens n'ont pas trouvé beaucoup de sources écrites ou même orales en Afrique équatoriale. Ils furent découragés, d'autant plus à cause de la prévalence d'un modèle anthropologique qui présentait les sociétés de cet espace en des termes statiques. Selon ce modèle, les groupes de parentés étaient la base de la société. Ils grandissaient, éclataient, grandissaient encore etc. sans aucun développement institutionnel. Cette théorie de "l'organisation lignagère segmentée" excluait pratiquement tout changement social ou même économique pour des siècles, peut-être même pour des millénaires. Cette perception est erronée. Comme ce modèle est abandonné, des réalités différentes apparaissent 103.

La nouvelle génération d’historiens met également en cause l’un des fondements de l’historiographie : l’histoire des migrations et les généalogies. Pour eux, rien n’est moins certain que ces données que l’on peut seulement

traquer sur quelques décennies, voire quelques siècles104. Malgré la remise en

cause des idéologies forgées à l’aube ou pendant la colonisation, les sources ethnographiques sont intéressantes et transmettent des informations. Encore faut-il sélectionner les sources les plus pertinentes. Pour identifier les sources

103

J. Vansina, « Towards a History of Lost Corners », The Economic History Review, Vol. 35, N° 2, May 1982, p. 165-166.

(Traduction Aude Laroque)

104

« On doit toujours partir du témoignage. Les traces du passé sont forcément intégrées au présent, et donc des témoignages, cependant minces, doivent survivre. Cela vaut pour la forêt tropicale. Les sources écrites sont rares avant les années 1840 le long des côtes et avant les années 1880 ou même plus tard, à l’intérieur. Les traditions orales recueillies par de nombreuses mains et mélangées dans de grandes fresques migratoires sont presques inutiles. Les généalogies ne sont pas beaucoup plus sûres, même pour la datation, car elles constituent l’épine dorsale de l’idéologie dominante et sont le véhicule de spéculations cosmologiques. Seule une fouille archéologique existe pour dater, attestant l’âge du fer dans la forêt. Pas étonnant que les chercheurs aient senti qu’il n’y avait pas assez pour travailler avec. » Ibidem, p. 167.

98 les plus fiables, Vansina estime que les études comparatives pour repérer l’histoire des structures sociales d’un espace demeurent les plus fiables. D’autant plus si le travail comparatif est appuyé par la linguistique. Vansina rejette le travail ethnographique trop précis, concentré sur un objet, et aveugle face au reste d’un espace. En d’autres termes, l’étude d’une « tribu » ou d’une « ethnie » est plus ou moins vaine. Elle sous-entend l’immobilité de ce groupe, or c’est bien le contraire qui se produit. Comme le souligne Vansina, l’ethnicité a elle-aussi une histoire, la tribu ou l’ethnie ne sont pas des entités immuables. Selon les méthodologies, les résultats sont inévitablement différents, aussi bien quantitativement que qualitativement. A l’ethnographe scrupuleux, Vansina préfère les adminsitrateurs, les missionnaires et les commerçants. Le premier transforme le cas particulier en généralité à partir d’un champ d’observation resseré. A l’inverse, les seconds apparaissent comme de bons compilateurs, qui collectent les informations d’un bout à l’autre du territoire dont ils ont la charge, s’affranchissant ainsi, dans une certaine mesure, des frontières géographiques mais aussi intellectuelles. Ces non-professionnels sont à l’origine d’une autre forme d’ethnographie, plus ouverte sur le territoire et plus ouverte aussi à la typologie des données. « Les comparaisons à l’échelle régionale semblent être l’approche la plus fructueuse dans le futur, spécialement les comparisons qui peuvent clarifier les régularités de processus historiques variés »105 .

Ces historiens élargissent le champ des sources qu’ils utilisent. Ils

choisissent de s’éloigner des compilations ethnographiques ou

anthropologiques, trop centrées sur l’ethnie, et surtout porteuses des préjugés européens sur l’Afrique. Au contraire, il faut multiplier les informateurs, s’intéresser aux productions des missionnaires, des commerçants. Ces sources indirectes en disent autant, si ce n’est plus ou mieux, que les sources directes constituées dans un cadre colonial. Comme le précise également Vansina, dans la mesure où l’intérêt du chercheur se porte sur la période précoloniale, la date de production de ces écrits importe au moins autant que le lieu qu’ils décrivent. Le croisement des sources apparaît comme une méthode qui permet de

105

Ibidem, p. 178

99 comprendre les changements intervenus dans un milieu ainsi que son organisation, les échanges commerciaux, techniques, culturels qui y interviennent. Il s’agit d’élargir l’horizon scientifique, et de ne pas se satisfaire uniquement de documents scientifiques. Au contraire, les historiens de l’Afrique décloisonnent les disciplines, partant du constat que les méthodes historiques employées jusque-là n’étaient pas adaptées. Le Burundi étant un pays d’agriculture à 90%, il fallait s’intéresser d’abord à la ruralité. Retourner sur les collines était le premier impératif. Quand bien même la colonisation avait dénaturé la culture rurale, il restait, surtout dans les années 1960, des mémoires capables de raconter un temps ancien et des mémoires capables de réciter les légendes de fondation du royaume du Burundi. Et puis, pour connaître les évolutions de la société, l’histoire seule ne pouvait répondre aux questions. Cette connaissance de l’histoire du pays a appelé d’autres disciplines dans son sillage ; pour comprendre les évolutions et le fonctionnement du Burundi, il fallait étudier la démographie, l’économie, la géographie, la linguistique. Cette nouvelle tendance historiographique se voulait totale. Depuis les années 1960 et 1970, l’histoire de l’Afrique, inspirée de l’histoire des Annales, est devenue sociale et à ce titre, elle met en perspective les différentes disciplines pour aboutir à une connaissance globale de la société. Dans ce mouvement, les productions de la colonisation sont étudiées comme une dimension de la société colonisée. Histoire des idées et histoire sociale doivent pouvoir donner une image de la société telle qu’elle était et expliquer où elle se situe dans le présent. L’école historique burundaise s’est ainsi construite depuis l’indépendance et s’est mise en forme au fil du temps. Elle s’est concentrée sur l’histoire rurale et a permis la création d’infrastructures de recherche, et la formation d’historiens locaux.