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Craniologie et craniométrie, la quête des crânes

B. OUTILS ET MATERIAUX DE LA SCIENCE : LE CORPS MIS A NU

2. Craniologie et craniométrie, la quête des crânes

Tout au long du XIXe siècle, l’étude des corps mobilise l’attention des

savants en Europe et aux Etats-Unis, qui deviennent de véritables collectionneurs, pour leur propre compte ou dans un contexte institutionnel. Les collections privées et les collections publiques, financées par les musées ou les sociétés savantes, dévoilent la pluralité des types humains195.

Au nombre des éléments constitutifs d’une collection anthropologique au XIXe siècle, le crâne et le squelette occupent une place de premier plan, suivis du cerveau et des échantillons de peau et de cheveux ; on trouve donc aussi bien les parties osseuses que les parties molles. On ne saurait de ce fait restreindre les collections anthropologiques à la seule dimension craniologique, bien que cette dernière fût (comme il sera question plus loin) largement prépondérante196

Pour certains savants, ce sont les recherches en anthropologie physique qui doivent apporter les réponses à la théorie des races. A partir des particularités de corps représentatifs, ils pensent pouvoir peindre le portrait

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G. Boëtsch, D. Chevé, « Du corps en mesure au corps démesuré : une écriture anthropobiologique du corps ? », Corps, N° 1, 2006/1, p. 25.

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« En fait, dès les années 1830-1840, Joseph Barnard Davis à Shelton, Samuel George Morton à Philadelphie et Anders Retzius à Stockholm fondent des collections étroitement liées à leurs recherches craniologiques. C’est-à-dire que ce sont, dans la majorité des cas, des savants adonnés à l’anatomir comparée des races humaines et à l’anthropologie, tels Van der Hoeven à Leiden et VonBaer à Saint- Pétersbourg (pour ne citer que ceux-là) qui prennent l’initiative de constituer des collections ; celles-ci seront ensuite intégrées dans des institutions publiques, comme ce fut le cas de la collection Morton, devenue en 1875 propriété de l’Académie des Sciences naturelles de Philadelphie. »

N. Dias, « Séries de crânes et armée de squelettes : les collections anthropologiques en France dans la seconde moitié du 19e siècle », Bulletins et Mémoires de la Société d'anthropologie de Paris, Nouvelle Série, Tome 1, N° 3-4, 1989, p. 204.

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144 d’une humanité dont l’origine prête encore au débat. Les savants écrivent et élaborent des hypothèses sur les caractéristiques et les spécificités des espèces humaines.

Les travaux de l’anatomiste hollandais Pierre Camper (1722-1789) sur l’angle facial, ceux de Blumenbach sur la norma verticalis et les modifications apportées à l’angle facial par Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, frayent la voie comparative des races humaines. De plus, la distinction établie par Anders Retzius (1796-1860) entre crânes dolichocéphales et crânes brachycéphales dans son célèbre mémoire de 1842, atteste du rôle grandissant de la morphologie crânienne dans la classification raciale197

Les savants cherchent sans cesse à perfectionner leurs méthodes de connaissance de l’Homme et, au fur et à mesure, les contributions sur les théories raciales s’étoffent. La méthode de recueil des données est sans cesse discutée, pour aboutir à des résultats qui ne pourraient être contestés ou en tout cas le moins possible. Si l’engouement pour l’anthropologie physique n’est pas total, il semble malgré tout que cette discipline, ou cette façon de penser les humains et de concevoir les sciences de l’homme, a suscité des enthousiasmes illustres. Il faut faire progresser la méthode pour faire progresser la science. Ainsi donc la craniologie s’enrichit-elle de pratiques et de dogmes qui doivent l’asseoir comme une discipline crédible aux conclusions probantes.

Concernant l’étude des crânes, les savants réclament de larges

échantillonnages, « seul moyen d’obtenir des résultats sûrs et valables » 198 . La

primauté de la craniologie sur d’autres méthodes de recherches s’explique à plusieurs niveaux. Pour des raisons scientifiques, le crâne sert de référent, en tant que centre du corps humain, aussi bien au plan intellectuel que physique. Il est aussi plus aisé techniquement pour les scientifiques de cette époque d’examiner les parties osseuses, elles se conservent mieux et autorisent des

197

Ibidem, p. 206.

198 « Des observations conduites sur un nombre restreint de crânes, telle est l’objection faite à Camper et à

Cuvier par Quatrefages (1867) puis par Topinard (1874). Ce qui transparaît dans les remarques de ces deux auteurs, c’est en fin de compte la nécessité de procéder à des observations multipliées et variées portant sur des ensembles assez vastes, seul moyen d’obtenir des résultats sûrs et valables. En d’autres termes, il faut consituer des séries de crânes ; seul leur assemblage rendrait possible la comparaison et l’étude systématique. Une telle démarche supposait donc que la connaissance de chaque forme de crâne était subordonnée à celle de toutes les autres formes voisines. A cet égard, Camper appartient, du fait de ses observations portées sur huit crânes, à la préhistoire de la craniologie, selon Quatrefages et Hamy, alors que Blumenbach inaugure avec sa collection de 245 crânes la craniologie ethnique. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’anthropologie accorde le privilège, dans les années 1850, à l’observation, à l’établissement des collections et à l’expérimentation. En quête d’une reconnaissance scientifique ce champ d’investigation prend comme modèle de scientificité celui des sciences naturelles et notamment de la zoologie et de l’anatomie ».

145 études à plus long terme. En arrière-plan de ces considérations, les savants pensent et prennent position quant aux matériaux à utiliser, participant ainsi à l’institutionnalisation de l’anthropologie physique. Ils montrent une double volonté : d’une part, celle d’asseoir et de faire progresser la science en elle- même et pour elle-même, et d’autre part, celle d’apporter des résultats concrets devant constituer les bases d’une pensée générale sur l’Homme.

Toutefois, parmi les éléments constitutifs d’une collection anthropologique, une hiérarchie s’impose ; au premier plan, les caractères anatomiques et osseux, puis les parties molles (fragments de peau, échantillons de cheveux, cerveaux, organes génitaux). En plus, au nombre des caractères anatomiques, ce sont ceux relevant de la craniologie qui l’emportent. Il est vrai que, outre des raisons scientifiques, des critères d’ordre technique peuvent rendre compréhensible la prééminence accordée aux caractères osseux au détriment des parties molles. En effet, les caractères anatomiques du fait de leur stabilité, fixité et endurance, avaient le double mérite, d’une part de pouvoir être constatés de l’extérieur, de l’autre de se prêter facilement aux mensurations, à l’opposé des parties molles, dont la nature inconstante et variable rendait difficile l’acte de mesurer. Il convient de noter que cette opposition entre crânes “ fixes et constant” et parties molles “ variant toujours infiniment” avait été soulignée par Blumenbach, qui en concluait à la prépondérance des premiers. Par son double mérite, le crâne occupe un place privilégiée au sein d’une collection anthropologique et suscite d’innombrables travaux de la part de Broca, Hamy, Quatrefages et Topinard. Ainsi, bien que n’étant pas l’objet exclusif de leurs recherches, l’étude du crâne est toujours restée au centre des préoccupations de Quatrefages et Hamy, comme en témoigne leur ouvrage commun, Crania Ethnica, et leurs articles sur les races négrito, tasmanienne, mongolique, australienne, présentés aux séances de l’Académie des Sciences entre 1877 et 1882. Rendre uniformes et homogènes les méthodes permettant de mesurer les crânes, tel a été l’un des soucis majeurs de Broca, qui s’est évertué, tout au long de sa vie, à perfectionner et au besoin corriger les procédés méthodologiques usités par Morton et à construire des instruments craniométriques199.

Dévoués à la science, certes, mais aussi enclins à des préoccupations plus prosaïques, les savants en tant que représentants d’écoles nationales jouent la compétition entre eux, favorisant indirectement le prestige de leur pays. Chaque collège d’érudits doit écrire son « Crania » pour apporter une contribution au patrimoine intellectuel de la nation.

Un troisième élément, d’ordre patriotique, a joué un rôle non négligeable dans l’établissement de collections anthropologiques et notamment de collections craniologiques. En effet, à l’heure des descriptions anatomiques

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146 des composantes ethniques de chaque nation, telles les Crania Americana (1839) de Samuel George Morton, les Crania Helvetica (1864) de Wilhelm His et John Thurnam, et les Crania Germaniae Meridionalis occidentalis (1865) de Alexander Exker, l’anthropologie en France devait se conformer aux orientations théoriques des autres pays et fournir à son tour des Crania Gallica. C’est du moins ce qui ressort du second volume de l’Ethnogénie gauloise de Roger de Belloguet (1861) et des textes d’Ernest-Théodore Hamy. Cet auteur, successeur de Quatrefages à la chaire d’anthropologie du Muséum, reprochera à Etienne Serres de ne pas avoir su tirer profit des matériaux accumulés au

Muséum et fournir un monument équivalent à celui de Morton200.

Mais derrière le prétexte du progrès des sciences, la quête des crânes dissimule péniblement les germes d’une vision non seulement raciste, mais également parfois eugéniste. La science, voulant servir l’éclat de la nation, peut s’égarer dans des travers peu éthiques. En effet, les crânes des représentants européens sont principalement récoltés par le biais des corps non réclamés provenant d’hôpitaux, ou bien encore à partir de sépultures ou de fosses communes. Concernant les études sur les sujets exotiques, les colonies assurent l’approvisionnement. Ces collections de crânes, révélant des traits trop communs ou au contraire des anomalies des peuples européens, ou confortant l’infériorité des peuples non blancs, ne mettent pas en valeur la grandeur des nations dont les scientifiques sont issus. On voit alors en France l’émergence d’un mouvement pseudo-scientifique aux prétentions à tout le moins discutables, et qui débouche finalement sur la création d’une société savante qui dès ses débuts a soulevé le débat.

Au sein de cette galaxie que Broca avait voulu nommer l’Institut

anthropologique, s’était développée une véritable nébuleuse parasite, Le Matérialisme scientifique, maintenant très bien connu. Lorsqu’il le dénonça

ultérieurement, Topinard mentionna que l’activité de ce groupe commença à se manifester du vivant de Broca par des dîners d’abord informels puis intitulés de

la Libre pensée. Lui-même y assistait, sympathisant d’ailleurs avec le

dynamisme des convives et vaguement encouragé par son Maître. La création de la Société d’Autopsie mutuelle fut la seconde étape. Le quotidien de centre gauche Le Bien Public, dirigé par Yves Guyot, l’annonça le 24 octobre 1876. Cette société que Le Gaulois épingla comme “Le cadavre mutuel” engageait ses membres à léguer leur dépouille mortelle aux bons soins des services d’autopsie du Laboratoire d’Anthropologie. Elle revendiquait l’honneur d’apporter ainsi une contribution précieuse à la science médicale en fournissant une sauvegarde contre le développement des maladies héréditaires et en même temps, d’être un stimulant privilégié pour l’essor des sciences du cerveau. C’était en effet essentiellement cet organe que le futur autopsié devait léguer

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147 pour étude. L’origine socio-culturelle des donateurs était assurément prometteuse, “individus appartenant à la classe cultivée… ayant eu une valeur comme savants, littérateurs, industriels, politiques, etc. L’étude comparative des circonvolutions saines et facultés en action, devra conduire à des notions positives201.

L’obsession classificatoire se retrouve même dans l’organisation muséologique qui présente les spécimens anatomiques des inférieurs aux supérieurs, comme le souligne Nélia Dias : « De plus, le parcours de la galerie anthropologique permettait au visiteur de commencer par les races considérées les plus “inférieures”, les Australiens, et d’aboutir aux races “supérieures”, les races blanches, et de retourner à son point de départ202. » L’anthropologie biologique, avec ses collections de crânes, d’os, de fragments humains s’est très largement engagée dans la voie raciale : « Etroitement liées aux recherches anthropologiques, les collections ont fourni les premières ébauches en matière de classification des races humaines, d’après les formes des crânes, et conditionné par là le développement tant théorique que méthodologique de ce

champ d’investigation » 203

. A partir des critères physiques, flagrants et tangibles, les savants ont créé une histoire de l’Homme, ont fixé la place de chacun dans l’Evolution et ont décerné les médailles de la civilisation.

L’étude du système pileux, la mesure des crânes et l’observation des couleurs de peau autorisent, aux yeux des savants, la caractérisation des races. Le champion en France de l’anthropométrie reste sans doute Broca, pour qui l’étude dans le détail de la morphologie humaine apparaît comme l’outil le plus fiable pour déterminer les espèces humaines. Ainsi Broca rejette-t-il l’apport de la linguistique, car selon lui, la langue d’un peuple n’est pas forcément permanente, et évolue, tandis que les traits physiques demeurent plus stables. Broca prône l’usage de l’anthropométrie et de l’anatomie comparée. Il met au point des outils de mesure et permet d’ailleurs quelques avancées scientifiques, au moins au plan technique204. Malgré leurs efforts, les scientifiques ne

201

J.-C. Wartelle, « La Société d’Anthropologie de Paris de 1859 à 1920 », Revue d’histoire des sciences

humaines, N° 10, 2004/1, p. 140.

202

N. Dias, « Séries de crânes et armée de squelettes : les collections anthropologiques en France dans la seconde moitié du 19e siècle », Bulletins et Mémoires de la Société d'anthropologie de Paris, Nouvelle Série, Tome 1, N° 3-4, 1989, p. 219.

203

Ibidem, p. 223.

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« Paul Broca, sans proposer de classification raciale, met au point diverses techniques et appareils pour cerner les variations anatomiques de l’homme, et ajoute l’apport statistique – la méthode des moyennes – pour caractériser un groupe, compte tenu des variations individuelles. »

148 parviennent pas à établir une méthodologie consensuelle et les représentants de différents courants s’affrontent sur les types d’examens à réaliser :

Pour les polygénistes, cela implique l’usage de l’anatomie comparée dans une perspective diachronique, alors que les monogénistes seront plus enclins à utiliser une méthode biométrique, jouant dans une perspective synchronique (ceci étant le développement de la méthode descriptive des sciences naturelles). Une autre caractéristique du monogénisme, très apparente chez Buffon, est le lien entre le milieu, les mœurs et le type. Le cas de l’alimentation est exemplaire de cette construction de l’interface culture/biologie205.

En outre, les mesures sur le corps conduisent les savants qui les pratiquent à établir des déductions sur les appartenances socioculturelles des peuples étudiés.

Cette anthropométrie est le symptôme d’une zoologie humaine, trop humaine. En effet, que ce soit le degré d’hominisation fonction d’une ouverture angulaire, la forme crânienne prédisposant à la civilisation, à la domination selon Retzius (1859), ou le comparatisme anatomique s’appuyant sur les collections de crânes (Blumenbach, Morton, Deniker), le discours idéologico- scientifique vise à zoologiser une partie de l’humanité (de fait, les autres). Les anthropologues ont cru, en passant de la description au calcul, se situer dans le champ des sciences expérimentales en sortant de l’intuitif et de l’incertain : ils demeuraient dans un modèle normatif, une logique raciologique, donc axiologique. La raciologie des populations du nord de l’Afrique, par exemple, postulait que les populations sédentaires (Berbères) devaient être significativement différentes des populations conquérantes (Arabes), bien que la biométrie n’indiquât aucune différence morphologiquement significative entre ces deux groupes. La résistance à la réalité factuelle aurait été annulée en s’interrogeant sur les raisons de ce manque de différences (le rôle du milieu et de l’environnement), mais le déni des savants pour lesquels l’identité reposait uniquement sur le poids de la race et de l’hérédité était le plus fort. Leurs débats portèrent sur la mauvaise qualité des mesures ou les erreurs dans les échantillons. Leur pratique de la mesure était scientifique, mais pas leur démarche206.

A. Ducros, « La notion de race en anthropologie physique : évolution et conservatisme », Mots, Vol. 33, N° 1, 1992, p. 123

205

J.-N. Ferrié, G. Boëtsch, « L’impossible objet de la raciologie. Prologue à une anthropologie physique du Nord de l’Afrique », Cahiers d’Etudes Africaines, N° 129, 1993, p. 11.

206

G. Boëtsch, D. Chevé, « Du corps en mesure au corps démesuré : une écriture anthropobiologique du corps ? », Corps, N° 1, 2006/1, p. 26.

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