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La critique interne des sources

B. DEBATS ET PROBLEMES CHRONOLOGIQUES

3. La critique interne des sources

Le hasard voudrait nous faire croire que les éclipses sont intervenues à des moments marquants de l’histoire. La coïncidence entre un phénomène astronomique aussi remarquable qu’une éclipse solaire et un changement politique lui aussi remarquable est quelque peu douteuse. Le phénomène a pu se produire, tout comme il a pu être construit par les hommes dans une visée édifiante. La corrélation entre des événements politiques mémorables, tels que

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66 batailles, avènement d’un nouveau roi etc. et des signes physiques exceptionnels : éclipses, éruptions volcaniques, ou encore tremblements de terre, est récurrente dans l’imagination populaire. De même, le temps réel de l’événement historique et celui indiqué dans la tradition qui se situe dans ce cas, non pas à un niveau purement historique mais qui est le fruit d’une élaboration littéraire, peut être tout à fait décalé. Prenons l’exemple cité par Bahenduzi et Chrétien, l’informateur choisit le terme kirundi bukeye qui est traduit littéralement par « lendemain », les auteurs font remarquer que « ce lendemain a pu se situer quelques années plus tard. La marge d’erreur qui intervient aussi à ce niveau est difficile à estimer. » Les traditions peuvent occulter certains phénomènes, toutes les éclipses qui se sont produites n’ont pas nécessairement laissé de traces. Elles sont également liées à une dimension psychologique, l’heure à laquelle l’éclipse se produit influe sur le souvenir qu’on en gardera. De même pour les conditions climatiques, en saison de pluie

par exemple, comme ce fut le cas en mars 1680, la visibilité est réduite40. En

outre, les traditions ont subi diverses altérations, elles ont pu être reconstruites peu à peu, être de seconde main, et une acculturation est plus que probable. David Henige souligna ce problème lorsqu’il démontra que « l’éclipse de Biharwe », point de repère pour plusieurs royaumes de la région, n’était qu’une construction au fur et à mesure, due à l’intervention des traditionnistes Apollo Kagwe pour le Buganda, Tito Winti pour le Bunyoro et Lazare Kamugunguru pour le Nkore, entre 1901 et 190541.

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« Nous nous sommes amusé, quant à nous, à supputer la date d’émergence du fondateur de la royauté burundaise, Ntare Rushatsi, associé dans un récit avec une éclipse de soleil qui pourrait, s’il ne s’agit pas d’un topos de catastrophe naturelle (toujours bienvenue aux origines), avoir été celle de 1980 ou celle de 1701 ! »

J.-P. Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs : deux mille ans d’histoire, Paris, Aubier, 2000, p. 119.

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« Il convient peut-être de clôre la discussion d'une éclipse en particulier comme référence, avec quelques observations générales sur les limites de l'utilisation des éclipses comme moyen de datation des évènements mémorisés par la tradition orale. Si cela doit être fait, la politique d'attribution basée sur la magnitude, le lieu, l'heure de la journée et la saison doit être considérée comme l'approche la plus valable. En même temps, cela peut être du travail perdu, car les éclipses semblent être remémorées pour des raisons totalement détachées de leur visibilité probable en théorie. Par exemple, comme nous l'avons noté, au mieux deux et peut-être seulement une des nombreuses éclipses visibles dans la zone interlacustre, ont été remémorées. De la même façon, seulement une faible proportion des éclipses sont mémorisées à travers l'Afrique. Et celles dont on se souvient depuis une longue période de temps (c'est-à-dire avant 1820), au contraire de celles qui furent enregistrées peu de temps après leur observation, ont été remémorées non pour leur visibilité, mais parce qu'elles étaient associées à des évènements particulièrement importants, comme des batailles, ou les accessions au pouvoir ou les décès de dirigeants. »

D. Henige, The chronology of oral tradition : quest for a chimera, Clarendon Press, Oxford, 1974, p. 37. (traduction Aude Laroque)

67 Il est évident que l’historien doit faire preuve d’une méfiance méthodologique et scientifique s’il veut tirer un quelconque bénéfice des sources orales. L’histoire a besoin d’une chronologie, même relative, et les traditions orales pêchent par ce point. Le temps de la tradition n’est pas une valeur absolue, elle peut contracter en une journée des éléments qui se sont déroulés sur plusieurs années. Pendant longtemps l’historiographie a cherché à produire des chronologies longues et profondes pour satisfaire la nécessité de repères temporels fixes et indiscutables. Les étrangers ayant écrit sur le Rwanda et le Burundi ont cherché à livrer des listes dynastiques et des chronologies, qu’ils pensaient tout à fait sûres. Une des deux questions que se posait Julien Gorju42, était de savoir si le Burundi avait eu deux ou quatre cycles de rois. Il opta finalement pour la première solution, en accord avec le chef Nduwuumwe. Aussi n’est-il pas rare qu’un historien remette en cause la chronologie qu’il publie, à l’exemple de Jan Vansina. Dans un article de 1961,

paru dans Aequatoria43, Vansina se faisait l’écho des « dissensions » qui

agitaient les différents auteurs au plan chronologique. Contrairement à Gorju et Nduwuumwe, Meyer, Kagame, Simons et Baranyanka pensaient qu’il y avait eu seize rois. A partir de considérations sur lesquelles nous reviendrons, Vansina donna 1675 comme date « approximative » de l’accession au pouvoir de Ntare Rushatsi. Plus tard, dans la Légende du passé, Vansina remit en cause son premier postulat et ramena la durée moyenne de règne à environ 25 ans. Ainsi le roi fondateur aurait accédé au trône entre 1700 et 1725.

Les hésitations montrent la difficulté d’établir une chronologie qui est au mieux approximative. Dans son dernier ouvrage intitulé le Rwanda Ancien, Jan Vansina consacre un chapitre de sa conclusion à la chronologie et écrit : « La chronologie est un fondement essentiel de l’histoire et l’importance d’un changement dans le calcul d’une chronologie se révèle par des effets qui peuvent être majeurs »44. C’est pour cette raison que la critique interne des sources est nécessaire. Vansina revient sur la chronologie du royaume nyiginya, sur laquelle lui et d’autres ont déjà travaillé car « aucune parmi

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J. Gorju, Face au royaume hamite du Rwanda, le royaume frère de l’Urundi, Bruxelles, 1938, 117 p.

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J. Vansina, « Notes sur l’histoire du Burundi », Aequatoria, XXIV, 1, 1961, pp. 1-10.

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68 celles-ci n’est satisfaisante45 ». La chronologie est un enjeu majeur et une véritable problématique. David Henige semble avoir troublé le milieu scientifique avec son ouvrage Oral Tradition and History, Quest for a chimera. Il remettait en cause de façon radicale l’usage que pouvaient faire les historiens des traditions orales. Pour lui, l’écriture et l’indirect rule avaient tellement influencé les traditions qu’il n’était pas possible de les étudier. Les recherches qu’il a menées concernent 660 dynasties à travers le monde de la Polynésie à l’Allemagne médiévale. Pour Henige la multitude de versions des traditions prouve qu’elles ne peuvent être utilisées comme des sources sérieuses. Henige montre que dans le cas des Fanti, les généalogies et les listes de chefs ont été artificiellement allongées. Il démontre l’impossibilité d’établir une chronologie tant le poids du présent est lourd à porter. Sa réflexion, souvent qualifiée d’ « hypercritique », n’a pas laissé indifférent et semble avoir motivé les chercheurs à une plus grande rigueur. Quand Jean-Pierre Chrétien affirme que

la « réflexion ainsi relancée est salutaire »46 ; Yves Person reste hermétique à

la thèse de l’auteur même s’il en reconnaît l’utilité : « L’ouvrage de D. Henige est donc un utile rappel à l’ordre contre un usage laxiste des traditions orales, mais, si l’auteur a voulu faire une révolution méthodologique, c’est un échec.

Ce gros effort a produit un livre profondément négatif » 47. Bref, la remise en

question de l’utilité des sources orales n’a pas pour autant ébranlé leur solidité et aujourd’hui encore elles continuent à être connues. Si elles peuvent parfois induire en erreur, une des manières de constater leur authenticité est de regarder les traces matérielles qu’elles ont pu laisser. Car au Burundi, les traditions ne s’inscrivent pas seulement dans la mémoire collective, elles sont inscrites dans le paysage notamment.

45

Ibidem. p. 255.

46

J-P. Chrétien, « Comptes Rendus », Revue Française d’histoire d’Outre-mer, Paris, Tome LXV, N° 239, 1978, pp. 262-263

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