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2. Une approche sociologique de l’européanisation en France et en Irlande

2.3. Méthodologie : pragmatisme et abduction

Si le cadre théorique est à présent plus clair, les enjeux méthodologiques de l’européanisation évoqués plus haut restent entiers. Pour répondre à ces enjeux et rester fidèle aux positions ontologiques et épistémologiques défendues ici – co-constitution de l’agent et de la structure, primauté de la relation sociale et du contexte de l’action, approche théorique de moyenne portée, dimension contextuelle et intersubjective de la connaissance scientifique – ma méthodologie s’appuie sur deux notions : le pragmatisme et l’abduction. En effet, affirmer que notre connaissance de la réalité sociale est elle-même construite implique des choix méthodologiques particuliers qui privilégient la dimension contextuelle et contingente de la

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vérité scientifique49. Dans un article paru en 2009, Jörg Friedrichs et Friedrich Kratochwil

proposent une critique assez radicale de l’accumulation de la connaissance en sciences sociales « à la Popper », telle que la majorité des chercheurs croient pouvoir le faire50. Le

monde social n’existe pas « out there », et ne peut faire l’objet de généralisations abstraites ayant force de loi. En raison de l’imbrication du chercheur dans le monde social qu’il tente d’observer, la connaissance est nécessairement une pratique sociale, qui doit se faire sur le terrain, et les conclusions ne peuvent être que provisoires.

C’est cette posture intellectuelle qui explique l’attachement de ces deux chercheurs à la démarche « pragmatique ». Ils s’inscrivent en cela dans une tendance empruntée par plusieurs travaux en relations internationales ces dernières années, qui voient dans le pragmatisme une façon de contourner les débats paradigmatiques, souvent dogmatiques, de la discipline51. D’un

point de vue méthodologique (je laisse de côté la dimension substantive de cette approche philosophique), le pragmatisme consiste à mobiliser une méthode particulière que le chercheur choisit en fonction du problème politique particulier qu’il cherche à élucider, plutôt que d’employer toujours la même méthodologie d’un cas à l’autre pour se rapprocher d’une supposée vérité scientifique qui est en réalité inaccessible52. Le pragmatisme invite à

s’interroger en permanence sur la valeur des résultats scientifiques proposés, et à les remettre

                                                                                                                         

49 Vincent Pouliot, « “Sobjectivism”: Toward a Constructivist Methodology », op. cit. ; Xymena Kurowska et Friedrich Kratochwil, « The Social Constructivist Sensibility and CSDP Research », dans Xymena Kurowska et Fabian Breuer (dir.), Explaining the EU’s Common Security and Defence Policy. Theory in Action, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2012, p. 86.

50 Jörg Friedrichs et Friedrich Kratochwil, « On Acting and Knowing: How Pragmatism Can Advance

International Relations Research and Methodology », International Organization, vol. 63, no 4, 2009, p. 701‑731. 51 John Kaag et Sarah Kreps, « Pragmatism’s Contributions to International Relations », Cambridge Review of

International Affairs, vol. 25, no 2, 2012, p. 192. Parmi ces contributions, voir par exemple et hormis les

références déjà citées Peter M. Haas et Ernst B. Haas, « Pragmatic Constructivism and the Study of International Institutions », Millennium, vol. 31, no 3, 2002, p. 573‑601 ; Harry Bauer et Elisabetta Brighi, Pragmatism in

International Relations, London, New York, Routledge, 2009 ; Gunther Hellmann (dir.), « Forum: Pragmatism

and International Relations », International Studies Review, vol. 11, no 3, 2009, p. 638‑662.

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en question à la lueur des observations, évènements et travaux de recherche subséquents. Le pragmatisme s’inscrit plus largement dans une démarche interprétative, où la vérité scientifique est établie dans un contexte particulier et fait ensuite l’objet de tests de cohérence dans d’autres contextes, sans prétendre à une généralisation scientifique abusive53.

En relations internationales, cette démarche pragmatique peut s’opérer par la synthèse théorique ou par l’éclectisme analytique54. Friedrichs et Kratochwil proposent cependant une

troisième voie, également mise en avant par Pouliot : l’abduction. La définition qu’ils en donnent mérite ici d’être citée dans son entièreté, car elle correspond à la démarche qui sera suivie dans cette recherche :

« The typical situation for abduction is when we, as social scientists, become aware of a certain class of phenomena that interests us for some reason, but for which we lack applicable theories. We simply trust, although we do not know for certain, that the observed class of phenomena is not random. We therefore start collecting pertinent observations and, at the same time, applying concepts from existing fields of our knowledge. Instead of trying to impose an abstract theoretical template (deduction) or ‘simply’ inferring propositions from facts (induction), we start reasoning at an intermediate level (abduction) »55.

Les deux auteurs ajoutent plus loin que l’abduction vise à détecter des régularités dans les similarités et différences observées dans différents contextes sociaux souvent complexes, et donc à tenter de généraliser les contingences observées, ce qui correspond en fait à la façon

                                                                                                                         

53 John Gerring (dir.), « Symposium: Interpretivism », Qualitative Methods: Newsletter of the American Political

Science Association Organized Section on Qualitative Methods, vol. 1, no 2, 2003, p. 2.

54 Gunther Hellmann (dir.), « Are Dialogue and Synthesis Possible in International Relations? », International

Studies Review, vol. 5, no 1, 2003, p. 123‑153 ; Rudra Sil et Peter J. Katzenstein, « Analytic Eclecticism in the Study of World Politics: Reconfiguring Problems and Mechanisms across Research Traditions », Perspectives on

Politics, vol. 8, no 02, 2010, p. 411‑431. À noter, et cela n’est sans doute pas innocent, que des auteurs comme Katzenstein ou Moravcsik (qui a écrit un article dans le numéro dirigé par Hellmann ci-dessus) ont dans leur carrière mené leurs recherches aussi bien dans le sous-champ des relations internationales que dans celui de la politique comparée, mais aussi des études européennes.

55 Jörg Friedrichs et Friedrich Kratochwil, « On Acting and Knowing: How Pragmatism Can Advance International Relations Research and Methodology », op. cit., p. 709.

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dont nous générons de la connaissance dans la pratique sociale quotidienne. L’abduction comporte donc nécessairement une part d’interprétation de la part du chercheur, puisqu’il s’agit au départ de formuler des hypothèses provisoires, mais qui sont en réalité des suppositions, des conjectures (Kaag et Krebs parlent d’« informed guesswork ») fondées sur l’observation d’une situation concrète56. Pouliot adopte également une démarche abductive,

qu’il considère comme la meilleure façon pour les constructivistes d’améliorer la validité, la falsifiabilité et le potentiel de généralisation de leurs résultats57. Afin d’objectiver la

connaissance, le chercheur doit procéder en trois temps : l’induction (partir des faits sociaux et des pratiques des acteurs), la contextualisation (pour interpréter les faits et relier les observations à leur contexte) et l’historicisation (afin de dénaturaliser ces interprétations et éviter l’illusion de la théorie universelle). Si on parle d’abduction plutôt que d’induction c’est parce que, comme le rappellent les différents auteurs cités ici, l’induction pure est exceptionnelle en science politique ; nous abordons toujours la recherche avec de nombreux concepts, méthodes et idées préconçus, qui évoluent au cours de la recherche.

Une recherche abductive se doit donc, pour résumer, d’être « problem-driven » et « concept-

driven » plutôt que « theory-driven ». La recherche part d’un phénomène que l’on cherche à

comprendre ; pour cela, elle s’appuie sur certains concepts utilisés dans la discipline, et construit un protocole de recherche adapté à la compréhension de ce phénomène. Comme il s’agit d’un ensemble de choix de la part du chercheur, ces cadres analytiques peuvent, voire doivent, évoluer au cours de la recherche, ce qui suppose un réajustement théorique

                                                                                                                         

56 John Kaag et Sarah Kreps, « Pragmatism’s Contributions to International Relations », op. cit., p. 194. 57 Vincent Pouliot, « “Sobjectivism”: Toward a Constructivist Methodology », op. cit.

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permanent58. C’est cette démarche qui est suivie dans cette thèse, en proposant une définition

particulière de l’européanisation et un protocole de recherche adapté à l’analyse d’une forme particulière d’européanisation : celle des politiques de maintien de la paix. Un des objectifs du chapitre 1 était de démontrer comment les explications théoriques dominantes de la politique européenne de sécurité depuis les années 1950 ont été influencées par le contexte historique et social dans lequel elles ont émergé. De même, le succès des approches de moyenne portée, comme la gouvernance ou le constructivisme, s’explique en bonne partie par la situation ambigüe dans laquelle se trouve la PESC/PSDC dans le mouvement de l’intégration européenne. Il est donc logique de conserver un recul critique sur l’usage de ces différents cadres théoriques.

Pour conclure cette section, il faut cependant indiquer que cette posture pragmatique ne signifie pas pour autant un relativisme scientifique total. D’ailleurs, les recherches interprétatives sont pour la plupart à mi-chemin entre le positivisme et le post-modernisme, et les protocoles de recherche qu’elles proposent restent ouverts à la falsification et la proposition d’explications alternatives59. Pour les partisans du pragmatisme, cette scientificité

passe essentiellement par les « communautés d’enquête » (également nommées communautés d’interprétation ou de praticiens par d’autres auteurs), c’est-à-dire les chercheurs qui alimentent le dialogue critique et testent la validité des résultats dans d’autres contextes60.

C’est pourquoi il est essentiel, dans une démarche abductive, de faire appel à des concepts scientifiques présents dans la discipline et connus de la communauté.

                                                                                                                         

58 Xymena Kurowska et Friedrich Kratochwil, « The Social Constructivist Sensibility and CSDP Research »,

op. cit., p. 107‑109.

59 John Gerring (dir.), « Symposium: Interpretivism », op. cit., p. 2‑3.

60 John Kaag et Sarah Kreps, « Pragmatism’s Contributions to International Relations », op. cit., p. 195. Voir aussi Peter M. Haas et Ernst B. Haas, « Pragmatic Constructivism and the Study of International Institutions »,

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