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2. Une approche sociologique de l’européanisation en France et en Irlande

2.1. L’européanisation et ses limites

Débats théoriques et ambiguïtés                                                                                                                          

8 Virginie Guiraudon et Adrian Favell, Sociology of the European Union, op. cit., p. 2‑3.

9 Frédéric Mérand, « Pierre Bourdieu and the Birth of European Defense », Security Studies, vol. 19, no 2, 2010, p. 365. Concernant l’élaboration de la politique étrangère de l’UE, voir également Yves Buchet de Neuilly,

L’Europe de la politique étrangère, Paris, Economica, 2005.

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L’européanisation des politiques de sécurité est un phénomène délicat à aborder pour deux raisons. La première est liée à la notion d’européanisation elle-même, et à la façon dont elle est conceptualisée théoriquement dans la littérature en études européennes. La seconde raison tient aux spécificités des politiques menées dans le cadre de la PSDC par rapport aux autres politiques européennes. Ce deuxième aspect sera traité dans la section suivante.

Dans le sous-champ des études européennes, la plupart des chercheurs définissent l’européanisation comme l’impact de l’UE sur les institutions, règles et politiques nationales (ou infranationales), c’est-à-dire la façon dont les États membres ou non membres de l’UE (en particulier les pays candidats) font évoluer leurs politiques et règles institutionnelles en réponse à l’UE11. Dans cette perspective, il existe une relation causale entre l’Europe et le

changement au niveau national. L’européanisation est alors vue comme un :

« Processus de construction, de diffusion et d’institutionnalisation de règles formelles et informelles, de procédures, de paradigmes de politiques publiques, de styles, de ‘façons de faire’, de croyances partagées et de normes, qui sont dans un premier temps définis et consolidés au niveau européen, puis incorporés dans la logique des discours, des identités, des structures politiques et des politiques publiques au niveau national/infranational »12.

L’européanisation à la fois résulte de l’émergence de nouveaux modes de gouvernance européens et contribue à leur donner forme. Elle s’inscrit naturellement dans une littérature d’essence constructiviste, qui met l’accent sur la dimension interactive et co-constitutive entre

                                                                                                                         

11 Le premier à avoir proposé cette définition est Robert Ladrech, « Europeanization of Domestic Politics and Institutions: The Case of France », Journal of Common Market Studies, vol. 32, no 1, 1994, p. 69‑88. Voir ensuite Kevin Featherstone et Claudio M. Radaelli, The Politics of Europeanization, Oxford, Oxford University Press, 2003 ; Tanja A. Börzel et Thomas Risse, « Europeanization: The Domestic Impact of EU Politics », dans Knud E. Jørgensen, Mark A. Pollack et Ben Rosamond (dir.), Handbook of European Union Politics, London, Sage Publications, 2007, p. 483‑504 ; Theofanis Exadaktylos et Claudio M. Radaelli (dir.), Research Design in

European Studies: Establishing Causality in Europeanization, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012.

12 Claudio M. Radaelli, « Européanisation », dans Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot et Pauline Ravinet (dir.),

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le niveau national et le niveau européen, dans la mesure où les nouveaux modes d’action au niveau national influencent l’élaboration des politiques européennes subséquentes.

Cette conceptualisation de l’européanisation en fait un phénomène profondément ambigu, qui relève à la fois d’une dynamique descendante d’imposition de nouvelles normes et pratiques, et d’une dynamique ascendante de définition de ces normes et pratiques européennes par l’interaction et les ajustements entre acteurs nationaux. Ainsi, les débats théoriques sur l’européanisation sont infinis, chaque auteur tendant à proposer sa propre interprétation, certaines tournées vers une explication « bottom up » (ou « uploading »), d’autres vers une analyse « top down » (ou « downloading »), d’autres encore tentant d’établir une synthèse entre ces différents aspects. Si c’est aujourd’hui la conceptualisation « top down » qui domine dans la littérature, comme en témoigne la définition donnée ci-dessus, le débat est loin d’être clos et clair. Paradoxalement un auteur comme Thomas Risse, qui s’inscrit aujourd’hui dans cette approche « top down » également revendiquée par Radaelli, fut en compagnie de James Caporaso et Maria Green Cowles le premier à publier un ouvrage de synthèse et de référence sur l’européanisation en 2001, dans lequel ils définissaient cette dernière comme l’émergence et le développement de structures distinctes de gouvernance au niveau européen13. Certes, les

trois auteurs se penchaient ensuite sur les impacts différenciés de ces structures européennes au niveau national, mais l’européanisation était alors vue comme une structure produisant des effets davantage que comme un processus, et elle était conceptualisée en premier lieu selon une dynamique « bottom up ».

                                                                                                                         

13Ces structures ou institutions étant destinées à formaliser les interactions entre acteurs et réseaux spécialisés dans la création de règles européennes. Maria Green Cowles, James Caporaso et Thomas Risse-Kappen,

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Même si un consensus s’est dégagé concernant la dimension réciproque et co-constitutive de l’européanisation, cette circularité du phénomène pose deux problèmes essentiels. Le premier est celui du « concept stretching », où l’européanisation courre le risque d’être dénaturée en faisant l’objet de définitions scientifiques trop diverses et d’applications à de trop nombreux objets d’étude14. Depuis l’émergence du concept dans les études européennes, on assiste à une

succession d’articles qui tentent d’établir la distinction entre l’européanisation et d’autres notions comme l’intégration, la globalisation, l’internationalisation, la diffusion ou encore « l’UE-isation »15. Le second problème majeur est celui de l’opérationnalisation de

l’européanisation, dans la mesure où les définitions existantes mélangent causes et effets, variables dépendantes et indépendantes. Il devient alors très délicat de mesurer le changement national qui est dû à l’UE, et de distinguer les effets de l’UE de ceux d’autres variables internationales ou nationales16. Par conséquent, la plupart des recherches sur l’européanisation

qui s’inscrivent dans une démarche positiviste visant à analyser les relations de causalité entre l’UE et le niveau national sont contraintes d’opérer un choix méthodologique entre « uploading » et « downloading »17. Je reviendrai sur ces défis dans la section méthodologique

de ce chapitre.

                                                                                                                         

14 Claudio M. Radaelli, « Whither Europeanization? Concept Stretching and Substantive Change », European

Integration Online Papers, vol. 4, no 8, 2000 ; Julien Weisbein, « L’UE à contrepoint. Objets nouveaux et classicisme théorique pour les études européennes », Politique européenne, vol. 25, no 1, 2008, p. 115‑135. 15 Voir par exemple Daniel Verdier et Richard Breen, « Europeanization and Globalization: Politics Against Markets in the European Union », Comparative Political Studies, vol. 34, no 3, 2001, p. 227‑262 ; Trine

Flockhart, « Europeanization or EU-ization? The Transfer of European Norms across Time and Space », Journal

of Common Market Studies, vol. 48, no 4, 2010, p. 787‑810 ; Tanja A. Börzel et Thomas Risse, « From

Europeanisation to Diffusion: Introduction », West European Politics, vol. 35, no 1, 2012, p. 1‑19 ; Simon Bulmer et Christian Lequesne (dir.), The Member States of the European Union, 2e éd., Oxford, Oxford University Press, 2012.

16 Sabine Saurugger, « Europeanization as a Methodological Challenge: The Case of Interest Groups », Journal

of Comparative Policy Analysis: Research and Practice, vol. 7, no 4, 2005, p. 291‑312.

17 Pour une bonne illustration, voir l’ouvrage collectif de Theofanis Exadaktylos et Claudio M. Radaelli (dir.),

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Européanisation et PSDC : l’importance des préférences nationales

L’européanisation est d’autant plus délicate à analyser dans le domaine de la PSDC, en raison du fonctionnement spécifique de cette dernière au sein des politiques de l’UE. La plupart des chercheurs qui travaillent sur l’européanisation s’inspirent plus ou moins directement de la thèse du décalage (« misfit »), selon laquelle c’est l’inadaptation des politiques et structures nationales traditionnelles avec les nouvelles politiques et structures mises en place par l’UE qui crée un incitatif au changement au niveau national18. Cependant, l’application de

l’européanisation à la PESC et à la PSDC a démontré que la thèse du décalage n’y est pas pertinente, car ces politiques sont peu institutionnalisées et contraignantes, laissant aux États la liberté de s’y impliquer ou non19. La PSDC fonctionne sur un mode intergouvernemental, se

décide à l’unanimité, et les États ne sont donc pas contraints de s’adapter à un modèle imposé d’en haut et sanctionné par la Commission européenne ou la Cour de justice. L’européanisation y procède par conséquent sur un mode plus informel, horizontal et diffus,

                                                                                                                         

18 Tanja A. Börzel et Thomas Risse, « When Europe Hits Home: Europeanization and Domestic Change »,

European Integration Online Papers, vol. 4, no 15, 2000 ; Maria Green Cowles, James Caporaso et Thomas Risse-Kappen, Transforming Europe: Europeanization and Domestic Change, op. cit.

19 Bastien Irondelle, « Europeanization Without the European Union? French Military Reforms 1991- 96 »,

Journal of European Public Policy, vol. 10, no 2, 2003, p. 208‑226 ; Claudia Major, « Europeanisation and Foreign and Security Policy: Undermining or Rescuing the Nation State? », Politics, vol. 25, no 3, 2005, p. 175‑190 ; Nicole Alecu de Flers et Patrick Müller, « Dimensions and Mechanisms of the Europeanization of Member State Foreign Policy: State of the Art and New Research Avenues », Journal of European Integration, vol. 34, no 1, 2011, p. 19‑35 ; Kyriakos Moumoutzis, « Still Fashionable Yet Useless? Addressing Problems with Research on the Europeanization of Foreign Policy », Journal of Common Market Studies, vol. 49, no 3, 2011, p. 607‑629.

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les acteurs nationaux y jouant un rôle central à travers leurs interactions les uns avec les autres20.

Pour autant, la question de l’européanisation dans le domaine de la PSDC reste pertinente si l’on songe à la durabilité des cultures de sécurité nationale en Europe, qui affecte la façon dont les États conçoivent la PSDC et l’intensité avec laquelle ils s’y impliquent. Plusieurs auteurs se sont penchés sur le développement d’une éventuelle culture stratégique européenne commune, c’est-à-dire sur le fait de savoir si les Européens partagent une vision commune sur l’identification des objectifs de sécurité et défense, et sur les priorités et les moyens, y compris militaires, à mettre en œuvre pour satisfaire ces objectifs. Or les travaux publiés sur le sujet démontrent que les États européens, et notamment les principales puissances que sont l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni, continuent à privilégier des modes de pensée et d’action issus de leur culture et leurs structures nationales, qui divergent les unes des autres sur des options telles que : atlantisme ou européanisme, alliance ou neutralité, projection de forces ou défense du territoire, capacités civiles ou militaires, acquisition ou achats d’équipements de défense, possession ou non de l’arme nucléaire, etc.21 Comme Peter

Katzenstein et ses collègues l’avaient montré en relations internationales dès le milieu des années 1990, les cultures de sécurité nationale restent un élément déterminant dans la capacité

                                                                                                                         

20 Christophe Pajon, « L’Europe de la défense et la transformation des identités militaires: quelle

européanisation  ? », Politique européenne, vol. 10, no 2, 2003, p. 148‑171 ; Claudia Major, « Europeanisation and Foreign and Security Policy: Undermining or Rescuing the Nation State? », op. cit.

21 Sur ces différents critères voir Jolyon Howorth, « The CESDP and the Forging of a European Security Culture », Politique européenne, vol. 4, no 8, 2002, p. 88‑109. Sur la culture stratégique ou la culture de sécurité européenne, voir Bastian Giegerich, European Security and Strategic Culture: National Responses to the EU’s

Security and Defence Policy, Baden Baden, Nomos, 2006 ; Christoph O. Meyer, The Quest for a European Strategic Culture: Changing Norms on Security and Defence in the European Union, op. cit. ; Frédéric Mérand, European Defence Policy: Beyond the Nation State, op. cit. ; Peter Schmidt et Benjamin Zyla (dir.), European Security Policy and Strategic Culture, Abingdon, Routledge, 2013.

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des États à projeter leurs préférences au niveau de la sécurité internationale, à en définir les normes dominantes ou en retour à les accepter22.

Partant de ces observations, et notant à la fois l’absence de consensus sur la définition de l’européanisation comme cadre analytique et la spécificité des politiques PESC et PSDC, Reuben Wong propose de conceptualiser l’européanisation dans ces domaines comme un processus social à analyser, caractérisé par trois tendances possibles : l’adaptation, la projection et la convergence23. L’adaptation est un processus de réaction et d’ajustement de

l’État à l’UE, la projection correspond davantage à la dimension stratégique de l’européanisation, et la convergence des identités et intérêts s’opère plutôt sur le long terme, à travers l’émergence d’une identité européenne qui reconstruit en partie les identités nationales. Parmi les recherches publiées ces dernières années sur l’européanisation de la politique étrangère, et plus rarement l’européanisation de la politique de défense, on trouve des contributions qui accordent un poids différencié à ces trois dynamiques. Si l’on devait établir un continuum, on trouverait à un extrême des travaux qui se concentrent uniquement sur la projection des préférences à l’échelle européenne, et la façon dont les États européens – généralement les trois grandes puissances – ont façonné la PESC et la PSDC à l’image de leurs préférences nationales24. À l’autre extrême, certaines études montrent que la mise en

œuvre de la PESC et la PSDC a pu créer une certaine convergence dans les politiques

                                                                                                                         

22 Peter J. Katzenstein, The Culture of National Security: Norms and Identity in World Politics, New York, Columbia University Press, 1996.

23 Reuben Wong, « The Europeanization of Foreign Policy », dans Christopher Hill et Michael Smith (dir.),

International Relations and the European Union, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 134‑153. Pour une application à la gestion de crises de l’UE, voir Eva Gross, The Europeanization of National Foreign Policy:

Continuity and Change in European Crisis Management, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009 ; Antoine

Rayroux, « Adaptation, projection, convergence? L’européanisation de la défense et l’intervention militaire EUFOR Tchad/RCA », Politique européenne, vol. 34, no 2, 2011, p. 201‑230.

24 Robert Dover, Europeanization of British Defence Policy, op. cit. ; Claudia Major, « Europe is What Member

States Make of it »: An Assessment of the Influence of Nation States on the European Security and Defence Policy, PhD dissertation, University of Birmingham, Birmingham, 2008.

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étrangères et de sécurité des États européens, y compris au sein des « trois grands »25. Plus

généralement, la très grande majorité des travaux, qu’ils se situent dans une perspective « bottom up » ou « top down », identifient à la fois des dynamiques de projection et d’adaptation, ce qui reflète bien le caractère interactif et circulaire de l’européanisation, y compris dans le domaine des politiques de sécurité26.

Une définition sociologique de l’européanisation de la PSDC

Pour les raisons exposées ci-dessus, il n’est pas pertinent de considérer l’européanisation comme une théorie ou une approche. L’européanisation de la PSDC sera donc abordée dans cette recherche comme un processus social à observer ; ou pour paraphraser Radaelli : comme une énigme à la recherche d’une explication, et non l’explication elle-même27. De plus la

PSDC, politique peu institutionnalisée, oblige à porter le regard sur les dynamiques

                                                                                                                         

25 Reuben Wong et Christopher Hill (dir.), National and European Foreign Policy: Towards Europeanization,

op. cit.

26 Bastien Irondelle, « Europeanization Without the European Union? French Military Reforms 1991- 96 »,

op. cit. ; Pernille Rieker, « From Common Defence to Comprehensive Security: Towards the Europeanization of

French Security Policy? », Security Dialogue, vol. 37, no 4, 2006, p. 509‑528 ; Pernille Rieker, Europeanization

of National Security Identity: The EU and the Changing Security Identities of the Nordic States, Abingdon,

Routledge, 2006 ; Alister J. Miskimmon, Germany and the Common Foreign and Security Policy of the

European Union: Between Europeanisation and National Adaptation, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2007 ;

Eva Gross, The Europeanization of National Foreign Policy: Continuity and Change in European Crisis

Management, op. cit. ; Sophie Vanhoonacker et An D. Jacobs, « ESDP and Institutional Change: The Case of

Belgium », Security Dialogue, vol. 41, no 5, 2010, p. 559‑581 ; Juha Jokela, Europeanization and Foreign Policy:

State Identity in Finland and Britain, New York, Routledge, 2011 ; Nicole Alecu de Flers, EU Foreign Policy and the Europeanization of Neutral States: Comparing Irish and Austrian Foreign Policy, New York, Routledge,

2012 ; Laura Chappell, Germany, Poland and the Common Security and Defence Policy: Converging Security

and Defence Perspectives in an Enlarged EU, New York, Palgrave Macmillan, 2012. À noter que parmi ces

publications, la grande majorité se concentre uniquement sur les « trois grands » que sont l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni. D’autres sont consacrés à des cas comparables, par exemple les Nordiques (Rieker) ou les neutres (De Flers). Une seule étude comparative sur des cas extrêmes existe : celle de Jokela sur le Royaume-Uni et la Finlande.

27 Claudio M. Radaelli, « Europeanisation: Solution or Problem? », European Integration Online Papers, vol. 8, no 16, 2004.

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informelles entre les acteurs nationaux et européens de la sécurité. Pour cette raison, j’adopterai dans cette recherche la définition de l’européanisation proposée par le sociologue américain Neil Fligstein : l’européanisation est la création de nouvelles arènes sociales au sein desquelles divers groupes (États, organisations non gouvernementales, groupes d’individus, entreprises, etc.) issus de plus de deux pays interagissent sur une base régulière et routinière. Ces groupes forment des champs sociaux d’interaction et des chaines d’interdépendance qui lient leurs membres entre eux au-delà des institutions formelles28. Rappelons ici qu’un champ

peut être défini comme un espace social structuré par des relations de pouvoir entre acteurs autour d’un enjeu spécifique, et par des règles du jeu (idées, normes, connaissances) tenues pour acquises et légitimes par l’ensemble des acteurs qui font partie de cet espace social29.

Cette approche de l’européanisation, qui s’inspire de la théorie des champs de Pierre Bourdieu, fait non seulement le lien avec le courant de recherche de la sociologie politique en études européennes, mais aussi avec le tournant pratique en relations internationales, dont il sera question dans la section suivante. Ces deux approches mettent l’accent sur le rôle des acteurs et de leurs stratégies, sur les interactions sociales au niveau microsociologique et dans des contextes sociaux particuliers, et sur la façon dont ces interactions et pratiques structurent le champ ou le contexte étudié. Cette démarche sociologique s’applique parfaitement à la PSDC si l’on rappelle que le développement de cette dernière est avant tout une affaire de pratiques quotidiennes, un processus incrémental mais irrégulier, largement non anticipé et informel (voir chapitre 2). Dans la perspective que je défendrai ici, l’européanisation de la défense est donc un phénomène social sous-jacent à la construction politique de l’Europe.

                                                                                                                         

28 Neil Fligstein, Euroclash: The EU, European Identity and the Future of Europe, op. cit., p. 9.

29 Frédéric Mérand et Vincent Pouliot, « Le monde de Pierre Bourdieu: éléments d’une théorie sociale des relations internationales », Revue canadienne de science politique, vol. 41, no 3, 2008, p. 610‑611.

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Dans le cadre de cette recherche, je m’intéresserai à un champ social (autrement appelé arène sociale ou encore contexte social) particulier de l’UE et de la PSDC : le champ des opérations militaires de gestion de crises de l’UE. C’est l’européanisation de ce champ qui m’intéresse. Comme indiqué en introduction, je laisserai de côté d’autres aspects de la sécurité européenne qui pourraient eux aussi faire l’objet d’une analyse en termes de champ. Certains s’y sont d’ailleurs déjà attelés. Par exemple, Didier Bigo s’est penché dès les années 1990 sur le champ de la sécurité intérieure en Europe, champ qui à travers la coopération policière transfrontalière a contribué à l’effacement de la frontière entre sécurité intérieure et sécurité internationale, comme en témoignent les rapports étroits entretenus aujourd’hui par les agences européennes de la sécurité intérieures avec la PESC30. Dans un tout autre domaine,

Chantal Lavallée se penche sur le champ européen de l’armement et les luttes d’influence qui s’y exercent entre la Commission et les États, le public et le privé31. Frédéric Mérand adopte

quant à lui une perspective légèrement différente, inspirée également de la sociologie historique : il met l’accent sur l’émergence de la PSDC comme conséquence du rapprochement de deux champs – celui de la politique étrangère qui s’est européanisé et celui de la défense qui s’est internationalisé (dans le cadre essentiellement de l’OTAN) – les acteurs dominants de ces deux champs s’étant mis d’accord sur le besoin de développer la PSDC, en

                                                                                                                         

30 Didier Bigo, « When Two Become One: Internal and External Securitizations in Europe », dans Morten Kelstrup et Michael C. Williams (dir.), International Relations Theory and the Politics of European Integration.

Power, Security and Community, Abingdon, Routledge, 2000, p. 171‑204 ; Didier Bigo, « EU Police

Cooperation: National Sovereignty Framed by European Security? », dans Florian Geyer et Elspeth Guild (dir.),

Security versus Justice? Police and Judicial Cooperation in the European Union, Aldershot, Ashgate, 2008, p.

67‑94. Plus généralement, il existe un important courant de la sociologie politique française qui se consacre à l’intégration européenne, souvent inspiré par Pierre Bourdieu ainsi que par Norbert Élias. Pour un aperçu, voir