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L’illusoire dépassement de la souveraineté nationale dans le domaine de la défense

1. De la Communauté européenne de défense à la Politique de sécurité et de défense commune :

1.1. L’illusoire dépassement de la souveraineté nationale dans le domaine de la défense

Événements historiques

Le plan Pleven lancé en 1950 propose la création d’une armée européenne placée sous le contrôle d’un Conseil des ministres d’une Communauté européenne de défense (CED) et d’un Commissariat, regroupant les six États fondateurs de la CECA – Allemagne (RFA), Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas. Cette armée européenne permettrait d’intégrer des unités allemandes, sans pour autant recréer un état-major national, et serait dotée d’un budget et d’un armement communs3.

Malgré les réticences, le traité de Paris signe l’acte fondateur de la CED le 27 mai 1952. Mais alors que cinq des six États parties prenantes le ratifient ou s’apprêtent à le faire, la controverse fait rage en France et débouche sur ce que l’on dénomme depuis « la querelle de la CED », suivant le titre de l’ouvrage collectif publié sur le sujet par Raymond Aron et Daniel Lerner deux ans plus tard4. Le traité est rejeté par l’Assemblée nationale française le 30 août

1954. Parmi les nombreuses raisons invoquées par Aron et Lerner, on trouve l’opposition des Gaullistes au réarmement allemand et à la perte d’indépendance de la France, le refus des communistes de créer une armée occidentale qui viendrait sanctifier davantage l’opposition entre les blocs, mais aussi de nombreuses oppositions à l’intérieur même des partis, et le sentiment généralisé qu’avec la fin de la guerre de Corée, le réarmement se fait moins urgent.

                                                                                                                         

3 Marie-Thérèse Bitsch, Histoire de la construction européenne de 1945 à nos jours, Paris, Editions Complexe, 2008, p. 85.

4 Raymond Aron et Daniel Lerner (dir.), La querelle de la C.E.D. Essais d’analyse sociologique, Paris, Armand Colin, 1956.

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Le clivage de l’opinion publique française est si sensible que les deux auteurs vont jusqu’à évoquer une comparaison avec l’affaire Dreyfus qui, pour exagérée qu’elle soit, témoigne de l’état d’esprit ambiant5.

Conséquence immédiate de cet échec, de nouveaux accords sont signés à Paris le 23 octobre 1954, par lesquels la RFA et l’Italie adhèrent à l’OTAN et créent en compagnie du Royaume- Uni et des quatre autres États européens l’UEO. L’Allemagne se réarme donc dans un cadre transatlantique, alors que l’UEO, organisation européenne héritée du traité de Bruxelles (1948), est chargée d’assurer la coopération militaire entre les sept États signataires et de contrôler le réarmement en Europe6. À dater de cette période, la défense européenne devient la

prérogative de l’OTAN, l’UEO restant dans l’ombre jusqu’aux années 1980. L’échec ou la portée limitée des initiatives « européennes » ultérieures, comme les plans Fouchet en octobre 1961 ou le traité de l’Élysée le 22 janvier 1963, qui inclut une entente franco-allemande de principe sur la coopération dans le domaine de la défense, ne feront que renforcer cette tendance. Lors du traité de l’Élysée, l’Allemagne impose en effet la reconnaissance de la primauté de l’OTAN sur la sécurité européenne, ce qui fait suite à l’initiative manquée de De Gaulle, deux ans auparavant, de lancer un projet de communauté politique européenne intergouvernementale en matière de défense, dont l’OTAN et la Commission européenne auraient été exclues.

                                                                                                                         

5 Philippe Buton, « La CED, L’Affaire Dreyfus de la Quatrième République ? », op. cit. Il faut cependant noter que les débats n’ont pas fait rage uniquement en France. Les partis de gauche en Belgique s’opposent à la CED pour les mêmes raisons que les communistes français, et en Italie, le gouvernement menace de ne pas ratifier le traité si ses revendications territoriales sur la question de Trieste ne sont pas réglées. Voir André Dumoulin et Eric Remacle, L’Union de l’Europe occidentale: phénix de la défense européenne, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 22‑27.

19 Intergouvernementalisme et néofonctionnalisme

Pour un réaliste comme Aron, l’échec de la CED, projet politique ambitieux de dépassement de la souveraineté nationale dans le domaine de la défense, n’a rien de surprenant. Cette observation est même un des fondements de l’approche théorique intergouvernementaliste que développe à partir de cette époque Stanley Hoffmann dans les études européennes7. Hoffmann

procède à une distinction entre « basse politique » (low politics) et « haute politique » (high

politics) et considère que tout abandon ou partage de souveraineté dans les secteurs qui

touchent à cette dernière est illusoire8. Dans cette perspective, une politique de sécurité et de

défense commune de l’UE est peu probable, et si celle-ci finit malgré tout par émerger, ce qui est le cas depuis les années 1990, elle ne peut être qu’intergouvernementale, contrôlée par les principales puissances européennes, et ne représenter guère plus qu’un compromis a minima entre les États membres. Le fait que la Communauté économique européenne n’ait vu se réaliser aucun projet politique commun d’envergure en matière de sécurité et de défense pendant les quarante années qui ont suivi l’échec de la CED a longtemps donné un grand crédit à cette vision intergouvernementaliste.

Mais cette absence d’avancée de l’intégration européenne dans le domaine de la défense a également eu pour conséquence un désintérêt marqué du néofonctionnalisme, l’autre grand courant théorique des études européennes, pour ces questions. Le néofonctionnalisme repose sur le postulat de l’engrenage (spill over) d’un secteur politique à l’autre, qui amène progressivement les États à céder leur contrôle politique à des organes supranationaux qui

                                                                                                                         

7 Hoffmann est d’ailleurs lui-même l’auteur d’un chapitre dans l’ouvrage collectif d’Aron et Lerner.

8 Stanley Hoffmann, « Obstinate or Obsolete? The Fate of the Nation-State and the Case of Western Europe »,

Daedalus, vol. 95, no 3, 1966, p. 862-915 ; Stanley Hoffmann, The European Sisyphus: Essays on Europe, 1964-

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gèrent ces secteurs d’activité mis en commun. Mais son principal instigateur Ernst Haas a lui- même fini par considérer que la logique du spill over n’était pas nécessairement destinée à s’étendre à tous les secteurs d’activité, en particulier ceux de la haute politique9. De plus, le

néofonctionnalisme se préoccupe avant tout du rôle joué par les acteurs non-étatiques – Commission européenne, Cour de justice, groupes d’intérêts – dans le processus d’intégration, autant d’acteurs dont la voie compte peu ou pas du tout sur les questions de défense. Pour cette raison, il faudra attendre les années 1990 et 2000, et les débuts d’une politique européenne commune de l’industrie de défense pour voir apparaître quelques très rares travaux d’inspiration néofonctionnaliste sur le sujet10. Paradoxalement, alors que le

néofonctionnalisme et l’intergouvernementalisme sont en tous points opposés sur leur vision de l’intégration européenne, tous deux se sont donc retrouvés sur l’idée que la défense ne semblait pas devoir être concernée par cette logique d’intégration, en tout cas pas à court et moyen terme11.

Il convient aussi de mentionner brièvement la variante libérale de l’intergouvernementalisme, apparue plus tardivement sous l’impulsion d’Andrew Moravcsik12. Elle aussi n’a pas fait

l’objet d’une réflexion très poussée sur les questions de sécurité, car elle met avant tout l’accent sur la dimension économique de la coopération internationale, les gouvernements étant incités par leurs groupes d’intérêts nationaux à déléguer une partie de leur souveraineté à

                                                                                                                         

9 Ernst B. Haas, « International Integration: The European and the Universal Process », International

Organization, vol. 15, no 3, 1961, p. 366‑392.

10 Burkard Schmitt, De la coopération à l’intégration: les industries aéronautique et de défense en Europe, Paris, Institut d’études de sécurité de l’UE, coll.« Cahiers de Chaillot », n˚ 40, 2000.

11 Hanna Ojanen, « The EU and NATO: Two Competing Models for a Common Defence Policy », Journal of

Common Market Studies, vol. 44, no 1, 2006, p. 57‑76 ; René Schwok, « Le rôle international de l’UE et les théories de l’intégration européenne », dans René Schwok et Frédéric Mérand (dir.), L’Union européenne et la

sécurité internationale. Théories et pratiques, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, coll.« Publications de

l’Institut européen de l’Université de Genève », 2009, p. 43‑57.

12 Andrew Moravcsik, The Choice for Europe: Social Purpose and State Power from Messina to Maastricht, Ithaca, Cornell University Press, 1998.

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l’échelle européenne. Moravcsik lui-même ne mentionne quasiment pas la PESC et la PSDC dans ses travaux ultérieurs13, et à de rares exceptions près, on ne trouve pas de travaux sur la

défense européenne qui revendiquent une telle approche théorique14.

Réalisme et néoréalisme

À la différence de l’intergouvernementalisme en études européennes, les approches réalistes en relations internationales ont produit de nombreuses réflexions sur la politique de sécurité et de défense de l’UE. Les réalistes classiques font traditionnellement preuve d’un fort scepticisme à l’égard de cette politique. Pour eux, il ne saurait y avoir de politique étrangère autre que celle de l’État, et la coopération entre États européens est nécessairement minimale et dépendante de la volonté (souvent mauvaise) des « trois grands » : Allemagne, France, Royaume-Uni15. Ces réalistes critiquent également l’absence d’une vision stratégique

européenne adaptée aux nouveaux enjeux de sécurité internationaux, et surtout ils affirment qu’une politique de sécurité et de défense commune serait source de division avec les États- Unis et nuirait à la sécurité internationale.

Avec le développement institutionnel de la PSDC au cours des années 2000, le courant réaliste a du revoir une partie de ses arguments, et il a été contraint d’admettre qu’un certain niveau de

                                                                                                                         

13 René Schwok, « Le rôle international de l’UE et les théories de l’intégration européenne », op. cit., p. 51. 14 Pour une exception voir Moritz Weiss, Transaction Costs and Security Institutions: Unravelling the ESDP, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2011. Une autre recherche qui se revendique de l’intergouvernementalisme libéral, mais qui dans les faits s’en écarte beaucoup, est celle de Robert Dover, Europeanization of British

Defence Policy, Aldershot, Ashgate, 2007.

15 Catherine Gegout, European Foreign and Security Policy: States, Power, Institutions, and American

Hegemony, Toronto, University of Toronto Press, 2010 ; Sten Rynning, « Realism and the Common Security and

Defence Policy », Journal of Common Market Studies, vol. 49, no 1, 2011, p. 23‑42. Voir ci-dessous pour une distinction entre different types d’approche réaliste.

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coopération existait dans le domaine de la défense, y compris en ce qui concerne les affaires militaires. Conformément à la tournure prise par les débats théoriques en relations internationales, les réalistes se sont constitués en deux camps. Le premier est celui des néoréalistes, qui mettent l’accent sur la dimension structurelle et l’équilibre des puissances. Pour les néoréalistes, l’émergence de la PESC dans les années 1990 est due à l’évolution de la structure du système international et européen après la guerre froide. Avec l’unipolarité américaine et son désengagement militaire de l’Europe, le risque d’un vide de puissance (power vacuum) sur le continent européen et d’un retour de l’Allemagne réunifiée comme hégémon régional ont conduit la France et le Royaume-Uni à doter l’Europe d’une politique de sécurité commune16. La PESC a eu pour objectif de rallier l’Allemagne et de réduire la

dépendance militaire envers les États-Unis, des arguments qui rappellent ceux de la CED dans les années 1950.

Cette thèse dite du soft-balancing de la puissance américaine à l’échelle internationale est cependant critiquée par de nombreux auteurs, qui considèrent que la PESC/PSDC est avant tout guidée par des considérations de sécurité régionale et d’économies d’échelle dans le domaine de la défense, et ne poursuit pas d’objectifs militaires ambitieux17. Par conséquent, la

majorité des auteurs réalistes qui s’intéressent aujourd’hui à la PESC/PSDC font partie du courant réaliste dit néo-classique. Ces derniers considèrent que les facteurs structurels mis en avant par les néoréalistes sont des explications nécessaires mais non suffisantes du

                                                                                                                         

16 Adrian Hyde-Price, European Security in the Twenty-First Century: The Challenge of Multipolarity, Abingdon, Routledge, 2007 ; Seth G. Jones, The Rise of European Security Cooperation, Cambridge, Cambridge University Press, 2007. Une application de cette approche néoréaliste aux interventions militaires de l’UE en Afrique est proposée par Michael F. Kluth, « The European Union and sub-Saharan Africa – From Intervention Towards Deterrence? », African Security Review, vol. 22, no 1, 2013, p. 19‑29.

17 Stephen G. Brooks et William C. Wohlforth, « Hard Times for Soft Balancing », International Security, vol. 30, no 1, 2005, p. 91‑93 ; Jolyon Howorth et Anand Menon, « Still Not Pushing Back: Why the European Union Is Not Balancing the United States », Journal of Conflict Resolution, vol. 53, no 5, 2009, p. 727‑744.

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développement de la politique de défense européenne. À cela, il convient d’ajouter des facteurs nationaux tels que le leadership exercé par les exécutifs français ou britannique (dans le développement institutionnel ou la conduite des opérations de l’UE), les contraintes matérielles dues à la baisse des budgets de défense, ou encore un certain rapprochement des cultures stratégiques des principales puissances européennes18.

1.2. Coopération politique et relations extérieures : les débuts d’une approche