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CHAPITRE 4 : CADRE EPISTEMOLOGIQUE ET METHODOLOGIQUE DE LA RECHERCHE

4.2 S TRATÉGIE DE RECHERCHE

4.2.1 Les méthodes de recherche classiques en santé au travail

prennent la forme de recherches évaluatives fondées sur le paradigme expérimental (Griffiths, 1999; Nielsen, Randall, & Christensen, 2010).Dans un tel cadre, étudier et évaluer les interventions revient traditionnellement à s’enquérir de leur capacité à produire les effets positifs escomptés en termes de bien-être et de santé au travail. Il est actuellement difficile de fournir une réponse claire sur le sujet pour deux raisons : - D’abord, si l’on examine la littérature, un premier constat s’impose : les études

destinées à évaluer les interventions organisationnelles sur la santé au travail sont plutôt rares. Il est donc difficile d’obtenir des résultats fiables sur leur retombées concrètes et plus spécifiquement, d’identifier les méthodologies les plus efficientes en les comparant à d’autres (Brun et al., 2007).

- En outre, les résultats de ces études sont fluctuants, parfois contradictoires et il est finalement délicat d’en tirer des conclusions. Plusieurs études (Corbière, Shen, Rouleau, & Dewa, 2009; Richardson & Rothstein, 2008) tendent à montrer que certaines méthodes d’intervention produisent les effets attendus alors que pour d’autres aux modalités similaires, elles échouent. La multiplicité des éléments contextuels qui interviennent dans le succès ou l’échec des démarches, le choix des critères de leur réussite, l’empan temporel auquel les évaluations sont appliquées sont autant d’éléments qui rendent les comparaisons difficiles. En définitive, nous partageons le point de vue de Berthelette, Bilodeau et Leduc (2008) selon lequel les résultats de ces études sont souvent trop ambigus pour aider à une prise de décision quant aux actions à privilégier.

On peut cependant supposer que ces ambiguïtés tiennent aux manières d’évaluer les interventions, plus qu’aux méthodes mobilisées sur le terrain (Randall, Cox, &

Griffiths, 2007). En effet, l’approche évaluative classique consiste à se focaliser uniquement sur les résultats de l’intervention en procédant par des comparaisons « avant – après ». Elle cherche ainsi à quantifier dans quelle mesure l’intervention a permis d’améliorer la santé au travail au travers d’indicateurs tels que le taux d’absentéisme, la productivité ou des scores de stress perçu. Cette approche classique tire son origine des sciences naturelles et médicales (Griffiths, 1999) et s’inscrit de ce fait dans une logique expérimentale. Les deux principales méthodes qui lui sont affiliées sont l’Essai Contrôlé Randomisé (ECR) et la quasi-expérimentation. Elles sont détaillées dans le tableau 11.

Tableau 11. Exemples de méthodes orientées-résultats menées en « situation naturelle ».

Depuis quelques années, la communauté scientifique s’interroge sur la pertinence d’une telle extrapolation pour évaluer des interventions menées en contextes professionnels réels et complexes (Berthelette et al., 2008; Griffiths, 1999). Selon ces auteurs, elle pose en réalité trois catégories de problèmes. Un premier problème concerne l’inadéquation entre les modalités d’action prévues, décrites dans les publications et celles qui sont réellement mises en œuvre (Berthelette et al., 2008; Randall et al., 2007). Si l’on considère que tout projet est forcément réorienté et ajusté au contact de la réalité du terrain (Béguin & Pueyo, 2011), il est naturel d’envisager de tels écarts dans les recherches. Berthelette et al. (2008) relatent par exemple le cas d’une étude sur un programme ergonomique de prévention des lombalgies, basé sur des formations auprès d’une population de soignants ; l’ensemble des activités prévues n’a pu être dispensé que par 5% des formateurs. Dans un tel cadre où les visées de l’intervention pourraient paraître plus simples à évaluer que lorsque l’intervention affiche comme objectif d’améliorer le bien-être au travail, on constate pourtant l’ampleur de l’écart entre la méthodologie prévue et son déploiement concret. Dans ces situations, l’approche classique ne va pas documenter ces écarts puisqu’elle se centre uniquement sur la comparaison d’un avant et d’un après. Elle nous met ainsi dans l’incapacité de déterminer si l’absence de résultats positifs est imputable à la méthode d’intervention en elle-même (théorie, modalités d’action…) ou à une implantation particulière ou « défaillante » de cette dernière. C’est ce qu’on appelle l’erreur de type 3 dans la littérature. On peut en sus reprocher à l’approche expérimentale une fiabilité externe insuffisante puisque l’absence de telles informations ne permet ni une « réplication » convenable des méthodes réellement mobilisées par les praticiens, ni une adaptation optimale au contexte dans lequel ils œuvrent.

Essai Contrôlé Randomisé

(ECR)

Deux groupes d’individus sont constitués par tirage au sort. Un des groupes bénéficie de l’intervention alors que l’autre est un groupe

contrôle. Généralement, une première mesure est effectuée avant l’intervention suivie d’une seconde après (Fraccaroli, 2002).

Quasi- expérimentation

Ici le principe est le même que pour l’ECR à l’exception de l’affectation des individus dans chaque groupe qui n’est pas aléatoire :

ils sont donc considérés comme « non équivalents » dans la logique expérimentale (Fraccaroli, 2002).

Ensuite, en procédant ainsi, il est difficile d’isoler l’impact de l’intervention mise en œuvre de celui du contexte parfois changeant au sein duquel elle s’inscrit. Que la santé soit auto-évaluée ou renseignée par des indicateurs (absentéisme…), sa mesure peut tout aussi bien être influencée par des changements organisationnels ne relevant pas de l’intervention ou par le contexte sociétal global. C’est ce qui est relaté par Elo, Leppänen & Sillanpää (1998) : ces chercheurs finlandais ont mené une intervention suivie d’une baisse de l’absentéisme dans l’entreprise ciblée. Il s’agissait cependant d’une tendance globale et massive en Finlande vue comme la résultante d’une récession économique et de la crainte de perdre son emploi. Ces aspects doivent donc être pris en compte dans l’évaluation des interventions. Il en résulte que de nombreux auteurs tels que Nielsen, Fredslund, Christensen et Albertsen (2006) ou Griffiths (1999) affirment désormais que s’intéresser aux résultats d’une intervention sans considérer son processus et son contexte a peu de sens.

Enfin, cette approche orientée-résultats soulève des problèmes éthiques. C’est notamment le cas des Essais Contrôlés Randomisés qui – à des fins de recherche – privent une partie des salariés du bénéfice éventuellement associé à l’intervention. Or, de telles pratiques sont difficilement audibles et acceptables pour nos interlocuteurs dans les entreprises.

C’est ainsi que progressivement, un second paradigme émerge ; il ne prend plus seulement en compte les résultats de l’intervention mais aussi son contexte et son

processus (Nielsen et al., 2010). Il est l’objet d’un intérêt croissant dans la littérature

où les auteurs insistent sur la nécessité de documenter les stratégies de mise en œuvre des interventions de manière qualitative (Berthelette et al., 2008; Randall, Cox, & Griffiths, 2007). Une solution consiste alors à faire appel à des stratégies et des méthodes de recherche plus aptes à nous renseigner sur des phénomènes organisationnels complexes, peu appréhendés par la logique expérimentale (études de cas, méthodes qualitatives…). De plus, ces stratégies et méthodes apparaissent comme plus faciles à mettre en œuvre et plus fiables dans des situations de recherche- intervention difficiles à « contrôler » (Randall et al., 2007). Nous sommes partis de ces récentes avancées pour concevoir le canevas général de la thèse, qui est présenté dans la partie suivante.