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La méthode du contrôle de constitutionnalité appliqué au principe d’égalité

L’égalité devant la loi Patrick KINSCH

III. La méthode du contrôle de constitutionnalité appliqué au principe d’égalité

1. Unicité ou pluralité des critères de constitutionnalité

Est-ce que le contrôle de la Cour Constitutionnelle s’exerce, dans tous les domaines, selon les mêmes critères ? Etant donné la similitude de la formulation du principe d’égalité en jurisprudence belge et en jurisprudence luxembourgeoise, un doute pourrait provenir du fait que la juridiction constitutionnelle belge entend distinguer, en ce qui concerne l’application du principe d’égalité, entre les régimes substantiels et les régimes procéduraux ; une formule typique, qui revient dans de nombreux arrêts belges, est la suivante :

« La différence de traitement entre certaines catégories de personnes qui découle de l’application de règles procédurales différentes dans des circonstances différentes n’est pas discriminatoire en soi. Il ne pourrait être question de discrimination que si la différence de traitement qui découle de l’application de ces règles de procédure entraînait une limitation disproportionnée des droits des personnes concernées »53. Dans l’affaire mettant en cause le régime disciplinaire particulier des agents des Postes et Télécommunications, la Cour Constitutionnelle n’a pas suivi cette jurisprudence de la Cour d’arbitrage belge ; elle a préféré appliquer, au régime disciplinaire différencié défini par la loi, le critère de contrôle dont elle se sert habituellement, en vérifiant dans quelle mesure le but légitime poursuivi par la loi pouvait justifier la dérogation au régime disciplinaire de droit commun54. La solution adoptée revient à affirmer clairement l’existence d’un véritable droit à l’égalité devant les régimes procéduraux, alors que la jurisprudence constitutionnelle belge tend à lui substituer un simple contrôle du droit au procès équitable.

2. Les deux étapes du contrôle

a) Contrôle préalable de la comparabilité des situations

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Cf. CEDH, 23 octobre 1990, Darby c. Suède, Série A, no 187.

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V. p. ex. l’arrêt 66/2002 du 28 mars 2002 (régime disciplinaire particulier des membres de la gendarmerie). Pour le caractère constant de cette jurisprudence belge, v. F. DELPEREE et al., « Chronique de jurisprudence »,RBDC 2003, p. 298.

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Arrêts 41 et 42, préc. La jurisprudence belge avait été invoquée dans les conclusions de l’Entreprise des Postes et Télécommunications.

Puisque le contrôle de la Cour Constitutionnelle s’exerce sur des normes à caractère général et impersonnel, il n’est pas concevable que la situation d’un requérant soit en tous points identique à une autre situation qui se voit appliquer un régime juridique préférable : une norme générale et impersonnelle doit nécessairement s’attacher à une caractéristique qui soit propre à une seule catégorie de situations à laquelle elle entend faire correspondre un régime juridique déterminé. Mais, à défaut de pouvoir être identiques, les situations que l’on souhaite voir comparer par la Cour Constitutionnelle doivent néanmoins être comparables. Si les différences entre les situations sont à ce point importantes que les situations ne répondent pas à ce standard minimum de comparabilité, l’examen de la juridiction constitutionnelle s’arrêtera à ce premier stade.

Une illustration en est l’arrêt de la Cour Constitutionnelle qui a trait à la législation sur les cotisations à la Caisse nationale des prestations familiales auxquelles restaient soumises les personnes exerçant une profession indépendante, alors que les cotisations afférentes aux activités de salariés et des agriculteurs étaient prises en charge par l’Etat. La Cour Constitutionnelle constate que la situation des salariés n’est pas comparable à celle des personnes exerçant une activité non salariée : les salariés n’avaient jamais été soumis, à titre personnel, au paiement de cotisations à la Caisse (leurs cotisations étant originairement à la charge de leurs employeurs), si bien que la prise en charge des cotisations par l’Etat n’a pas modifié leur situation personnelle. En revanche, « les situations de la catégorie socioprofessionnelle des agriculteurs et celle des personnes affiliées obligatoirement à titre d’une activité [non agricole] non-salariée … sont comparables dès lors que les personnes des deux catégories exercent à titre principal des activités non-salariées et étaient assujetties …, suivant des modalités certes différentes, aux cotisations à la CNPF »55.

Le maniement par la Cour Constitutionnelle de cette condition préalable de comparabilité n’aboutit pas à nier la comparabilité de deux situations lorsque ces situations, quelles que soient les différences existant entre elles, sont comparables même partiellement56.

b) Contrôle de la justification de la différenciation entre les situations

La formule consacrée par la jurisprudence de la Cour Constitutionnelle est une formule détaillée et pédagogique ; elle revient à l’idée que – comme l’avait exprimé le premier arrêt de la Cour Constitutionnelle en matière d’égalité – « la spécificité [des régimes juridiques respectifs] se justifie si la différence de condition [entre les situations de fait ou de droit] est effective et objective, si elle poursuit un intérêt public et si elle revêt une ampleur raisonnable »57, en somme si le but poursuivi par la loi

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Arrêt 9/00, préc. Autre exemple de constat de non-comparabilité (par référence au libre choix des époux entre le divorce par consentement mutuel et le divorce pour cause déterminée) : arrêt 13/02 du 17 mai 2002, Mémorial A n° 60, 13 juin 2002, p. 1521.

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Elle est en cela sur la même ligne que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, selon laquelle il suffit que les deux situations soient suffisamment comparables (cf. CEDH, 10 octobre 2006, Paulík c. Slovaquie, no 10699/05).

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dans la différenciation entre deux situations comparables est un but légitime qui est de nature à justifier réellement la différenciation opérée. La formule actuellement employée par la Cour Constitutionnelle consiste à sous-diviser cette idée directrice en plusieurs sous-critères, et les arrêts se rattachent en général à rechercher ce qu’il en est de chacun de ceux-ci58 :

Premièrement, le contrôle – qui a pour but de voir si la différence entre les situations peut justifier la différence entre les régimes juridiques – s’attache d’abord à la

différence des situations, en vérifiant si les disparités entre elles sont « objectives ». Le caractère « objectif » des disparités s’oppose à une différenciation en fonction de critères purement subjectifs – différenciation difficilement concevable, il est vrai, aussi longtemps qu’un minimum de qualité technique de la législation est assuré. Certains arrêts de la Cour Constitutionnelle vont plus loin, en exigeant, au titre de la vérification du caractère objectif des disparités, une rationalité dans la définition des catégories entre lesquelles le législateur entend différencier, eu égard au but de la loi59. Ces arrêts ont l’avantage de conférer un caractère moins formel à la vérification du caractère objectif des disparités entre les situations. Il est vrai qu’ils tendent à faire de cette vérification un simple préalable à la vérification de la mesure dans laquelle le but du législateur peut justifier la différenciation entre les deux situations, vérification qui incombe également à la Cour Constitutionnelle.

Deuxièmement, le contrôle s’intéresse ensuite à la différence des régimes juridiques

correspondant aux deux situations, en vérifiant qu’elle est « rationnellement justifiée, adéquate et proportionnée à son but ». Ce but doit évidemment être un but légitime, un « intérêt public » comme l’avait expressément exigé le premier arrêt de la Cour Constitutionnelle en matière d’égalité devant la loi60. Il est assez rare, mais peut-être pas inédit, que la Cour Constitutionnelle ne soit pas en mesure de constater l’existence même d’un but raisonnable poursuivi par le législateur dans la différenciation des régimes61. Le plus souvent, elle conclut à l’existence d’un but déterminable, et vérifie ensuite que ce but est de nature à justifier, de manière rationnelle, adéquate et proportionnelle, la différence des régimes juridiques.

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Un raisonnement simplifié se rencontre de temps en temps : v. les arrêts 20/04 du 28 mai 2004, Mémorial A n° 94, 18 juin 2004, p. 1561 ; 21/04 et 22/04, préc. ; 36/06, préc.

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P. ex. arrêt 7/99, préc. (article 380 du Code civil, aux termes duquel l’autorité parentale sur un enfant naturel reconnu par ses deux parents est exercée par la mère : « la différence entre père et mère naturelle envisagée par le législateur consiste en l’espèce dans la spécificité sociologique des concepts de père et de mère ; que cette différence est à considérer comme objective ; … qu’il en va de même de la différence entre les pères légitime et naturel, cette différence découlant de l’institution légale du mariage ») ; arrêt 8/99 du 9 juillet 1999, Mémorial A n° 106, 3 août 1999, p. 2007 (à propos du recours du Fonds de l’emploi en remboursement des indemnités de chômage contre l’employeur responsable d’un licenciement abusif, mais non contre le salarié en cas de licenciement justifié : « en l’espèce, il y a disparité objective en ce que l’employeur occupe sur le marché du travail une position d’autorité et le salarié une position de subordination »).

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Arrêt no 2/98, préc.

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Compte tenu de la motivation de ces arrêts, les lois ayant fait l’objet des arrêts 21/04 et 22/04, préc. ; 26/05, préc. ; 28/06 à 33/06, préc.

La vérification de ces différents sous-critères peut, semble-t-il, être systématisée comme suit.

Le caractère rationnel est la première exigence à remplir : il faut que la différenciation effectuée puisse raisonnablement viser à atteindre le but que s’est fixé le législateur. Son adéquation est une exigence qui va un peu plus loin, et qui tient à ce que le but poursuivi par le législateur puisse être réellement atteint par la différenciation opérée. Enfin, la proportionnalité est l’exigence la plus rigoureuse : même si la différenciation vise à atteindre un but légitime, et que ce but est réellement atteint grâce à cette différenciation, encore faut-il que la restriction des droits d’une catégorie de personnes ne soit pas excessive par rapport à ce qui était réellement nécessaire pour atteindre le but législatif, voire – expression la plus exigeante du principe de proportionnalité – que la restriction des droits de cette catégorie de personnes, même si elle est nécessaire à la réalisation du but législatif, ne soit pas excessive par rapport à la valeur qu’il convient de reconnaître au but lui-même : à la limite, le principe de la proportionnalité peut exiger du législateur de renoncer à la réalisation de certains buts qu’il pourrait se fixer62.

Un assez bon exemple de mise en œuvre du contrôle de proportionnalité est représenté par l’arrêt qui a trait aux conditions de l’adoption plénière qui, en droit luxembourgeois, est réservée à des couples mariés : la Cour constate que cette restriction se justifie par la « garantie accrue au profit de l’adopté par la pluralité des détenteurs de l’autorité parentale dans le chef des gens mariés », tout en relevant « une proportionnalité raisonnable du fait que l’adoption simple reste ouverte aux célibataires »63.

3. La détermination de l’objectif de la loi

L’identification du but poursuivi par la loi a, on l’aura vu, une importance primordiale. C’est par rapport à lui que se juge, en définitive, la constitutionnalité d’une différenciation opérée par le législateur. Si l’objectif de la loi est indéterminable par la Cour Constitutionnelle, la Cour conclura à l’existence d’une différenciation impossible à justifier et par conséquent inconstitutionnelle64. Ceci contribue en même temps – soit dit en passant – à démontrer, au-delà du contentieux constitutionnel, l’importance de l’élément téléologique dans la compréhension (et donc dans l’interprétation) de textes législatifs ou réglementaires65, et permet de douter du bien-fondé de la doctrine classique selon laquelle il convient d’évacuer complètement les

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Ce deuxième corollaire du principe de proportionnalité est ce qui en droit constitutionnel allemand est désigné comme la Verhältnismäßigkeit im engeren Sinne, qui va au-delà du contrôle de la Erforderlichkeit, premier corollaire du principe de proportionnalité. Le contrôle de la Geeignetheit correspond au contrôle, préalable, de l’« adéquation » (sur cette terminologie, v. H. JARASS/ B. PIEROTH, préc. [note 18], Art. 3, no 27). En exerçant ce type de contrôle (c’est-à-dire en mettant en balance l’intérêt public poursuivi par le législateur avec les intérêts privés touchés par la différenciation), le juge constitutionnel exerce un contrôle maximum, cf. supra, no 5.

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Arrêt no 2/98, préc.

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Cf. supra, texte et note 63.

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Elément téléologique sur lequel met l’accent Pierre Pescatore, V.P.PESCATORE, Introduction à la science du droit, Luxembourg, 1960, p. 341 et s., et mise à jour 1978, p. 572 et s.

considérations téléologiques dans l’interprétation de textes législatifs clairs66 : l’application de cette règle d’interprétation aboutit à des différenciations « claires », mais potentiellement inconstitutionnelles s’il s’avère qu’elles ne concordent pas avec le but législatif qui était censé justifier les distinctions opérées.

La manière pour la Cour Constitutionnelle de déterminer le but poursuivi par la loi a été décrite de façon détaillée dans l’un de ses arrêts :

« Considérant qu’en cas d’inégalité créée par la loi entre des catégories de personnes, il appartient au juge constitutionnel de rechercher l’objectif de la loi incriminée ; qu’il lui incombe, à défaut de justification suffisamment exprimée dans les travaux préparatoires, de reconstituer le but expliquant la démarche du législateur pour, une fois l’objectif ainsi circonscrit, examiner s’il justifie la différence législative instituée au regard des exigences de rationalité, d’adéquation et de proportionnalité »67.

4. Contrôle abstrait ou contrôle concret ?

L’article 95ter de la Constitution fait de la Cour Constitutionnelle une juridiction qui ne connaît pas elle-même du fond du litige ; la Cour ne peut être saisie que par voie de question préjudicielle d’une autre juridiction. L’article 8 de la loi du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour Constitutionnelle met en œuvre cette définition restrictive de la compétence de la Cour en exigeant que les questions de constitutionnalité soumises par des juridictions à la Cour Constitutionnelle l’invitent à confronter des textes législatifs déterminés à des dispositions de la Constitution68. Il semble bien, dès lors, que la volonté des auteurs de la révision constitutionnelle et de la loi du 27 juillet 1997 ait été de conférer au contrôle de constitutionnalité, quoiqu’exercé par voie d’exception dans un litige concret, un caractère prononcé d’abstraction.

Dans l’affaire qui avait trait à la (non-)reconnaissance d’une adoption plénière prononcée au Pérou au profit d’une célibataire luxembourgeoise, le caractère abstrait du contrôle de la Cour Constitutionnelle a ainsi amené la Cour à se prononcer sur la constitutionnalité d’une norme législative luxembourgeoise (article 367 du Code civil, aux termes duquel l’adoption plénière ne peut être prononcée qu’au profit d’un couple marié), sans pouvoir prendre en considération les faits concrets de l’espèce. Abstraitement, la réponse de la Cour Constitutionnelle n’était pas dépourvue de plausibilité ; selon son arrêt, la différence entre les couples mariés et les célibataires, candidats à l’adoption, s’appuie « sur une distinction réelle découlant de l’état civil des personnes, sur une garantie accrue au profit de l’adopté par la pluralité des

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Une doctrine qui se reflète dans une partie de la jurisprudence des juridictions administratives sur l’interprétation des « textes clairs et précis » : Pas. adm., 2006, voLois et règlements, nos 50 et 51 (mais cf. la nuance ibid., no 52). Pour une approche critique de la doctrine du « sens clair » des lois, v. M. VAN DE KERCHOVE, « Le sens clair d’un texte : Argument de raison ou d’autorité ? », in Arguments d’autorité et arguments de raison en droit, Bruxelles, 1989, p. 291 et s.

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Arrêt no 9/00, préc.

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L’arrêt 2/98 (préc.) en a déduit que toute question soumise à la Cour constitutionnelle qui s’écarte de cette prescription d’ordre formel est irrecevable.

détenteurs de l’autorité parentale dans le chef des gens mariés et sur une proportionnalité raisonnable du fait que l’A simple reste ouverte au célibataire ». Raisonnement plausible, si on ne prend en considération – de manière abstraite et donc, au fond, simplifiée – que des situations internes, les rares adoptions intervenant au Luxembourg et concernant des enfants y résidant. Seulement, en l’espèce l’enfant avait dès à présent été adopté, au Pérou, par une célibataire luxembourgeoise ; et il semblerait que, alors que pour chacun des rares enfants adoptables luxembourgeois, il y ait plusieurs couples d’adoptants potentiels, la situation au Pérou soit inverse pour des enfants comme celui adopté en l’occurrence par une célibataire. La Cour européenne des droits de l’homme, saisie ultérieurement d’un recours contre le Grand-Duché de Luxembourg par la mère adoptive et par l’enfant, a pu prendre en considération ces dernières circonstances, et a abouti à une conclusion opposée à celle à laquelle était parvenue la Cour Constitutionnelle : en refusant la reconnaissance à cette adoption péruvienne qui produisait déjà, de facto, des effets, le Luxembourg n’a pas seulement méconnu le droit au respect de la vie familiale des requérantes, mais également le droit des intéressées à la non-discrimination69.

Cet incident ne reflète pas une divergence de vues entre la Cour Constitutionnelle et la Cour européenne des droits de l’homme70. Les deux juridictions n’avaient, tout simplement, pas à répondre à la même question, si bien qu’il n’est pas trop étonnant que leurs réponses aient été divergentes. Mais il est clair que la réponse de la Cour européenne des droits de l’homme, plus proche des faits et moins abstraite, était objectivement préférable. Au Luxembourg, c’est aux juridictions de fond qu’il appartenait de prendre en considération les éléments concrets de la situation internationale dont il s’agissait.

IV. Les conséquences du constat d’une violation du principe