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Le contexte des arrêts de la Cour Constitutionnelle

Le domaine de la loi et du règlement Alain STEICHEN

I. Le contexte des arrêts de la Cour Constitutionnelle

Selon la conception que l’on se fait de la souveraineté, la question du domaine de la loi et du règlement reçoit une réponse bien différente. Si la souveraineté réside dans le Grand-Duc, toutes les questions que la Constitution ne réservera pas à la loi pourront être fixées par règlement grand-ducal. Dans ce cas, la compétence du Grand-Duc est une compétence de droit commun, la Chambre des députés n’ayant qu’une compétence d’attribution là où la Constitution l’aura prévu. Si par contre la souveraineté ne réside pas sur la tête du Grand-Duc, mais dans la Nation ou le peuple, la compétence du Grand-Duc, au lieu d’être de droit commun, sera d’attribution.

A ce sujet, comme l’a déjà fait remarquer le Conseil d’État3, « le texte constitutionnel a (…) effectué un virage de 180 degrés ». De 1815 à 1848 en effet, le Souverain était incontestablement le Roi Grand-Duc. Si la Constitution de 1848 restait certes muette sur le sujet4, la Constitution de 1856, aux termes de laquelle « La puissance souveraine réside dans la personne du Grand-Duc » (art. 32), confirmait cette analyse. Tout comme Louis XIV, le Roi Grand-Duc aurait pu affirmer à l’époque :

3

Conseil d’Etat, Le Conseil d’État gardien de la Constitution et des Droits et Libertés fondamentaux, Luxembourg, 2006, p. 142.

4

L’avant-projet de la Constitution se lisait comme suit: “tous les pouvoirs émanent de la nation”. Ce texte fut écarté par la suite pour ne pas froisser la susceptibilité du Roi Grand-Duc.

« l’État, c’est moi ! ». La Constitution de 1868 modifia comme suit l’article 32 : « Le Roi Grand-Duc exerce la puissance souveraine conformément à la présente Constitution et aux lois du pays ». Le mutisme des travaux parlementaires sur la question du siège de la souveraineté amena un vif débat doctrinal entre deux ministres d’État, MM. Paul Eyschen et Emmanuel Servais, sur la question de savoir si le Grand-Duc pouvait encore agir de matière autonome en matière règlementaire, ou si toute action de sa part nécessitait une loi préexistante5.

Aussi la Chambre des députés a cru nécessaire de réviser en 1919 l’article 32 de la Constitution en reformulant celui-ci comme suit : « Le Grand-Duc (…) n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui attribuent formellement la Constitution et les lois particulières portées en vertu de la Constitution (…) ». Si le droit d’action grand-ducale se trouve ainsi conditionné par l’existence d’une loi, le Grand-Duc ne peut plus être considéré comme étant le détenteur du « résidu de souveraineté ». Celle-ci réside désormais, aux termes de l’alinéa 1er de l’article 32 « dans la Nation » (« La puissance souveraine réside dans la Nation »). Aussi, en moins de 100 ans, les propositions en matière de partage des compétences entre la loi et le règlement grand-ducal ont été complètement inversées : alors que jusqu’en 1919, le règlement grand-ducal régissait tout ce que la loi n’avait pas prévu6, le Grand-Duc ne dispose plus du droit de prendre des règlements autonomes depuis cette date, mais doit se cantonner à exécuter des lois préexistantes.

La révision constitutionnelle de 1919 a non seulement opéré un transfert de souveraineté, mais elle a également choisi entre les deux conceptions de souveraineté théoriquement envisageables: la souveraineté populaire et la souveraineté nationale. La souveraineté populaire est celle de Jean-Jacques Rousseau qui dans son Contrat social attribue à chaque individu formant le corps social une parcelle de la souveraineté. Fractionnée et atomisée, la souveraineté populaire est plus concrète et plus facilement accessible à l’esprit que le concept de souveraineté nationale initialement développé par l’abbé Emmanuel Sieyès. Pourtant c’est cette conception de la souveraineté que la Constitution a retenu. La souveraineté appartient à la Nation; celle-ci forme une entité distincte de ceux qui la composent. La souveraineté nationale a sa volonté propre. Il n’y a donc pas des milliers de cosouverains, mais une souveraineté unique appartenant à l’État en tant que Nation juridiquement organisée. Si la Nation détient ainsi le « pouvoir suprême et absolu »7, il lui faut toutefois une personne pour l’exercer. C’est le rôle du Grand-Duc8. Étant acquis depuis 1919 que le Grand-Duc ne dispose plus que d’un pouvoir « dérivé », c'est-à-dire subalterne9, il ne dispose plus d’un pouvoir règlementaire

5

P. EYSCHEN, Staatsrecht des Grosshergzogtums Luxemburg, Luxembourg, 1910, p. 122 ; sur le débat, v. note Ch. L. H. sous Cass., 17 janv. 1957, Pas. lux. 17, p. 105.

6

P. MAJERUS, L’État luxembourgeois, 4ème éd., Luxembourg, p. 152.

7

E. ZOLLER, Introduction au droit public, Paris, 2006, n° 18.

8

Article 32 al. 2 de la Constitution : “(le Grand-Duc) l’exerce conformément à la présente Constitution et aux lois du pays”.

9

P. PESCATORE, “Essai sur la notion de la loi”, in: Livre jubiliaire du Conseil d’État, 1856-1956, Luxembourg, 1956, p. 365, ici n° 43.

autonome, s’exerçant en dehors de tout texte de loi. Son pouvoir d’action en matière de règles générales et abstraites se trouve depuis lors limité à prendre des dispositions complémentaires à la loi, pour la rendre opérationnelle là où elle ne l’est déjà pas par elle-même.

Mais cela ne répond pas à la question de savoir si le législateur peut court-circuiter le Grand-Duc en attribuant directement à tel ou tel ministre le soin d’exécuter la loi par la voie d’un règlement ministériel, ou si le Grand-Duc peut conférer un tel droit au ministre (le cas échéant parce que le législateur l’y autorise expressément). La doctrine belge invoque les « nécessités de la vie administrative » et parle de « règle de bon sens », tout en s’interrogeant sur le caractère orthodoxe d’une attribution directe par la loi de la fonction réglementaire à un ministre10. La doctrine luxembourgeoise semblait divisée. Tantôt elle indiquait la possibilité de la délégation de la fonction réglementaire au ministre par le Grand-Duc comme celle de l’attribution directe par la loi sans la commenter, ce qui laissait présumer qu’elle n’y voyait pas d’obstacles sur le plan juridique11. Tantôt elle la critiquait comme étant inconstitutionnelle, au motif que la subdélégation serait prohibée en droit public (délégation par le Grand-Duc) et qu’elle ne respecterait pas les termes de la Constitution qui ne viseraient que le Grand-Duc en tant que titulaire du pouvoir réglementaire (attribution directe par la loi du pouvoir réglementaire à un ministre)12. En cas de subdélégation, la doctrine s’accommodait des règlements ministériels s’ils ne portaient que sur des « détails d’exécution », sans créer de règles nouvelles (ex.: nomination à des postes, fixation de délais)13, avis qui n’était pas partagé par les cours et tribunaux14. En cas d’attribution directe, le règlement ministériel, étant pris sur le pied de la loi, serait certes inconstitutionnel, tout en étant “couvert par la loi” et partant non critiquable devant les tribunaux. L’intérêt de procéder par voie de règlements ministériels ayant paru suffisant aux pouvoirs publics, le nombre de règlements ministériels adoptés bon an mal an a été considérable, même si leur cadre juridique a dû paraitre incertain jusqu’au premier arrêt de la Cour Constitutionnelle (v. le tableau ci-dessous).

10

P. WIGNY, Droit constitutionnel, t. 1er, Bruxelles, 1952, p. 157.

11

P. MAJERUS, préc., p. 153.

12

A. LOESCH, Le Pouvoir réglementaire du Grand-Duc, Luxembourg, 1951, p. 60.

13

A. LOESCH, op.cit., p. 48.

14

Trib. adm., 16 juin 1997, Wolter-Weber, n° 9457; confirmé par CA, 15 janvier 1998, n° 10180C (“le priviliège d’exécution des traités – et des lois – conféré par la Constitution au Grand-Duc constitue en même temps pour celui-ci une obligation dont il ne saurait se décharger sur un autre organe par voie de subdélégation”).

Année Règlements ministériels Règlements grand-ducaux 1990 81 220 1991 110 239 1992 112 263 1993 102 309 1994 124 290 1995 107 204 1996 107 232 1997 114 228 1998 (Arrêt 01/98) 65 243 1999 40 287 2000 29 300 2001 32 264 2002 32 234 2003 (Révision art. 76) 27 273 2004 39 263 2005 257 230 2006 382 279

Une autre question, quoique similaire, est celle de savoir si la loi peut dans certains domaines ne pas régler tout elle même, mais laisser le soin au Grand-Duc de prendre des règlements complémentaires. Il existe en effet, notamment en matière de libertés publiques, une compétence exclusive de principe du législateur, en ce sens qu’il lui appartient seul de prendre les dispositions en la matière. Il en est ainsi si la Constitution emploie la formule active selon laquelle « la loi détermine »15, la « loi règle »16, la « loi prescrit »17 une matière donnée; il en est également ainsi si l’intervention du législateur est exigée en raison de l’emploi de la formule passive

15

Art. 10 al. 2 (naturalisation); art. 10bis al. 2 (égalité); art. 23 al. 2 (éducation); art. 28 (secret des lettres); art. 82 (responsabilité des députés); art. 99 (impôts communaux fixés par la loi).

16

Art. 28 al. 2 (secret des lettres); art. 29 (emploi des langues); art. 64 (droit d’enquête dans la Chambre des députés); art. 94 al. 2 (organisation des tribunaux du travail); art. 107 al. 5 et 6 (composition des organes communaux et gestion communale); art. 114 al. 3 (référendum).

17

prévoyant que la fixation de règles en une matière déterminée ne peut avoir lieu « que par la loi »18 ou « que par une loi »19. Dans tous ces cas où la Constitution attribue au pouvoir législatif une compétence réservée du pouvoir de prendre la règle d’application générale, le législateur parait tenu d’exercer lui-même la compétence qui lui a été attribuée, sans pouvoir la déléguer, en tout ou en partie, au pouvoir réglementaire.

Devant prévoir tout directement elle-même jusque dans ses derniers détails, la législation risque alors de vite devenir touffue et de se trouver rapidement dépassée par les changements qui ne manqueront pas d’intervenir dans la société. La loi devra dès lors être amendée, même sur des points de détail, par le vote d’une loi nouvelle, ce qui peut prendre du temps et en fin de compte paralyser le Parlement20. Plutôt que de risquer de créer une Chambre des députés « débridée », légiférant à tout va, l’on pourrait dès lors songer à décharger quelque peu le Parlement dans les domaines réservés à la loi, en transférant au pouvoir règlementaire la fixation des règles de détail endéans le cadre posé par la loi. Ceci pose la question de savoir si la Chambre des députés pourrait en ces matières ne régler que les problèmes les plus importants, et soit implicitement, soit explicitement conférer le soin au Grand-Duc de prendre les dispositions complémentaires nécessaires afin de rendre la loi pleinement opérationnelle.

Les arrêts de la Cour Constitutionnelle commentés ci-après s’inscrivent dans le contexte de ces incertitudes relatives. Ils étaient doublement attendus21 : parce qu’il s’agissait, en ce qui concerne la question de la délégation règlementaire au ministre, de la première décision de la Cour Constitutionnelle ; mais aussi parce que le premier arrêt de la Cour Constitutionnelle allait donner des indications sur l’approche que la Cour Constitutionnelle allait sans doute retenir en matière de contrôle des lois : un contrôle exclusivement juridique, ou un contrôle teinté de considérations politiques ? Dans son arrêt 01/98 la Cour Constitutionnelle a fait preuve d’une grande orthodoxie juridique ; les autres arrêts rendus dans le domaine du partage des compétences entre la loi et le règlement, mais également ceux rendus dans les domaines commentés dans ce livre, montrent que la Cour Constitutionnelle a donné une orientation décisive de sa jurisprudence dans le sens d’un contrôle exclusivement juridique des lois.