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Champ d’application personnel : l’égalité et les étrangers

L’égalité devant la loi Patrick KINSCH

II. Le champ d’application du principe d’égalité

2. Champ d’application personnel : l’égalité et les étrangers

Retour au texte : « Les Luxembourgeois sont égaux devant la loi », dit l’article 10bis

de la Constitution. Ce qui pose une question dont l’importance, au Luxembourg, ne saurait être niée – sauf par ceux qui ignoreraient l’importance de la population étrangère au Luxembourg, qui représente dès à présent plus de 40% de la population résidente, et des travailleurs étrangers, qui représentent environ 80% des salariés du secteur privé38. Toutes ces personnes ne bénéficient-elles donc pas, en vertu de la Constitution, du droit à l’égalité devant la loi ?

L’explication de ce texte constitutionnel gênant est une explication historique. La Constitution luxembourgeoise s’inspire sur ce point, comme sur de nombreux autres, de la Constitution belge de 1831 qui comportait une disposition selon laquelle « les Belges sont égaux devant la loi »39. Au demeurant, le chapitre tout entier dans lequel figure le droit à l’égalité devant la loi s’intitulait, dans le texte originaire de la Constitution luxembourgeoise, « Des Luxembourgeois et de leurs droits », jusqu’au remplacement de cet intitulé par un « Des libertés publiques et des droits fondamentaux », plus moderne, lors de la révision du 2 juin 199940. L’idée reflète une tendance du constitutionnalisme du XIXe siècle, dont on trouve des traces dans

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Arrêt 25/05 du 7 janvier 2005, Mémorial A n° 8, 26 janvier 2005, p. 73.

34

Arrêt 26/05 du 8 juillet 2005, Mémorial A n° 106, 22 juillet 2005, p. 1853.

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Arrêts 29/06 à 33/06, préc.

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Arrêt 36/06 du 20 octobre 2006, Mémorial A n° 188, 6 novembre 2006, p. 3303.

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Arrêt 40/07 du 25 mai 2007, Mémorial A n° 96, 19 juin 2007, p. 1805.

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Sur cette évolution, v. M. WAGENER, « Wirtschaftliche Entwicklung und Veränderung der Arbeitswelt » inHandbuch der sozialen und erzieherischen Arbeit in Luxemburg, à paraître, 2008, partie II, « Der grenzüberschreitende Arbeitsmarkt ».

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Cette phrase figure toujours dans la Constitution belge actuelle : art. 10, al. 2.

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d’autres constitutions, à prendre ses distances par rapport à la proclamation des « droits de l’homme » lors de la révolution française et à se borner à définir des droits du citoyen, du national41. Mais comment appliquer un texte du XIXe siècle au début du XXIe ? La question se dédouble :

a) La jouissance du droit à l’égalité par les étrangers

Cette première sous-question n’a pas trait à la différenciation entre Luxembourgeois et étrangers, mais à une question préalable, plus fondamentale encore : est-ce que la rédaction de l’article 10bis, paragraphe 1er, de la Constitution n’empêche pas les étrangers de pouvoir invoquer le principe même de l’égalité devant la loi, fût-ce à l’encontre d’une discrimination qui les frapperait, en raison de telle ou telle caractéristique personnelle sans lien avec leur nationalité, au même titre que les Luxembourgeois qui partageraient cette caractéristique personnelle ?

Dans l’affaire de l’adoption d’un enfant péruvien par une célibataire, cette question a semblé importante à la Cour Constitutionnelle, qui a pris soin de justifier l’applicabilité, à cet enfant étranger, du principe d’égalité. Elle l’a fait dans les termes suivants : le principe d’égalité est « applicable à tout individu touché par la loi luxembourgeoise si les droits de la personnalité sont concernés »42. Cette formulation est excellente par la définition large du cercle des personnes de nationalité étrangère qui peuvent dans certains cas bénéficier de l’égalité : ce sont les étrangers touchés par la loi luxembourgeoise, qu’ils résident sur le territoire du Luxembourg ou non. La protection des droits fondamentaux s’étend par conséquent aussi loin que l’ordre juridique luxembourgeois lui-même. On ne peut que se féliciter de ce principe. Mais d’un autre côté, la formule choisie par la Cour Constitutionnelle était trop restrictive en réservant l’applicabilité du principe d’égalité aux cas dans lesquels des « droits de la personnalité » sont en jeu. La notion de droit de la personnalité n’est pas univoque ; la jurisprudence du tribunal administratif, qui a essayé d’élargir la formule de la Cour Constitutionnelle aux « droits extrapatrimoniaux » mais l’a appliquée en même temps au droit – patrimonial – à une garantie de l’Etat de certains montants dus aux travailleurs en cas de faillite de leur employeur43, montre toutes les difficultés de cette approche.

Or la Constitution luxembourgeoise contient en réalité, parmi les « Dispositions générales » du chapitre XI, un texte d’esprit libéral, lui-même repris de la Constitution belge de 1831, qui permet de résoudre la difficulté. Aux termes de l’article 111 : « Tout étranger qui se trouve sur le territoire du Grand-Duché jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens, sauf les exceptions établies par la loi ». Dans ses cinq arrêts relatifs au forfait d’éducation, dont étaient privés les fonctionnaires

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D. MERTEN, « Begriff und Abgrenzung der Grundrechte » in Handbuch der Grundrechte (D. Merten/H.-J. Papier, éd.), vol. I, Heidelberg, 2004, § 35, no 18 : « Bürgerrechte statt Menschenrechte ».

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Arrêt 2/98, préc.

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Trib. adm., 12 janvier 1999, no 10800 du rôle. Cf. M. ELVINGER et P. KINSCH, « La discrimination dans la vie publique », rapport national luxembourgeois pour l’Association Henri Capitant, Journées franco-belges de 2001 (Travaux de l’Association Henri Capitant, vol. LI, Paris, 2004, p. 913 et Bull. Laurent 2001-I, 57), no 9.

des organisations internationales, la Cour s’est souvenue de ce texte, en relevant, après la citation de l’article 10bis, paragraphe 1er, « que l’article 111 de la loi fondamentale, que la Cour ajoute au besoin, étend cette garantie à des personnes non luxembourgeoises »44. On peut déduire de ces arrêts que tant les Luxembourgeois que les étrangers bénéficient du droit constitutionnel à l’égalité. Il ne convient pas, à notre avis, de lire littéralement l’article 111 et d’introduire une nouvelle restriction exigeant que les étrangers se trouvent physiquement sur le territoire luxembourgeois, et encore moins qu’ils y aient été légalement admis45. La meilleure solution consiste à combiner les deux courants de la jurisprudence de la Cour Constitutionnelle que nous venons de présenter, et de juger qu’il résulte de la combinaison des articles 10bis et 111 de la Constitution qu’en ce qui concerne les étrangers, le principe d’égalité est, tout simplement, applicable à tout individu touché par l’ordre juridique luxembourgeois, sauf les exceptions établies par la loi.

Précisément, l’article 111 contient une restriction : « sauf les exceptions établies par la loi », qui vise les restrictions spécifiques des droits des étrangers en raison de leur nationalité. La différenciation entre les personnes qui possèdent la nationalité de l’Etat et celles qui ne la possèdent pas est certainement parfois légitime, mais elle ne l’est pas toujours. Pourtant, le risque d’une véritable discrimination au détriment des étrangers est un risque d’autant plus réel que les étrangers ne bénéficient pas du droit de vote aux élections parlementaires et ne disposent dès lors que de faibles moyens d’influencer le contenu de la législation. Il s’ensuit qu’ils ont, peut-être plus encore que les nationaux, besoin du contrôle juridictionnel des différenciations que leur impose la législation de l’Etat. Ce qui nous amène à la question suivante :

b) Les discriminations en raison de la nationalité

Un arrêt de la Cour Constitutionnelle – un seul – a adopté une interprétation de l’article 10bis de la Constitution qui nous paraît manifestement inexacte ou du moins inopportune : l’arrêt no 14/02, qui a trait à l’invocation de plusieurs droits fondamentaux – le droit à l’égalité devant la loi, mais aussi les droits naturels de la personne humaine et de la famille (article 11, paragraphe 3) et le droit au travail (article 11, paragraphe 4) – par un ressortissant tunisien, résidant à Echternach avec son épouse de nationalité luxembourgeoise. Le requérant considérait que ses droits fondamentaux étaient violés du fait du refus du Ministre du travail et de l’emploi de lui délivrer un permis de travail, refus fondé sur la loi du 28 mars 1972 concernant l’entrée et le séjour des étrangers. L’intéressé pouvait faire valoir qu’il était plus mal traité par la législation en vigueur au moment des faits qu’un autre individu, qui

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Arrêts 29/06 à 33/06, préc. ; v. aussi, depuis lors, arrêt 39/07 du 30 mars 2007, Mémorial A n° 56, 13 avril 2007, p. 1173.

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Mais cf. Trib. adm. (Prés.), 21 décembre 2005, no 20816 : « L’article 111 de la Constitution … ne confère qu’aux étranges légalement admis à séjourner sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg, un traitement égalitaire avec les nationaux ». Intervenue en matière d’entrée et de séjour des étrangers sur le territoire national, la solution concrète adoptée par cette ordonnance peut se justifier, mais il en va différemment de la portée générale qu’elle entend donner à l’exclusion du droit à l’égalité des étrangers en séjour irrégulier ; rien ne justifie de sanctionner l’irrégularité du séjour par une déchéance générale du droit à un traitement égal, surtout dans des matières dépourvues de lien avec cette irrégularité.

n’aurait pas le double malheur d’être tunisien et d’être marié à une Luxembourgeoise : si, tout en étant tunisien, il avait été marié à une ressortissante d’un autre Etat membre de l’Union européenne exerçant sur le territoire luxembourgeois une activité salariée ou non salariée, il aurait bénéficié de la dispense du permis de travail46 ! Il est, avouons-le, paradoxal qu’un Tunisien marié à une Luxembourgeoise bénéficie de moins de droits, au Luxembourg, qu’un Tunisien marié à une Belge résidant dans ce pays. C’est une forme de discrimination à rebours – qui, en l’absence de mise en cause des libertés de circulation spécifiquement garanties par les traités communautaires, ne relève pas du droit communautaire, mais qui devrait relever du droit constitutionnel national lorsque, comme c’était sans doute le cas en l’espèce, il n’y a aucune justification légitime à ce traitement différencié.

Or la Cour Constitutionnelle répond à la question préjudicielle du tribunal administratif en des termes lapidaires :

« Considérant que si aux termes des articles 10bis et 11 (3) et (4) de la Constitution “les Luxembourgeois sont égaux devant la loi”, que “l’Etat garantit les droits naturels de la personne humaine et de la famille” et que “la loi garantit le droit au travail et assure à chaque citoyen l’exercice de ce droit”, l’article 111 de la Constitution dispose toutefois que “tout étranger qui se trouve sur le territoire du Grand-Duché jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens, sauf les exceptions établies par la loi” ;

Considérant qu’en raison des exceptions formellement prévues par la Constitution, les restrictions du droit au travail des étrangers contenues dans les articles 1er, 26 et 27 de la loi modifiée du 28 mars 1972, précitée, ne sont pas contraires à la Constitution »47.

Cette motivation, qui tend à déclarer conforme à la Constitution toute différenciation en raison de la nationalité, dès lors qu’elle est prévue par une loi quelconque48, ne peut être considérée comme satisfaisante : elle revient à légitimer toutes les discriminations, même les plus irrationnelles, au détriment des étrangers. Or on peut parfaitement voir les relations entre le principe d’égalité et l’article 111 de la Constitution différemment, ainsi qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour d’arbitrage belge qui a combiné le principe d’égalité (article 10 de la Constitution belge) avec l’article 191, dont l’article 111 de la Constitution luxembourgeoise constitue la copie conforme :

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Art. 11 du règlement (CEE) du Conseil du 15 octobre 1968 relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté européenne.

47

Arrêt 14/02 du 6 décembre 2002, Mémorial A n° 144, 23 décembre 2002, p. 3503.

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Cf. M. THEWES, « Dix ans de justice constitutionnelle au Grand-Duché de Luxembourg. Un premier bilan », Mélanges Francis Delpérée, Bruxelles/Paris, 2007, p. 1491, 1499 : « On est frappé de voir qu’à l’occasion de l’examen de cette question, la Cour a renoncé à examiner si l’exception mise en place par le législateur satisfaisait aux critères d’objectivité, de pertinence et de proportionnalité mis en avant dans toutes les autres affaires ».

« L’article 191 n’a pas pour objet d’habiliter le législateur à se dispenser, lorsqu’il établit une telle différence, d’avoir égard aux principes fondamentaux consacrés par la Constitution. Il le rappelle d’ailleurs expressément en commençant par poser en règle que l’étranger qui se trouve sur le territoire “jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens”. Il ne résulte donc en aucune façon de l’article 191 que le législateur puisse, lorsqu’il établit une différence de traitement au détriment d’étrangers, ne pas veiller à ce que cette différence ne soit pas discriminatoire, quelle que soit la nature des principes en cause »49,

et l’arrêt belge poursuit en appliquant à cette différenciation entre nationaux et étrangers une définition du principe d’égalité et de non-discrimination qui est identique à celle qu’elle utilise habituellement dans le contrôle de la constitutionnalité des lois, et dont s’est également inspirée la Cour Constitutionnelle luxembourgeoise. L’approche belge est incontestablement supérieure, sur ce point, à l’approche de la Cour Constitutionnelle luxembourgeoise. Elle est en harmonie avec la tendance qu’on peut constater dans la jurisprudence constitutionnelle comparée50. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est particulièrement nette : « Seules des considérations très fortes peuvent amener la Cour à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité »51.

L’arrêt de la Cour Constitutionnelle dans l’affaire du Tunisien est un exemple de ce qu’il faut éviter : une interprétation de la Constitution qui assure un niveau de protection moins élevé que la protection internationale des droits de l’homme.

Si la jurisprudence luxembourgeoise acceptait, dans le futur, d’adopter l’interprétation de l’article 111 que la Cour d’arbitrage belge a adoptée à propos de l’article 191 de la Constitution belge, le résultat n’en sera pas que les étrangers, et en particulier les étrangers non communautaires, bénéficieront d’une égalité absolue de droit avec les nationaux. Des différenciations raisonnables entre nationaux et étrangers restent

49

Cour d’arbitrage, 14 juillet 1994, no 61/94, Rev. dr. étr. 1994, p. 548 ; dans le même sens, v. Cour const. (belge), 12 décembre 2007, no 153/2007.

50

Dans le sens du contrôle du caractère raisonnablement justifié de la différenciation en raison de la nationalité dans différents domaines du droit, v., outre les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme cités à la note suivante : en jurisprudence allemande BVerfG, 20 mars 1979, BVerfGE 51, 1 ; BVerfG, 18 juillet 2006, BVerfGE 116, 243, étant observé qu’une condition de réciprocité à assurer par l’Etat dont l’étranger est ressortissant y est normalement considérée comme constitutionnellement admissible (BVerfG, 23 mars 1971, BVerfGE 30, 409) ; en jurisprudence canadienne : Law Society of British Columbia v. Andrews [1989] 1 R.C.S. 143 ; et dans la jurisprudence française récente : Cass. Soc., 14 janvier 1999, D. 1999, p. 334, par application de la Convention européenne des droits de l’homme ; C.E. Ass., 31 mai 2006, Gisti, Rec. p. 268, par référence au principe d’égalité tel qu’il est formulé par une série de textes nationaux et internationaux. Aux Etats-Unis, cf. Restatement Third, Foreign Relations Law of the United States, vol. II, St. Paul, American Law Institute Publishers, 1987, § 722 (2). Pour une référence à la pratique décisionnelle du Comité des droits de l’homme des Nations Unies, v. M. NOWAK, CCPR-Commentary, 2e éd., Kehl, 2005, p. 618 et s.

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Arrêt CEDH, 16 septembre 1996, Gaygusuz c. Autriche, Rec. 1996-IV, p. 1142, § 42, en matière d’avantages sociaux. De même, pour l’incompatibilité avec la Convention d’une réglementation nationale qui soumettait le droit des étrangers de bénéficier d’un avantage social à un accord de réciprocité avec le pays dont les intéressés étaient ressortissants : arrêt CEDH, 30 septembre 2003, Poirrez c. France, no 40892/98, CEDH 2003-X, §§ 39 et 49.

possibles. La différenciation en raison de la nationalité se justifie facilement en matière de participation à certains processus politiques de l’Etat ; elle peut se justifier le cas échéant (du moins à en juger d’après la pratique dominante) en matière de séjour sur le territoire national et d’accès aux activités économiques ; l’égalité a tendance à s’imposer, en revanche, en matière d’accès aux avantages sociaux ; et en matière de droit privé, le refus d’un avantage sur le seul fondement de la nationalité de l’intéressé est encore plus difficile à justifier. Il peut en aller de même du refus d’un avantage sur le seul fondement de la résidence à l’étranger52.

III. La méthode du contrôle de constitutionnalité appliqué au