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Le domaine de la loi et du règlement Alain STEICHEN

III. La suite des arrêts de la Cour Constitutionnelle

2. Les difficultés restantes

Une question que la Cour Constitutionnelle n’aura pas à trancher, en raison du fait qu’elle relève de la compétence des tribunaux administratifs, mais qui se rattache directement à la question constitutionnelle du domaine du règlement et de la loi, consiste à savoir s’il existe encore une place quelconque pour le règlement autonome. Le Grand-Duc ne disposant plus, depuis 1919, du « résidu de souveraineté », il n’a d’ « autres pouvoirs que ceux que lui attribuent formellement la Constitution » (art. 32 al. 2 de la Constitution). Comme l’article 36 envisage par ailleurs l’hypothèse du règlement grand-ducal uniquement dans la mesure où il s’avère « nécessaire pour l’exécution des lois », le règlement grand-ducal, exception faite de l’hypothèse particulière prévue à l’art. 32 al. 4, se greffera toujours sur une loi préalable. Si le champ de la compétence législative est donc à la fois libre, ouvert et non déterminé, celui du règlement grand-ducal est conditionné et borné par la loi. Il est tout à fait possible, sauf dans les matières réservées, pour une « loi habilitante » de renvoyer à un règlement grand-ducal, afin que celui-ci prenne non seulement les dispositions de détail nécessaires en vue de l’exécution de la loi, mais que le Grand-Duc soit également autorisé à poser les règles essentielles devant gouverner la matière. Pris sur le pied de l’article 32 al. 2 de la Constitution, l’impulsion initiale par la loi sera la condition nécessaire et suffisante pour le règlement grand-ducal. Le Grand-Duc ne dispose donc pas en tant que tel d’un pouvoir réglementaire autonome48. Il s’ensuit que chaque fois qu’il s’agit de soumettre pour la première fois une question quelconque à l’emprise de la réglementation juridique, seule la Chambre des députés est compétente.

Un doute subsiste toutefois : celui des règlements de police. Le règlement de police est celui qui contient des prescriptions à respecter afin de garantir au mieux la tranquillité, la sécurité et l'hygiène publiques dans le pays. Le règlement de police autonome se réclamait à l’origine du décret du 22 décembre 1789. Mais comme l’article 117 de la Constitution proclame l’abrogation de toutes les normes juridiques qui ont été contraires à la Constitution au jour de son exécution au Luxembourg, ce texte ne peut de toute façon pas légitimer l’action grand-ducale sur ce plan-là. L’on sait que la Cour de cassation belge49 avait affirmé le principe de la compétence réglementaire autonome du chef de l’exécutif en matière de police, avant qu’une loi du 5 juin 1934 ne confirme définitivement ce point. La nécessité de maintenir l’ordre

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L’art. 2 de la loi du 12 juillet 1996 portant réforme du Conseil d’État permet au Grand-Duc de ne pas recourir, en cas d’urgence, à l’avis préalable du Conseil d’État avant d’adopter un règlement grand-ducal.

48

En ce sens déjà: Trib. Lux., 28 novembre 1933, Pas. lux. 13, p. 93.

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public a été invoquée à cet égard comme fondement du pouvoir de règlement autonome50. Le raisonnement opéré est à peu près le suivant : le droit a pour objectif de rendre possible la vie en société, en édictant les règles de comportement à respecter ; l’arrêté royal belge, tout comme le règlement grand-ducal, a pour mission d’assurer l’exécution des lois ; de ce fait, l’arrêté royal participe au souci de maintien de l’ordre public. L’argument est intéressant même s’il nous parait solliciter quelque peu de trop le raisonnement métajuridique. Lorsqu’on replace le pouvoir réglementaire grand-ducal dans le contexte de son évolution historique, il apparaît clairement que les prérogatives du Grand-Duc en matière réglementaire ont été progressivement diminuées au profit de celles du législateur. Le maintien de l’ordre public est de ce fait, tout comme l’ensemble des normes juridiques réglant la vie en société, d’abord une affaire de la Chambre des députés. Le texte de l’article 36 de la Constitution étant clair, il n’y a pas lieu de distinguer là où le Constituant n’a pas jugé utile de le faire lui-même : le souci de maintenir l’ordre public justifie l’existence de la Constitution, mais ne peut sans doute servir de fondement à l’existence d’un pouvoir réglementaire autonome en matière de police.

La possibilité pour le Grand-Duc de conférer aux membres de son gouvernement la possibilité de prendre des règlements ministériels a été introduite par la loi du 19 novembre 2004 dans la Constitution. La loi n’ayant pas prévu de disposition particulière en ce qui concerne la mise en vigueur de la loi, les règles ordinaires s’appliquent, de sorte que la loi a pris effet trois jours après sa publication au Mémorial, soit le 28 novembre 2004. Les règlements ministériels pris sur base de l’article 76 alinéa 2 de la Constitution à partir de cette date sont dès lors conformes à la Constitution. L’article 2 du Code Civil dispose en effet, qu’en principe, la loi nouvelle n’a pas de caractère rétroactif. Pour autant ce principe comporte un certain nombre d’exceptions. On peut penser aux lois interprétatives qui précisent le sens d’une loi antérieure tout comme aux lois pénales plus douces (qui suppriment une infraction ou opèrent la descente dans l’échelle des peines) sous réserve que les faits commis avant leur entrée en vigueur n’ont pas encore, à cette date, donné lieu à une décision judiciaire définitive. La loi du 19 novembre 2004 ne rentre dans aucune des deux catégories en question. Mais le législateur peut également déclarer expressément rétroactive une loi qui vient d’être votée. Cela est possible parce que la non-rétroactivité n’est pas un principe d’ordre constitutionnel, mais uniquement de politique législative. Les nombreux arrêts rendus à ce sujet par le passé par les cours et tribunaux51 montrent en effet que si la rétroactivité est tout à fait possible sur le plan juridique, du moins en ce qui concerne les lois, elle ne peut être présumée ou dégagée des intentions du législateur, mais doit résulter d’une disposition formelle de la loi. Or, dans le cas de la loi du 19 novembre 2004, une telle rétroactivité n’est pas prévue52.

50

P. WIGNY, Droit constitutionnel, t. 2, Bruxelles, 1952, p. 622.

51

V. Code civil, sub art. 2.

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M. THEWES, op.cit., p. 119, qui estime cependant que la loi de 2004 aurait ratifié ex post de nombreuses dispositions législatives adoptées avant 2004 et qui prévoyaient déjà un pouvoir réglementaire au profit des établissements publics et des organes professionnels.

Mais de toute façon la rétroactivité n’aurait pas servi à grand-chose. Bon nombre de règlements ministériels ont en effet été adoptés par le passé directement sur ordre de la loi et non pas sur invitation du Grand-Duc, de sorte que ces règlements ministériels resteraient illégaux même en cas d’application rétroactive de l’article 76 alinéa 2 de la Constitution. Une ratification en bloc par le Grand-Duc des règlements ministériels adoptés avant le 28 novembre 2004 semble également impossible: non seulement les règlements grand-ducaux ne peuvent produire leurs effets que pour l’avenir53, mais en outre la possibilité de subdélégation aux ministres n’est possible que « dans les cas qu’il (le Grand-Duc) détermine ». Or, il faudrait avaliser des milliers de règlements ministériels illégaux pris durant les XIXe et XXe siècles, ce qui constitue une opération « tous azimuts » plutôt que ponctuelle comme la Constitution l’exige. Il s’ensuit que les règlements ministériels adoptés jusqu’au 28 novembre 2004 sont illégaux et le resteront nécessairement, à défaut de toute possibilité de régulariser la situation.

Une autre difficulté est celle consistant à situer les règlements qui peuvent être nouvellement pris par les ministres, les établissements publics ainsi que les ordres professionnels. La Constitution ne prévoit aucune règle explicite à ce sujet. Même si le règlement grand-ducal reste l’instrument réglementaire de référence, les règlements pris par les autorités autres que le Grand-Duc sont tout autant contraignants pour les personnes concernées que le sont les règlements grand-ducaux. Ils devraient dès lors se trouver, dans la hiérarchie des normes juridiques, sur un même plan que le règlement grand-ducal. L’articulation avec le règlement grand-ducal n’est dès lors pas évidente, surtout en ce qui concerne les règlements pris par les établissements publics et les ordres professionnels. Ceux-ci tenant leur pouvoir réglementaire de la loi, aux conditions prévues par elle, il est tout à fait concevable que les établissements publics et les ordres professionnels prennent dans leur sphère de compétence marquée par le principe de spécialité des dispositions qui se trouvent en conflit avec un règlement grand-ducal existant, voire subséquent. La difficulté a déjà été signalée54, même s’il ne faut pas en exagérer la portée.

En droit constitutionnel luxembourgeois, le pouvoir réglementaire n’a pas d’espace réservé sur lequel le législateur ne saurait empiéter. Aussi, le législateur peut très bien, tant dans les matières réservées que dans les matières libres, descendre au niveau des règles de détail, de façon à rendre inutile tout règlement grand-ducal55. Le Grand-Duc ne disposant d’aucun noyau de compétence qui ne puisse lui être retiré, il ne peut agir que dans la mesure où le législateur l’admet en n’ayant pas déjà tout réglé directement lui-même. Aussi, si la loi, dans le cadre de la création de l’ordre professionnel ou de l’établissement public, confère à ces derniers le pouvoir réglementaire, le Grand-Duc ne pourra à notre avis prendre de règlement dans les domaines qui relèvent de la sphère de compétence réglementaire des ordres

53

C.E., 13 juillet 1979, Pas. lux. 24, p. 307.

54

V. à ce sujet: M. THEWES, op.cit., p. 108 et s.

55

Arrêt 1/98 du 6 mars 1998, Mémorial A n° 19, 18 mars 1998, p. 254: «le pouvoir législatif est en droit de disposer lui-même au sujet de l’exécution de la loi ».

professionnels et des établissements publics. Les arrêts de la Cour Constitutionnelle rendus en matière de règlements ministériels ne s’appliquent pas par analogie ici, ni l’article 76 al. 2 de la Constitution. Ici, si la loi confère certes directement à une personne autre que le Grand-Duc un pouvoir réglementaire, elle le fait cependant sur la base d’une disposition inscrite dans la Constitution elle-même. C’est donc le Constituant lui-même qui prévoit la possibilité d’attribution du pouvoir réglementaire à une personne autre que le Grand-Duc.

La situation est plus claire encore pour le règlement ministériel. Celui-ci ne saurait concurrencer, et encore moins primer le pouvoir réglementaire du Grand-Duc. Ce risque aurait été réel, ainsi que l’a fait remarquer le Conseil d’État dans son avis56, si le texte tel qu’initialement proposé avait été adopté. Il en va différemment cependant dans le cadre du texte finalement voté. C’est le Grand-Duc seul qui peut accorder le pouvoir réglementaire ministériel, « dans les cas qu’il détermine » (art. 76 al. 2 de la Constitution). Les ministres agissant sur la base d’une délégation du Grand-Duc, le Grand-Duc doit pouvoir à tout moment retirer le pouvoir réglementaire aux ministres, abroger implicitement un règlement ministériel en le remplaçant par un règlement grand-ducal. Les règlements ministériels sont donc subordonnés aux règlements grand-ducaux dans la hiérarchie des normes57.

56

Avis du Conseil d’Etat, doc. parl. n° 4754 (2), 2001-2002, p. 5 et s.

57

Avis complémentaire du Conseil d’Etat, doc. parl. n° 4754 (5), 2003-2003, p. 3; M. THEWES, op.cit., p. 99.

Der Schutz der Grundrechte