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FORMES DE LA CONVERSATION

2. Métalepse narrative ou « violation du pacte représentationnel »

La métalepse narrative est fort abondamment représentée dans les textes du corpus. On peut distinguer deux fonctions du procédé. Chez Somov, par exemple, le dicton placé en épigraphe du chapitre I revient dans le texte en tant que charnière entre deux parties du chapitre : l’exposition, d’une part, et le dialogue entre le domestique Stetsko et Garkoucha. Cette réapparition du même dicton l’actualise, l’objective dans le texte puisque c’est à la fois un dicton populaire et l’énoncé particulier de Stetsko commentant sa situation. Il remplit également une fonction programmatique, dans le sens où le dialogue entre Stetsko et Garkoucha reprend la veine populaire, étant presqu’entièrement constitué de dictons.

292 Бестужев (Марлинский), A.A. Испытание, op.cit., p. 94 : « Любовь есть дар, а не долг, и тот, кто испытывает ее, ее не стоит. Ради бога, Николай, не делай дружбы моей оселком! » Le terme oselok désigne, entre autres choses, une pierre utilisée pour tester la qualité des métaux (« Au nom du ciel, Nikolaï, ne fais pas de mon amitié une pierre de touche ! »).

293 Ibidem, p. 111 : « Вы испытаете, князь, что и я недаром прожила три года на белом свете, с тех пор как и мы жили в Аркадии ». 294 Даль, Толковый словарь живого великорусского языка, op.cit., т. 3, p. 548 : « пытать, испытывать, искушать, познавать свойство, доброту, годность чего, от(из)ведать. Пытать золото, серебро, узнавать пробу или степень чистоты его. […] Пытать кого о чем, спрашивать, расспрашивать, разузнавать, разведывать, стар. и южн. или с предлогом. […] —ся, быть пытану, быть испытуему. Пробовать, покушаться, посягать, добиваться, стараться, посыкаться на что ».

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La métalepse narrative est aussi employée pour signaler l’emboîtement des récits et des situations d’énonciation, ou leur désarticulation. Deux exemples chez Bestoujev-Marlinski serviront à illustrer cette fonction. Dans Une terrible

prédiction, le narrateur met en scène Vassia, conteur populaire, qui commence son

récit ainsi : « Ça se passait, comme chez nous, pendant une veillée295 ». Tout comme le narrateur, les personnages deviennent des auditeurs. Cette situation est donc le miroir de celle du lecteur, elle implique une communauté de situations qui invite dès le commencement à l’identification des lecteurs aux personnages. Peu après le début du récit, Vassia est interrompu par l’arrivée soudaine d’un personnage. La scène est décrite de telle manière que le lecteur ne sache pas immédiatement sur quel niveau narratif il se trouve. Les auditeurs sont en émoi, puis le récit reprend et, lorsque Vassia conclut : « La porte tourna sur ses gonds avec un grincement et le mort d’entrer dans l’izba !296 », le narrateur signale, comme en une sorte de clin d’œil, que la porte de leur izba fait de même,

« comme si quelqu’un s’était tenu prêt à entrer à ce moment précis297 ».

L’hypothèse du narrateur souligne la concordance entre les deux plans narratifs sur le mode ironique, révélant une intention de récit sensationnel, mais celle-ci peut tout autant être celle du narrateur lui-même que celle de Vassia. Au moment où, dans le récit du narrateur, quelqu’un frappe à la fenêtre et effraie tous les paysans rassemblés, interrompant le récit de Vassia, il se produit la même chose dans l’histoire de Vassia. Cette synchronisation des deux récits, de la vie présente et de la vie passée, a pour but d’effacer la frontière entre le réel, le quotidien et le fantastique, l’extraordinaire.

De la même manière, dans la Soirée aux eaux caucasiennes en 1824, le récit du capitaine de dragons souligne d’abord le parallèle entre la situation narrée et la situation de narration : « Tout comme nous, ils trinquaient avec insouciance, tout comme chez nous, leur conversation tomba sur le sujet des habitants de

l’autre monde298 ». Le partenariat narrateur / auditeur est démultiplié : le

295 Бестужев-Марлинский, A.A. Страшное гадание, op.cit., p. 357 : « Дело было, как у нас, на посиделках ». 296 Ibidem, p. 358 : « Дверь со стоном повернулась на пятах, и мертвец шасть в избу! ». 297 Idem, p. 358 : « Дверь избы нашей, точно, растворилась при этом слове, будто кто-нибудь подслушивал, чтобы войти в это мгновение ». 298 Бестужев-Марлинский, A.A. Вечер на кавказских водах в 1824 году, op.cit., p. 145 : « Точно как же, как мы, беззаботно стучали они стаканами, точно так же, как у нас, упал и у них разговор на выходцев с того света ».

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capitaine de dragons / les convives, le narrateur / le lecteur. L’interruption brutale qui souligne l’articulation du temps de la narration et du temps de l’événement narré apparaît dans le récit de la redingote verte. Celui-ci avait commencé par indiquer : « A cette époque, colonel, il se lia d’amitié avec votre neveu299 ». Lorsque l’histoire du Hongrois rejoint celle du neveu du colonel, le rappel des différentes strates temporelles qui organisent les strates narratives fait apparaître une métalepse narrative intradiégétique. Puis, le récit de la redingote verte est interrompu à un moment de suspens (« et il vit… ») par l’entrée fracassante du neveu du colonel. Cette apparition inattendue produit le même effet sur l’assemblée que sur les paysans réunis pour la veillée dans Une terrible

prédiction. L’articulation du récit au temps présent de la narration est en quelque

sorte résolue dans le dernier récit qui commence dans un passé récent et se termine lorsque le narrateur qui raconte et le narrateur-personnage se rejoignent, dans le présent de la soirée. L’emboîtement des récits qui résulte de la situation de veillée est souligné à dessein, mis en exergue. L’un des effets de ce rappel est de favoriser le rapprochement des situations et l’identification des personnages.

A l’inverse, dans Le pérégrin, Veltman emploie la métalepse narrative pour faire ressortir avec le plus de force possible la disjonction des niveaux narratifs. Cela produit un choc dans le « pacte représentationnel » qui n’a pas d’autre objectif qu’anti-romanesque, celui de souligner la représentation en tant que convention. Ainsi, au chapitre VIII, le narrateur indique que son imagination « s’est déployée pour se reposer dans un petit cercle sur le Dniestr, sur lequel est gravé : Ataki ». La carte géographique entre en concurrence avec la localité réelle. Le narrateur s’adresse ensuite à ses lecteurs : « Pendant que vous explorez les parages et certaine partie des temps passés, avec votre permission, je vous lirai quelques pages d’un cahier tombé de l’étagère droit dans l’océan glacial

arctique300 ». Comme le voyage est imaginaire, tous les niveaux de narration,

d’énonciation peuvent s’entrechoquer : présent / passé, écrire / lire, étagère et carte / ce que la carte décrit. Ceci s’était déjà produit au chapitre V :

299 Ibidem, p. 140 : « В это время, полковник, сдружился он с племянником вашим ». 300 Велтман, А.Ф. Странник, op.cit., p. 11 : « расположилось отдыхать на кружочке на Днестре, над которым выгравировано: Атаки. Покуда вы ходите по местечку и по некоторой части прошедшего времени, я, между тем, с позволения вашего, прочитаю что-нибудь из тетрадки, которая с полки упала прямо в Ледовитое море ».

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« Donc, voici l’Europe ! Votre coude cache la Podolie… Chassez cette mouche !... Voici Toultchine301. »