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FORMES DE LA CONVERSATION

1. La manière légère

Le pacte de lecture fondé sur la représentation écrite d’une communication orale est partagé par tous les textes, mais il est souvent plutôt du ressort de la convention que du trait signifiant. On retrouve d’ailleurs ce type de narration sous la plume de Mérimée et du premier Balzac, par exemple. Todd l’appelle

« une manière désinvolte soigneusement étudiée33 ».

La nouvelle d’Oreste Somov (1793—1833), Haydamak34, est restée

inachevée. Le titre de Haydamak apparaît dans deux textes aux sous-titres

31 Лотман, Ю.М. « Декабрист в повседневной жизни », В школе поэтического слова : Пушкин,

Лермонтов, Гоголь, Москва, « Просвещение », 1988, р. 163 : « Трудно назвать эпоху русской

жизни, в которую устная речь – разговоры, дружеские речи, беседы, проповеди, гневные филиппики – играла бы такую роль ».

32 Todd, W.M. Fiction and society in the age of Pushkin. Ideology, institutions and narrative, op.cit., p. 10.

33 Ibidem, p. 19 : « a carefully studied casual manner ».

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différents : Haydamak, histoire vraie petite-russienne (Gajdamak, malorossijskaja byl’) et Haydamak, chapitres d’une nouvelle petite-russienne (Gajdamak, glavy iz

malorossijskoj povesti). Le premier dans l’ordre chronologique est la byl’ que

Somov a publiée dans l’almanach « Zvezdočka » en 1826 sous son propre nom, puis dans le « Nevskij al’manax na 1827 god » sous le pseudonyme de Porfirij

Bajskij. Ce texte comprend les chapitres un à quatre. Le sous-titre de byl’, histoire

vraie, fait réel, implique un pacte de lecture fondé sur la vérité, le témoignage, et il est utilisé par Somov dans la veine du roman historique inaugurée par Walter Scott. De fait, la narration est conduite par un narrateur omniscient et qui reste relativement discret, ne révélant sa présence qu’à l’occasion de remarques d’ordre lexical ou de jugements d’ordre moral, principalement dirigés contre les personnages juifs de la nouvelle. Certes, le terme de byl’ évoque également la

bylina, récit épique de tradition orale. Cependant, il est à prendre plutôt au sens

littéral et vieilli du récit de ce qui s’est passé35.

La comparaison avec le second texte homonyme est intéressante et révèle une réévaluation de la position du narrateur qui dépend sans doute en partie de l’apparition à la place du nom de l’auteur du pseudonyme Porfirij Bogdanovič

Bajskij. En effet dans le nom Bajskij, on retrouve la racine baj du mot krasnobaj

(conteur, beau parleur), que le dictionnaire de Dahl donne comme synonyme de

bajščik36. Le nom de l’auteur, désormais un pseudonyme, est donc déjà en lui-même programmatique. De lui-même, l’indication générique originelle de byl’, histoire vraie, fait avéré, est devenue povest’, nouvelle (dans le sens ancien : narration, récit). Cela démontre une intention littéraire avouée, mais également la possibilité de la fiction, à l’inverse d’une intention testimoniale dont la principale caractéristique est de narrer la vérité historique. Ce second texte a donc été transformé en un texte à vocation littéraire. Son narrateur est désormais présenté comme son auteur à la faveur de la réécriture. Enfin, l’ambition de l’œuvre

35 Voir Даль, В. Толковый словарь живого великорусского языка, Москва, « Русский язык », 1981. Т. 1, с. 148 : « Бывалка, бывальщина, былица, былина, быль : что было, случилось, рассказ не вымышленный, а правдивый; старина; иногда вымысел, но сбыточный, несказочный ». 36 Ibidem, p. 39 : « баить : говорить, болтать, беседовать, рассказывать, разговаривать, толковать » ; « байка : говор, речь […] ; побасенка, прибаска, сказочка, присказка » ; « бай, байщик : говорун, рассказчик, краснобай ».

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dépasse celle d’une byl’, forme populaire, pour se rapprocher d’une forme plus littéraire et plus longue37.

L’œuvre de Somov comprend désormais non plus quatre chapitres mais sept, d’où le sous-titre « Chapitres d’une nouvelle ». Ces chapitres, publiés séparément en 1827, 1829 et 1830, sont donc tous des fragments aux titres explicites : « Extrait d’une nouvelle petite-russienne », « Extrait d’une nouvelle petite-russienne : Haydamak », « Tiré d’une nouvelle petite-russienne :

Haydamak38 ». Mais la transformation ne se limite pas à un seul accroissement du

volume, ni du nombre d’événements narrés. Elle touche également le narrateur et le lecteur ou, plus exactement, leur relation. Ainsi, le sujet de la byl’ devient dans la povest’ un récit enchâssé (mis dans la bouche d’un personnage) à l’intérieur d’une narration plus large et dont l’origine se dévoile d’emblée :

« Il y a une cinquantaine d’années, la Petite-Russie était un pays poétique. Bien que la vie et les occupations de ses paisibles habitants fussent tout à fait prosaïques, comme vous l’apprendrez, messeigneurs, dans mes récits, s’il vous en prend la patience, les forêts séculaires et impénétrables, les vastes steppes et les champs mal entretenus, mais aussi, dans les villages, les huttes à demi effondrées et les rues étouffées par les ordures et les orties, transportaient l’imagination dans les siècles primitifs, qui, comme chacun sait, constituent l’apanage et la propriété des poètes. Un apanage, soit dit en passant, chiche ; et voilà pourquoi nous rencontrons des protégés de Phébus en habits élimés et tachés d’encre, alors que nous les

37 N.N. Petrunina indique que Somov avait exprimé l’espoir, resté pourtant lettre morte, d’écrire sous ce titre un roman entier.Н.Н. Петрунина, « Орест Сомов и его проза », О.М. Сомов, Были

и небылицы, Москва, « Советская Россия », 1984, с. 15 : « Вслед за "малороссийской былью" он

начал пространную "малороссийскую повесть", а позднее полагал, что замысел выльется в роман в четырех-пяти томах. Однако романа - большой повествовательной формы - Сомов так и не создал ».

38 Les chapitres I à III, sous le titre « Otryvok iz malorossijskoj povesti » ont été publiés pour la première fois dans Severnyje cvety na 1828 god, Saint-Pétersbourg, 1827. Les chapitres XIX à XXI – dans Syn Otečesvta, 1828, N° 23, sous le titre « Otryvok iz malorossijskoj povesti : Gajdamak ». Le chapitre XXVII dans Dennica na 1830 god, Moscou, 1830 sous le titre « Iz malorossijskoj povesti :

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cherchons dans les greniers. Toutefois il ne s’agit pas d’eux à présent,

mais de la vie et des occupations des Petits-Russiens39. »

Nous reviendrons plus bas sur la figure du narrateur dans ce texte. Pour l’instant, remarquons sa posture énonciative : il s’adresse directement à ses lecteurs au moyen de l’expression consacrée marquant le respect et l’humilité de l’écrivain (milostivyje gosudari). Le choix de l’expression est traditionnel, tout autant que la présence dans un incipit de marqueurs d’énonciation narratoriale. Cependant, la posture du narrateur à la fois nonchalante (esli stanet u vas terpenija,

mimoxodom skazat’), ironique (kak izvestno) et satirique (pitomcev Febovyx v iznošennyx i zabryzgannyx platjax) dénote moins un personnage possédant les

qualités mentionnées ci-dessus qu’elle n’implique un pacte de communication précis fondé sur les jeux d’esprit, la dimension ludique et orale de l’acte de narration. Dès les premières lignes du premier chapitre, Somov construit donc grâce à son masque de Porfiri Baïski à la fois un personnage de narrateur au caractère clair et un pacte de communication résolument orienté vers l’oralité. En effet, s’est glissé dans ce passage le terme de rasskaz, littéralement : récit. Même si l’on connaît la grande liberté du romantisme avec les dénominations génériques, un « récit » n’est pas la même chose qu’une « nouvelle », en dépit de leur

appartenance initiale à une même transmission orale de la narration40. Plus

important encore, rasskaz est ici employé au pluriel, ce qui a pour effet de déprécier la notion tout en impliquant une idée de réitération moquée dans la suite de l’incise (esli stanet u vas terpenija) et suggérant une communication orale par la double détermination des mots rasskazy et Bajskij. De même, après une description du mode de vie des Ukrainiens, le narrateur conclut : « Cependant,

39 Сомов, O.М. Гайдамак. Главы из малороссийской повести, Были и небылицы, op.cit., p. 10-11 : « Лет за пятьдесят Малороссия была страною поэтическою. Хотя жизнь и занятия мирных ее жителей были самые прозаические, как вы узнаете, милостивые государи, из моих рассказов, если станет у вас терпения; зато вековые, непроходимые леса, пространные степи и худо возделанные поля, а в селах полуразвалившиеся хижины и заглохшие сором и крапивою улицы переносили воображение в веки первобытные, которые, как известно, составляют удел и собственность поэтов. Удел, мимоходом сказать, небогатый; и оттого-то мы встречаем питомцев Фебовых в изношенных и забрызганных чернилами платьях, а ищем – на чердаках. Но теперь речь не о них, а о жизни и занятиях малороссиян ». (Les italiques sont de l’auteur. Sauf mention contraire, les soulignements nous appartiennent.)

40 Voir le début du récit de Zakrutič, Бестужев-Марлинский, А.А. Вечер на кавказских водах в

1824 году, Кавказские повести, подг. изд. Ф.З. Канунова, Санкт-Петербург, « Наука »,

Литературные памятники, 1995, p. 80 : « Мои похождения, атаман, не важны, и повесть о них не долга ».

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nous ne sortirons pas de l’époque que nous décrivons et regarderons des

tableaux particuliers41 ». Le narrateur se présente comme celui qui dirige la

conversation, qui attire l’attention de ses lecteurs vers les points d’intérêt. Le verbe perfectif à valeur de futur proche conjugué à la première personne du pluriel (vzgljanem) dénote de plus une action rapide, courte, tout à fait dans l’esprit d’une discussion enlevée, ne s’attardant sur aucun sujet.

La mention générique de povest’ indique également la possibilité de la fiction par contraste avec le premier texte. De fait, l’attente générée chez le lecteur par le terme de povest’ signale un récit qui n’est pas un roman, et plus spécifiquement dans le contexte russe, un sujet tiré de sources non-fictionnelles : chronique dans le texte médiéval Povest’ vremennyx let et dans la nouvelle de Karamzine Marfa posadnica, ili pokorenije Novagoroda (1802) ; reconstitution d’une époque selon les principes du roman historique de Walter Scott comme dans les nouvelles de Bestoujev qui forment le « cycle livonien », par exemple Zamok

Venden (1821) et Zamok Nejgauzen (1824), qui n’est pas sans rappeler la très

populaire Povest’ o Bove Koroleviče, récit populaire des aventures du preux (bogatyr’) Bova. Quelques années plus tard, le terme de povest’ est appliqué aussi bien à La tsigane de Dahl (1830), aux Récits de feu Ivan Pétrovitch Belkine (Povesti

pokojnogo Ivana Petroviča Belkina) de Pouchkine (1831), qu’à La princesse Mimi

d’Odoïevski (1834), qui appartient au sous-genre de la svetskaja povest’ (littéralement : nouvelle « mondaine ») ou à Poterjannaja dlja sveta povest’ de Senkovski (1834). On le voit, la catégorie générique évolue, dans le domaine de la littérature, vers plus d’autonomie du sujet face à l’histoire réelle ou factuelle, et sous l’influence du roman historique dont les œuvres de Somov et Bestoujev

représentent deux des multiples facettes en Russie42, vers une représentation

fictionnelle des temps passés qui se fonde en même temps sur une connaissance approfondie des mœurs de l’époque. C’est bien dans cette veine que se situe le second Haydamak de Somov. Le pacte de lecture inclut donc un possible narratif fictionnel, et un mélange typiquement romantique de couleur locale ukrainienne, de folklore, de personnages réels et fictifs.

41 Ibidem, p. 38 : « Не станем, однако ж, выходить из описываемой нами эпохи, и взглянем на частные картины ».

42 Avec un certain nombre d’auteurs contemporains tels que Pogorel’skij, Pogodin, Bestužev-Marlinskij.

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Dans le cas du second Haydamak, le pacte de lecture de la nouvelle historique se complique progressivement de celui du roman picaresque et

d’aventure43. L’horizon d’attente du lecteur s’en trouve rétrospectivement

modifié et s’écarte ainsi légèrement des attentes concernant l’œuvre d’un adaptateur ukrainien de Walter Scott. La nouvelle prend une direction plus traditionnelle ou populaire, plutôt ethnographique qu’historique et plutôt littéraire que factuelle. La représentation du héros Garkoucha est informée par les types des héros picaresques et des romans d’aventure au moins autant que des héros de romans historiques : sa personnalité n’est pas soumise à une évolution, la narration ne sert qu’à en éclairer les différentes facettes. En effet, les événements se déroulent selon un schéma aisément reconnaissable pour un lecteur contemporain : tantôt roman d’aventure, roman picaresque, tantôt roman historique dans sa veine ethnographique, tantôt encore récit moral et didactique. La conversation devient alors celle des genres et des pactes de lecture entre eux : métalittéraire.

L’étude des épigraphes permet de dévoiler plus précisément les codes mis en œuvre pour établir ce pacte de lecture.

Le chapitre I a pour épigraphe un dicton qui, repris dans le texte, sert à introduire un dialogue entre Stetsko, « valet et coursier à la fois44 », et un inconnu. Ce dialogue réalise, dans la narration, le programme induit par une telle épigraphe : il incarne la couleur locale de la langue, son profond « génie populaire » (narodnost’) puisqu’il est principalement constitué d’un échange de dictons et locutions proverbiales. Cela démontre l’attention portée à l’aspect lexical de la littérature nationale, attention que l’on retrouve pendant la décennie suivante dans les œuvres en prose de Dahl et Veltman45. Le chapitre II a pour

43 Петрунина, H.H. op.cit., p. 15 : « К тому же ни один из опубликованных после "были" отрывков не достигал художественного ее уровня. Сочная бытопись, точность этнографического фона, метко схваченные типы национальной жизни чем далее, тем более оказывались фоном для традиционной фигуры благородного разбойника. Композиция же произведения в целом (насколько можно судить по известным ныне фрагментам) постепенно сближалась со схемой старого авантюрного повествования ». 44 Ibidem, p. 41 : « камердинер и вместе скороход ».

45 Ainsi, Dal’ publie en 1832 un recueil sous le titre : Русские сказки из предания народного

изустного на грамоту гражданскую переложенные, к быту житейскому приноровленные и поговорками ходячими разукрашенные Казаком Владимиром Луганским. Пяток первый, et une

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épigraphe un extrait d’une chanson populaire qui introduit le thème du mariage avant même que le personnage de Demian n’apparaisse. L’épigraphe crée ainsi l’attente d’une intrigue amoureuse. Le chapitre III est précédé de quelques vers d’une chanson de noces qui se termine par l’exclamation : « Que nos ennemis se taisent ! ». Ce dernier vers se réalise narrativement grâce à la révélation contenue dans la lettre de Garkoucha à Gritsenko : Gritsenko ne dira à personne d’où lui vient l’argent, ne le montrera pas, ne l’utilisera pas jusqu’à sa mort. Gritsenko devient donc complice de Garkoucha qui a réussi à lui imposer le silence et l’humilité. Les chapitres XIX et XXI ont des épigraphes programmatiques et moralisatrices, ce qui prépare le lecteur au jugement et au châtiment de Prossetchinski et ses fils par Garkoucha. Le fouet et le sabre qui menacent encore dans l’épigraphe s’abattent enfin, au chapitre XXI, sur le tyran glouton et ses fils cruels. Le chapitre XX porte en épigraphe un chant de Noël qui parle de nectar de réglisse, de bière forte et de vin vert. L’épigraphe promet un festin. Pourtant, Prossetchinski commence par manger sans entrain, comme avec dégoût, de manière à cacher sa culpabilité, car il a dit lui-même que c’était un jour de jeûne. Le festin prend un autre sens lorsque l’attention du narrateur se concentre sur un autre personnage, celui de Garkoucha déguisé en mendiant, dédoublé dans le personnage du bouffon Riabko et démultiplié par la présence des gens de Prossetchinski, qui attendent tous la fin du repas du maître et n’auront pas droit à un tel festin.

Le pacte de lecture ironique fondé sur la conversation se manifeste encore sous un autre aspect dans l’œuvre de Somov. Son narrateur met en scène un grand nombre de situations de conversation, conformément au genre qu’il a choisi. Il n’est pas question ici de rappeler tous les dialogues de l’œuvre, mais plutôt d’identifier les situations d’énonciation spécifiquement présentées comme des conversations. La première occurrence est le récit de la capture du haydamak, qui constituait tout le sujet du premier Haydamak et que le narrateur délègue à un personnage de juge arpenteur (podkomorij). Il commence, dans une courte introduction, par attiser les attentes de ses auditeurs, d’abord grâce à une question qui marque à la fois la surprise et une certaine ruse de colporteur de nouvelles afin de gonfler son récit : « Comment ? […] N’avez-vous vraiment pas

Vel’tman, de son côté, exploite la veine lexicale et syntaxique de la langue populaire dans ses œuvres : Кощей Бессмертный. Былина старого времени (1833), Светославич, вражий питомец.

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entendu ce qui s’est passé à Korolevtsé ? ». Ce juge loquace, « conteur plaisant et gazette vivante de toutes les nouvelles », représente en réalité un maillon dans une chaîne d’énonciations successives. Il présente son récit comme fondé sur « les nouvelles les plus précises et détaillées » (samyje točnyje et podrobnyje izvestija) que lui a données son neveu. Au fil du récit, l’énonciation se démultiplie et fait apparaître le récit comme une anecdote. Selon la tradition, l’anecdote est un court récit, d’abord oral, d’un fait réel dont la fin est inattendue, et chaque intermédiaire dans la narration modifie le récit en y ajoutant, ou retranchant, des éléments de son choix. Le russe emploie, pour désigner ce genre, les termes

anekdot ou bajka46. Cela fait du juge un second Bajskij, un relais du narrateur. Sa stratégie narrative se dévoile également par contraste avec une autre stratégie, celle de l’hôte de la fête, Gritsenko. Il tente en effet de démontrer à ses invités qu’ils peuvent rester encore chez lui, que le Haydamak ne peut pas se trouver dans les alentours puisqu’il n’a rien à y faire. Gritsenko essaie de ramener à la raison des invités pressés de partir par peur d’une mauvaise rencontre. Les deux personnages mettent donc en œuvre des stratégies contraires : pour Gritsenko, la raison, la logique et pour le juge la rumeur, la superstition.

Le juge commence son histoire par la formule qu’employait le narrateur au début de son propre récit : Vot, milostivyje gosudari, kak bylo delo. L’emploi de la même formule, là aussi, dépasse la simple expression de politesse pour rapprocher les deux narrations. Non seulement le juge s’adresse à ses auditeurs sur le ton d’une conversation légère, mais il fait également appel à leur bienveillance (milost’), ce qui constitue un topos des textes préliminaires. Indubitablement, et nous le reverrons au chapitre 2, le juge emprunte cette formule dans une volonté de pastiche, mais également afin de conférer à son récit les formes extérieures de la légitimité.

Quelques pages plus loin, la chanson de Nesteriak, le bandouriste47

aveugle, reprend l’histoire de Garkoucha, puisque Nesteriak revient lui aussi de la foire de Korolevtsé. Dans son cas, l’expression de témoin oculaire prend une connotation ironique, mais le bandouriste est un personnage à part. Il incarne ce que le juge se targue d’être : une chronique vivante. De fait, son occupation

46 Ожегов, С.И., Щведова, Н.Ю. Толковый словарь русского языка, Москва, « Азбуковник », 1999, с. 34 : « Байка, -и, ж. (разг.) Побасенка, выдумка, басня ».

47 La bandura est une sorte de guitare ukrainienne, au manche court, à la caisse de résonance ovoïde. Elle possède un nombre de cordes pouvant aller jusqu’à cinquante.

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l’amène à exécuter des chants traditionnels, folkloriques, mais également à en composer de nouveaux. C’est le cas de la chanson qu’il a composée en revenant de la foire, « afin d’en finir d’une manière ou d’une autre avec cet homme effrayant, dont le nom ne me quittait pas un seul instant et qui rendait

mélancolique ma compagne de voyage, ma petite-fille48 ». Il introduit ainsi sa

chanson : « S’il est agréable à l’honorable compagnie, je vais chanter…49 ». Lui aussi adopte les codes de la conversation polie en employant une formule consacrée. La chanson, écrite en russe, renvoie à l’image populaire de Garkoucha, bandit sans foi ni loi à qui rien ni personne ne résiste. Evidemment, l’équilibre que Nesteriak parvient à maintenir entre chronique et folklore, souffle épique et croyances populaires, outre ses autres caractéristiques physique et son métier, fait de lui un relais non pas du narrateur, du Bajskij, mais du Poète antique, une sorte d’avatar d’Homère lui-même. Cette situation d’énonciation est métalittéraire : le narrateur fait converser des récits différents et parfois très éloignés dans le temps.

Au chapitre II, deux autres conversations sont mises en scène avec l’arrivée au milieu de la fête, chez Gritsenko, d’un noble polonais avec sa suite et de Demian Kvetchinksi, le bien-aimé de Prissia, la fille de Gritsenko. Le Polonais possède l’aisance d’un homme habitué à la haute société et sa principale qualité,

d’après le narrateur, réside dans le fait qu’il est un agréable interlocuteur50 et qu’il

divertit l’assemblée par des récits et rumeurs. Cette scène est seulement décrite de l’extérieur, sans que les récits et les ragots ne soient retranscrits. La seconde conversation se tient dans le même temps, à l’écart, entre Prissia et Demian. Le narrateur retrace leur conversation tantôt par un récit à la troisième personne, tantôt par un dialogue. Le choix de la perspective est significatif : les déclarations d’amour qui débutent leur conversation ne sont pas rapportées directement, alors que le récit de la rencontre entre le noble polonais et Demian occupe tout l’espace, à la déception de Demian : « Comme tu veux, ma mie, s’il t’est plus

48 Сомов, op. cit., p. 44 : « И чтобы как-нибудь разделаться с этим страшным человеком, которого имя ни на миг меня не покидало и нагнало тоску маленькой проводнице моей, внучке, - я сложил про него песенку ». 49 Idem : « Если угодно честной компании, я спою... ». 50 Ibidem, p. 47 : « польский пан обладал в высшей степени сими качествами приятного собеседника ».

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agréable d’entendre les frasques d’un original polonais que les souffrances de mon cœur51 ».

Le chapitre III se termine, comme il est de mise pour une anecdote, par un retournement inattendu, ou plutôt, dans la tradition du roman d’aventures, par une explication qui a pour fonction le dévoilement de l’identité du mystérieux noble polonais. Cette explication a lieu dans une lettre adressée par le Polonais à Gritsenko. Il y apprend que son invité n’était pas celui qu’il prétendait être, mais Garkoucha, le célèbre bandit. Garkoucha se livre à des aveux, il reconnaît qu’il avait l’intention de voler les richesses de Gritsenko, jusqu’à ce qu’il rencontre Demian et décide, tel un bandit au grand cœur, de monter une supercherie afin de libérer l’amour innocent des deux jeunes gens des contingences psychologiques et matérielles. Ce premier fragment possède donc bien une unité d’action, de temps et de lieu, mais aussi de personnages et de narration. Il est refermé sur lui-même et semble autonome. Il possède plusieurs lignes d’intrigue : le mystère autour du personnage de Garkoucha, qui se dévoile rétrospectivement à la fin du chapitre trois, l’intrigue amoureuse entre Prissia et Demian. Mais le thème qui réunit ces deux intrigues et qui prédomine dans la première est bien le thème du récit mis en scène dans une situation de conversation. Le choix réitéré