• Aucun résultat trouvé

FORMES DE LA CONVERSATION

2. L’intertextualité parodique

Lorsque l’hypertexte n’entretient pas de rapport sérieux avec son ou ses hypotextes, qu’il reprend en les dégradant certaines caractéristiques reconnaissables d’autres textes, on peut parler de parodie. Lorsque l’hypertexte est, comme le sont nos textes, placé sous le régime de l’ironie, il devient parfois difficile de faire la part de la parodie et de ce que Tynianov appelle la « stylisation ». Dans Dostoïevski et Gogol. Pour une théorie de la parodie, Tynianov part du constat que « toute succession littéraire est avant tout la lutte, la

destruction d’un tout ancien et la construction nouvelle d’éléments anciens180 ». Il

explique :

« La stylisation est proche de la parodie. L’une et l’autre vivent une double vie : derrière le plan de l’œuvre existe un autre plan, stylisé ou parodié. Mais dans la parodie, la disjonction des deux plans, leur décalage est nécessaire […]. Dans une stylisation, il n’y a pas cette disjonction, au contraire, les deux plans se correspondent : le stylisant et le stylisé qui transparaît à travers lui. Quoi qu’il en soit, il n’y a qu’un pas de la stylisation à la parodie ; une stylisation, motivée par le

comique ou soulignée, devient une parodie181. »

180 Тынянов Ю. Н. Достоевский и Гоголь: к теории пародии, Поэтика. История литературы. Кино, Москва, « Наука », 1977, с. 199 : « всякая литературная преемственность есть прежде всего борьба, разрушение старого целого и новая стройка старых элементов ». 181 Ibidem, p. 201 : « Стилизация близка к пародии. И та и другая живут двойною жизнью: за планом произведения стоит другой план, стилизуемый или пародируемый. Но в пародии обязательна невязка обоих планов, смещение их […]. При стилизации этой невязки нет, есть, напротив, соответствие друг другу обоих планов: стилизующего и сквозящего в нем стилизуемого. Но все же от стилизации к пародии — один шаг; стилизация, комически мотивированная или подчеркнутая, становится пародией ».

114

Tynianov expose donc une théorie de la stylisation et de la parodie comme de procédés fondés sur une dualité de plans contenus à l’intérieur de l’œuvre. Il place la reconnaissance de la parodie ou de la stylisation exclusivement entre les mains du lecteur ou du critique, qui doit posséder une connaissance suffisante du contexte historique et littéraire pour pouvoir être à même d’identifier si les deux plans se correspondent ou sont disjoints. Ce processus d’identification n’est pas toujours évident, surtout lorsque le fond littéraire, le plan stylisé ou parodié a été oublié. Dans ce cas, l’œuvre est reçue comme n’importe quelle autre œuvre littéraire, en tenant compte d’une certaine « teinte » mais sans retrouver le second plan auquel elle se rattache. Tynianov conclut : « La parodie est tout entière dans le jeu dialectique avec le procédé182 ».

Une telle distinction de la stylisation et de la parodie s’applique avec une grande clarté dans la nouvelle de Bestoujev-Marlinski, Soirée aux eaux caucasiennes

en 1824. Lorsque le narrateur fait la connaissance des convives, ils portent chacun

un toast en forme de compliment aux femmes moscovites venues prendre les eaux à Kislovodsk. Il s’agit bien ici d’un jeu, d’une stylisation que sa motivation comique fait basculer du côté de la parodie. En effet, ces toasts qui se répètent forment comme un jeu de « traductions » du même motif dans la langue de chacun des convives. Le premier, le capitaine des dragons s’écrie : « Messieurs ! à

la santé des deux ravissantes moscovites183 ! », puis le « tendre collaborateur de la

Revue des dames, répétant à sa manière le toast proposé » crie à son tour : « A la

santé des ravissantes visiteuses des eaux caucasiennes, qui se sont épanouies sur

les rives de la Moskova184 ! ». Enfin, le capitaine de dragons fait apparaître le jeu,

donc la « disjonction des plans » en concluant : « Ce même toast, traduit par Monsieur Svirelkine de ma langue de bivouac dans la langue du monde : celui

qui ne boit pas n’est pas un camarade185 ! » L’intention parodique est révélée par

l’inversion de l’ordre des traductions, puisque le dicton du capitaine de dragons n’appartient pas stylistiquement à la « langue du monde », mais précisément à la

182 Ibidem, p. 226 : « Пародия вся — в диалектической игре приемом ». 183 Бестужев-Мардинский, А.A. Вечер на кавказских водах в 1824 году, op.cit., с. 135 : « Господа! Здоровье двух прекрасных московок! » 184 Idem : « Здоровье прекрасных посетительниц Кавказских вод, на берегах Москвы расцветших! » 185 Idem : « Этот же тост, в переводе господина Свирелкина с моего бивачного языка на язык светский: кто не пьет - не товарищ! »

115

« langue de bivouac ». Elle est rendue manifeste par le capitaine de dragons, qui souligne lui-même la stylisation.

L’un des personnages principaux, le neveu mystérieux du colonel, l’ami du Hongrois franc-maçon, donne également l’occasion aux autres personnages d’entendre la stylisation dans son discours, tandis qu’eux y voient une parodie.

« - Les nuages couvrent la lune, dit-il à voix haute, mais en s’adressant à lui-même plutôt qu’à la compagnie. Le vent hurle et une pluie fine frappe les fenêtres… Comment allons-nous rentrer ? Quand une bourrasque disperse les vapeurs, parfois, à la lumière de la lune, l’Elbrous apparaît blanc, endormi dans le sein des nuages avant l’orage.

- Bonne nuit à lui, dit mon voisin, le colonel à la retraite. Toi, monsieur le docteur en philosophie transcendantale, tu n’accueilleras sans doute pas l’orage avec la même indifférence que lui, avec son bonnet menaçant.

- Bien sûr que non, cher oncle, répondit le jeune homme, parce que je ne suis pas une pierre. Ce n’est encore que la moitié du malheur du Caucase, de porter un casque de glace sur son crâne de granit : toute la cuisine de l’enfer réchauffe ses entrailles et il se peut que la nature ait entouré sa tête de glace précisément afin de calmer sa fièvre interne et ses tremblements de terre […]. Etre baigné de brouillard, en plus d’être trempé par la pluie, signifierait anéantir toute la cure et je n’ai, à vrai dire, pas la moindre envie de recommencer une troisième fois186. » 186 Ibidem, p. 136 : « Облака заволакивают месяц, - сказал он вслух, но более обращаясь к самому себе, чем к обществу, - ветер воет, и дождь крапает в окна... Как-то будет добраться до дому! Когда вихорь разносит пары, то при блеске лунном порою белеет Эльборус, спящий в лоне туч перед грозою. - Покойной ему ночи, - сказал сосед мой, отставной полковник. - Ты, господин доктор трансцендентальной философии, наверно, не будешь встречать так равнодушно бурю, как он в грозном колпаке своем. - Конечно, нет, любезный дядюшка, - отвечал молодой человек, - потому что я не камень. Кавказу полгоря носить ледяной шлем на гранитном своем черепе, - у него вся адская кухня греет внутренности, и, может статься, природа обложила голову его льдом нарочно для умерения внутренней горячки с землетрясениями[…]. Выкупаться в туманах, не только быть промочену дождем, - значит испортить весь курс лечения, а мне, право, не хочется начинать его в третий раз ».

116

Ainsi, le jeune homme effectue consciemment une stylisation d’un paysage romantique, tandis que son interlocuteur le force à révéler le caractère parodique que sa tirade prend à la fois pour l’auditeur et le locuteur. De même, les récits enchâssés qui composent la Soirée aux eaux caucasiennes comportent tous une proportion plus ou moins importante de stylisation et de parodie.

Le deuxième récit, celui de la redingote verte, fait jouer l’intertexte des chroniques médiévales et des croisades à propos de l’histoire du trésor, puis l’intertexte faustien dans le récit de l’amitié du Hongrois avec le « docteur en philosophie transcendantale ». Enfin, c’est une histoire de fantômes, d’esprits maléfiques qui vient informer le récit de sa mort. Mais la redingote verte fait mine de tout nier lorsqu’il s’agit pour lui de reprendre son récit interrompu : « Un trésor déterré ? Une apparition ? Vous en savez plus que moi,

apparemment. Je n’ai pas dit un mot d’une apparition187 ». Ce faisant, il déjoue les

attentes de ses auditeurs qui avaient reconnu un schéma narratif spécifique, celui du roman d’aventures, agrémenté de roman noir. Les auditeurs y ont vu une simple reprise du schéma, tandis que la redingote verte prétend s’être adonné à une parodie.

Le récit 3 est présenté comme une consolation pour les auditeurs qui n’ont pas eu la fin de l’histoire précédente, une sorte de surenchère dans le fantastique et l’horreur. Le capitaine de dragons fait intervenir une grande variété d’intertextes dans sa narration et il maintient tout du long une tonalité ironique qui permet aux auditeurs, et surtout aux lecteurs, de voir apparaître la disjonction des plans dont parlait Tynianov. Ainsi, lorsqu’il retrace les raisons qui poussent les hommes à s’interroger sur l’existence des êtres surnaturels, il fait surgir l’intertexte scottien au moyen de légères touches : « les préjugés de l’enfance, que nous suçons avec le lait et l’air », « les uns, surtout les Ecossais,

assuraient et démontraient…188 ». Puis, lors de la scène du pari que fait son frère

avec les marins britanniques, c’est l’intertexte de Dom Juan qui est convoqué (le personnage doit inviter un mort à diner) et dégradé par la mention du montant

187 Ibidem, p. 144 : « Вырытый клад? Привидение? Вы, видно, знаете более моего. Я ни слова не говорил о привидении, - отвечал сфинкс. »

188 Ibidem, p. 145 : « Все сознавались, что предрассудки младенчества, которые всасываем мы с молоком и воздухом [...]. Но одни, особенно шотландцы, уверяли и доказывали... ».

117

des paris. Le capitaine de dragons fait valoir sa position d’ironiste sans attendre que ses auditeurs parviennent à la même conclusion : « Quoique cette condition fût étrange, extravagante, pour ne pas dire stupide, mon frère était prêt à

tout189 ». Logiquement, c’est l’intertexte des romans noirs qui informe le reste du

récit, avec la terreur du surnaturel, le motif du pendu qui avoue son crime et prie le personnage de réparer ses torts à sa place, le motif du trésor mal acquis qui doit être déterré au cœur d’une forêt pleine d’esprits et rendu à celle à qui il revient de droit. Le capitaine de dragons, comme ses auditeurs, ne se prive pas là non plus de manifester sa distance avec le genre de son récit. Pour ce faire, il met en évidence des comparaisons dans la description du pendu :

« A chaque bourrasque, il se balançait tantôt de droite et de gauche, tel un pendule, tantôt d’avant en arrière, tel l’aiguille d’une boussole, tandis que la corde maintenait sa tête vers le bas, comme s’il était indigne de regarder vers le ciel que ses propres méfaits lui avaient interdit190. »

Les deux premières comparaisons proviennent manifestement du personnage lui-même et non du narrateur, ce qui permet d’exposer la double énonciation et, dans le même mouvement, de soumettre à la parodie le personnage hautement « sérieux » du pendu, en comparant ce personnage tragique et horrible à des objets triviaux du quotidien d’un marin. La dernière comparaison joue quant à elle sur la stylisation en reprenant une formule consacrée à valeur morale. Le choc de ces deux plans produit bien de la parodie, dans le sens de la distanciation ironique et du rabaissement grotesque.

La Soirée se poursuit dans la surenchère, la veine parodique se développe en enflant encore dans le récit de l’artilleur (récit 4), sans doute le plus virtuose de tous. Il commence, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, par le récit ironique de l’enfance de son héros, son oncle. Les nombreux commentaires du narrateur indiquent sa distance ironique avec les événements de son récit. Pour n’en

189 Idem : « Как ни странно, как ни причудливо, чтобы не сказать - как ни глупо, было это условие, - брат мой готов был на все ». 190 Ibidem, p. 146 : « он при каждом дуновении ветра то качался взад и вперед, как маятник, то обращался влево и вправо, подобно компасной стрелке, между тем как веревка держала голову его вниз, как недостойного смотреть на небо, загражденное ему собственными злодействами ».

118

donner qu’un exemple, citons la scène de la présentation du nouveau-né à l’assemblée familiale (qualifiée de veče) qui doit décider de son avenir :

« Aurait-il une toison ou des plumes ? Dans le premier cas, lorsque l’enfant pouvait déjà marcher à quatre pattes, comme il convient à un gentilhomme de haute lignée, on le lâchait au milieu des veaux et des moutons afin d’apprendre la douceur et les bonnes manières. Dans l’autre, on attendait le moment où il pouvait se tenir sur ses propres pattes et alors son premier cours commençait au poulailler avec les poules et les oies. Ce genre d’éducation domestique, si proche de la simplicité de la nature, avec d’insignifiantes modifications, se prolongeait d’ordinaire jusqu’à ce que quelques paysans turbulents et maris jaloux ne viennent se plaindre du jeune barine191. »

Il s’agit donc ici d’une parodie de roman pastoral, et l’ironie du narrateur touche également la réminiscence de L’Emile avec la mention de cette éducation proche de la « simplicité de la nature ». Le récit, que ses premières lignes rapprochaient d’un récit historique « sérieux », est à nouveau dirigé vers la veine parodique lorsque le père du héros l’appelle enfin « bon brave » (dobrym

molodcem), référence à l’intertexte du roman de chevalerie. Le héros accède enfin

au statut de « preux », alors même qu’il fait figure de picaro pendant toute son enfance, rappelant par là les romans de Narejny192. Ces quelques intertextes se rejoignent tous dans la figure de Fonvizine, dramaturge célèbre de l’époque de Catherine, donc contemporain du héros, descendant d’une lignée de chevaliers, admirateur de Rousseau. L’intertexte du roman de chevalerie est à nouveau parodié lorsque le narrateur retrace l’exploit de son héros. Au cours d’une bataille contre les Turcs, son cheval est blessé aux pattes antérieures. Il répugne à

191 Ibidem, p. 151 : « будет ли у него руно или перья? В первом случае, когда младенец мог уже ходить на четвереньках, как прилично столбовому дворянину, - его пускали между телятами и барашками научиться кротости и благонравию. В другом – дожидались времени, когда он мог стоять на двух собственных ножках, и тогда курс его воспитания начинался на птичьем дворе с курами и гусями. Этот род домашнего воспитания, столь близкого к простоте природы, с очень неважными переменами, продолжался обыкновенно до тех пор, покуда несколько неугомонных ревнивых мужей, крестьян, не приходили с жалобами на молодого барчонка ».

119

le laisser à l’ennemi et passe donc les jambes de son cheval sur ses épaules afin de le porter jusqu’au camp. Le narrateur conclut :

« Il arriva ainsi sur le front en centaure et lorsque les officiers s’étonnèrent de son exploit, il s’excusa en faisant valoir qu’il ne l’avait

jamais porté qu’une demi-verste193. »

Enfin, en guise de dernier clin d’œil ironique avant que le récit n’entre dans le vif du sujet, le narrateur reprend de nouveau un modèle ancien, celui de l’idylle, pour décrire la période précédant le soulèvement en Pologne :

« Varsovie, avec son vin hongrois et ses charmantes Polonaises, lui sembla un véritable paradis terrestre : sa vie baignait dans un océan de miel194. »

L’innocence morale des personnages de l’idylle est elle aussi parodiée dans la figure du héros qui ne se doute de rien à la veille du soulèvement (ničego

ne znaja, ne vedaja), qui n’est ni perspicace ni prudent (esli b djadja moj byl boleje dogadliv ili meneje doverčiv).

Après cette introduction historique, le récit passe à la narration des événements singuliers qu’ont vécus le héros et son camarade Ivan Zaroubaïev, tout à la fois « quartier-maître, trésorier, valet de chambre et garde du corps » du héros. Ici, c’est l’hypotexte de Don Quichotte qui est convoqué, et la parodie tient surtout au renversement des rôles à l’intérieur du couple chevalier / serviteur, puisque le récit de l’artilleur montre que le héros n’est pas celui qu’on croit.

Dans ce récit, l’intertexte est donc choisi en fonction du mouvement narratif. Lorsqu’il s’agit de brosser le tableau d’une époque, les intertextes sont sélectionnés parce qu’ils sont contemporains de cette époque ou qu’ils convoquent l’image des temps anciens, de l’âge d’or. Lorsque le récit passe à la narration d’un fait singulier, le choix de l’intertexte recoupe celui des autres nouvelles étudiées, notamment le roman gothique, alliant fantastique et horreur tels qu’on les trouve dans Le château d’Otrante d’Horace Walpole (1764).

193 Ibidem, p. 152 : « Таким центавром прибыл он ко фронту, и когда офицеры стали удивляться его усилию, он извинялся тем, что протащил не более полуверсты ».

194 Ibidem, p. 152-153 : « Варшава, со своим венгерским вином и милыми польками, показалась ему настоящим земным раем: его жизнь плавала там в океане меду ».

120

Le récit du hussard constitue le dernier des récits enchâssés. Il se développe également sur le mode de la surenchère intertextuelle. Le cadre des événements, la région de Grodnen, est décrit d’après le modèle de l’Arcadie, puisque tous les personnages n’ont que des qualités, que la nature offre joyeusement ses fruits aux hommes. Ce modèle est dégradé non pas pendant la description elle-même, mais lorsque la narration commence, car le schéma est dévoilé dans son caractère conventionnel lorsque le narrateur décrit des situations et des personnages réels. Les trois jeunes Polonaises du voisinage sont si belles qu’elles forcent l’observateur à loucher à cause de leur embonpoint. L’été accueillant et abondant se mue en une froide soirée pluvieuse. Après la fête, le hussard raconte son voyage de retour jusqu’au campement en prenant explicitement pour modèle la ballade Svetlana de Joukovski, publiée en 1813 :

« Toute cette scène était mot pour mot comme dans la Svetlana de Joukovski, mais je n’ai pas vu de près la colombe protectrice qui aurait pu me défendre des crocs du buveur de sang. Cependant, mon assurance revenait peu à peu195. »

Joukovski, fameux pour ses ballades, représente pour Bestoujev-Marlinski le premier modèle romantique. Or, lorsque le hussard reconnaît la parenté entre son récit et la ballade de Joukovski, c’est sur le mode ironique. Chez Joukovski, à l’issue d’une chevauchée fantastique dans une tempête de neige, Svetlana, perdue, se réfugie dans une église et y trouve un mort en son cercueil. Elle s’approche pour prier et voit que le mort, dont le visage est celui de son bien-aimé, se lève et vient vers elle. Mais son ange-gardien, sous l’apparence d’une colombe, prend sa défense contre le mort-vivant. C’est alors qu’elle se réveille. Dans le récit du hussard, il est sur le chemin du retour lorsqu’il se perd dans la forêt sous la pluie, trouve refuge dans une chapelle uniate abandonnée et tombe dans le piège de bandits qui se font passer pour des morts-vivants. Son caniche, qui lui servait d’oreiller, attaque l’un d’eux et permet à son maître de s’échapper. Lorsque, appelant à l’aide contre ses poursuivants, le hussard entre dans une izba et interrompt une veillée mortuaire, il s’évanouit. Les transformations opérées par le narrateur sont significatives : chez Joukovski l’héroïne est une femme,

195 Ibidem, p. 169 : « Вся эта сцена была точь-в-точь как в Светлане Жуковского, но я не видал вблизи голубка-хранителя, который мог бы защитить меня от зубов кровопийцы ».

121

tandis que chez Bestoujev-Marlinski c’est un homme. Ils se réfugient tous deux dans une chapelle parce qu’ils n’ont pas d’autre choix, mais la situation est beaucoup moins dramatique chez Bestoujev-Marlinski. Son héros est un hussard, donc un militaire qui sait se défendre, bien qu’il ait laissé son sabre dans ses quartiers. Ce n’est pas une tempête de neige qui fait rage dans la nuit, mais une averse de pluie qui passe rapidement. L’ordre des visions de mort est inversé : chez Joukovski, Svetlana aperçoit un instant une veillée mortuaire dans une église, puis trouve refuge dans une izba où lui apparaît son bien-aimé. Chez Bestoujev-Marlinski, le narrateur s’endort dans une chapelle avec de faux morts-vivants puis s’évanouit dans une izba face au vrai visage de la mort. La colombe qui est l’ange gardien de Svetlana prend pour le hussard l’aspect d’un caniche loyal. Le mort-vivant buveur de sang qui veut attenter à la vie de Svetlana se démultiplie en trois bandits qui effraient pourtant le narrateur jusqu’au plus profond de lui-même, puisque cet événement lui a causé un tel choc qu’il en est tombé malade et s’est vu obligé de venir prendre les eaux pour remettre ses nerfs d’aplomb. En d’autres termes, même si la référence est assumée ouvertement, elle ne fonctionne pas à un niveau littéral, mais sur le mode ironique de la dégradation, de l’abaissement. Chez Bestoujev-Marlinski, la situation du hussard ressortit non au pathétique mais au comique.

Lorsqu’il souhaite reprendre ses esprits et retrouver son « assurance », le narrateur cite deux vers de Joukovski tirés d’une autre ballade, Lioudmila. Publié en 1808, ce poème est la traduction-adaptation de la célèbre ballade Lenore de Bürger (1774). L’ironie parodique tient ici à l’assimilation entre les deux ballades de Joukovski, corroborée par des sujets similaires (les morts-vivants, les vampires), mais également au thème de la citation. En effet, les deux vers démythifient la terreur face à la mort en affirmant : « La matrice de la terre est la

demeure des morts196 ». L’ironie du narrateur s’étend donc non seulement au

thème du mort-vivant, mais aussi à lui-même.

Enfin, le voyage imaginaire auquel se livre le narrateur pour s’endormir fait apparaître l’intertexte sternien par la mise en pratique du principe de l’association d’idées que Sterne reprend à Locke :

196 Idem : « Что до мертвых, что до гроба? Мертвых дом – земли утроба ».

122

« Des vers charmants de Joukovski, où la lune brille et le mort marche, ma pensée s’envola sur l’hippogriffe d’Astolfe vers la lune197. »

L’hippogriffe d’Astolfe fait référence au Roland furieux de l’Arioste, texte lui-même parodique. Le voyage imaginaire du hussard ne peut donc être qu’une parodie lui-même, et son objet est révélé dans la conclusion :

« et puis, Messieurs, tout cela ensemble aurait pu composer la page de titre du Télégraphe et, sans doute, vous aurait endormis tout autant que moi198. »

Sans aucun doute, les Voyages fantastiques du Baron Brambeus et Le pérégrin partagent cet hypotexte sternien avec le personnage de Bestoujev-Marlinski. Cependant, celui-ci prend soin de ne pas s’en réclamer pour mieux dresser une parodie comique du plus fameux périodique romantique russe, le Télégraphe de

Moscou.

Le récit du hussard brosse ainsi le portrait d’un personnage qui ne vit qu’à travers la littérature. Il est incapable de voir la réalité sans un modèle littéraire pour l’appréhender. Toutes ses références sont donc marquées au coin de l’ironie.