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FORMES DE LA CONVERSATION

2. La conversation ironique

Comme nous venons de le voir chez Somov, la manière légère n’est pas, à l’occasion, dénuée d’ironie et de réflexivité. C’est encore plus flagrant dans les textes de Bestoujev-Marlinski qui montrent une transformation de la convention de la conversation polie en y incluant les attentes de genres extérieurs. L’ironie se révèle dans la position du narrateur par rapport à cette convention, position qui englobe souvent aussi celle du lecteur potentiel. Une sous-catégorie de la conversation ironique est représentée dans les textes par une forme héritée tout droit du Tristram Shandy, appelée « sternian talk » : seul l’auteur parle, mais il parle qu’il soit ou non écouté (c'est-à-dire lu). C’est notamment la position du Baron Brambeus et d’Irineï Modestovitch Gomozeïko.

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L’Epreuve de Bestoujev-Marlinski a été écrite au Daguestan en 1830,

pendant la deuxième partie de sa vie, lorsqu’il était exilé en tant que simple soldat dans le Caucase. Le titre de Bestoujev traduit en russe le titre d’une pièce de Marivaux, comédie en un acte et en prose représentée pour la première fois en 1740 et dont l’intrigue repose sur le principe du travestissement et de la révélation laborieuse de l’amour. Les personnages sont organisés par paires (le maître et le valet, la maîtresse et la servante, les deux « faux » soupirants). Le stratagème premier consiste pour Lucidor, le maître, à tout faire pour marier Angélique, qu’il aime sans le lui avouer, à quelqu’un d’autre. Puisqu’elle n’aime que lui, Angélique refuse tous les prétendants que Lucidor lui présente. Les maîtres et les domestiques finissent par s’avouer leur amour et se marier. La nouvelle de Bestoujev, avec son titre transparent, pose un programme de lecture informé par les règles théâtrales : masques, mystifications et reconnaissances, intrigues et stratagèmes amoureux, dénouement heureux. Cependant, la comédie en un acte de Marivaux ne fonctionne pas entièrement comme un programme de lecture chez Bestoujev-Marlinksi, d’abord parce que, malgré la fin heureuse de sa nouvelle, celle-ci n’est pas l’équivalent d’une comédie. Ensuite parce que

L’Epreuve de Marivaux est une pièce courte tandis que L’Epreuve de

Bestoujev-Marlinski est une nouvelle dont la publication dans Le fils de la patrie et Les

archives du nord a nécessité quatre livraisons (les numéros 29 à 32).

Malgré tout, la référence à Marivaux fait apparaître deux attentes chez le lecteur, que le texte de Bestoujev-Marlinski va réaliser. Sans aller jusqu’au marivaudage, le ton général de la nouvelle s’inspire du même type de conversation légère et pleine d’esprit, à l’exclusion des incursions dans le domaine du trivial propres au travestissement des catégories sociales liées au

marivaudage87. Cette conversation légère se retrouve à deux niveaux de la

narration : au niveau du narrateur lui-même (métadiégétique) et au niveau des personnages (intradiégétique). La seconde attente générée par la référence à Marivaux est d’ordre narratif, c’est l’espoir d’une fin heureuse à laquelle les personnages aboutissent après de nombreuses dénégations et dissimulations

87 C’est ce que souligne la définition célèbre du marivaudage donnée par La Harpe dans la livraison de 1799 du Lycée, ou cours de littérature : « C’est le mélange le plus bizarre de métaphysique subtile et de locutions triviales, de sentiments alambiqués et de dictions populaires : jamais on n’a mis autant d’apprêt à vouloir paraître simple. », cité dans Deloffre, Frédéric, Marivaux et le marivaudage : une préciosité nouvelle, 3e édition, 1993, p. 8.

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causées par les convenances du monde. En effet, il existe alors en Russie, nous l’avons déjà évoqué, un sous-genre de la nouvelle dénommé svetskaja povest’ (nouvelle mondaine) dont le sujet récurrent consiste à démontrer le fonctionnement du monde de la haute société et ses conséquences souvent fatales chez les jeunes filles ignorantes des règles et des convenances. Des auteurs tels qu’Odoïevski et Lermontov ont ainsi écrit des « nouvelles mondaines » sur le même thème : La princesse Mimi88, La princesse Zizi89, respectivement parues en 1834 et 1839, et La princesse Ligovskaïa, parue en 1838. La nouvelle de Bestoujev-Marlinski s’inscrit dans cette veine en même temps que dans celle de la comédie de Marivaux et les attentes parfois contradictoires liées aux deux genres forment la base ironique du pacte de lecture dans L’épreuve.

Le tableau suivant compare les attentes générées par les épigraphes et le contenu des chapitres.

Epigraphe Résumé du chapitre Attentes

Chapitre I : В благовонном дыме трубок Как звезда, несется кубок, Влажной искрою горя Жемчуга и янтаря; В нем, играя и светлея, Дышит пламень Прометея, Как бессмертная заря!

A la Saint Nicolas, près de Kiev, c’est jour de fête chez un

commandant d’escadron de

hussards, le prince Nikolaï Gremine. Son ami le major Valérian Strelinski vient lui présenter ses meilleurs vœux

avant son départ pour

Pétersbourg. Gremine lui confie son histoire d’amour avec la

comtesse Alina Zvezditch,

récemment revenue veuve d’un long voyage en Europe. Gremine charge Strelinski d’éprouver la fidélité de son amante. Strelinski accepte non sans rechigner, mais une fois qu’il est parti, Gremine change d’avis et prend la décision de partir à Pétersbourg dans l’espoir d’arriver avant lui.

L’épigraphe est une

autocitation qui n’introduit pas tant le thème de

Prométhée que

l’atmosphère de fête

(l’odeur des pipes, la coupe de vin) qui règne au tout début de la nouvelle. L’épigraphe, loin de repré-senter un programme pour tout le chapitre ou toute la

nouvelle, n’entretient

qu’un rapport de

contiguïté avec le chapitre, elle introduit le lecteur in

medias res. On pourrait la

qualifier

d’épigraphe-synecdoque.

Chapitre II :

Byron « If I have any

Description circonstanciée du marché de la place des Foins la

Le programme de lecture

métalittéraire cautionné

88 Одоевский, В. Княжна Мими, Библиотека для чтения, Санкт-Петербург, 1834, т. VII, отд. I.

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fault, it is digression » veille de Noël. par l’autorité incontestable

du romantisme, Byron, est

actualisé par une

description dont le lien ténu avec l’action est souligné. Chapitre III : Вы клятву дали? Эта клятва - Лишь перелетным ветрам жатва. A un bal, le surlendemain de Noël, la comtesse Zvezditch danse avec un homme masqué qui se présente comme don Alonzo et qu’elle prend pour Gremine.

Si le serment est la

moisson des vents

migrateurs, alors les

personnages, placés dans une situation mondaine, vont oublier le leur. La force de cette auto-citation réside dans son application possible à Strelinski, Alina et Gremine. Le programme est réalisé. Chapitre IV : Для нас, от нас, а, право, жаль; - Ребра Адамова потoмки, Как светло-радужный хрусталь, Равно пленительны и ломки.

Le lendemain, Alina reçoit chez elle Strelinski, qui lui avoue sa double identité et invente un mensonge à propos de la bague qu’il porte et que Gremine lui avait donnée pour parfaire son

travestissement. Alina et

Strelinski tombent amoureux et vivent quelque temps dans un bonheur idyllique.

La comparaison des

femmes au cristal souligne à la fois leur charme et leur défaut, implique une

faiblesse morale chez

Alina (c’est elle qui brisera son serment la première).

En outre, l’épigraphe

adopte le vocabulaire de la

description physique,

programme qui est réalisé au début du chapitre (récit des préparatifs d’Alina à la visite de Strelinski). Chapitre V : Она расцветала, как девственная мечта юности; была чиста и перлестна, как земля в первый день творения. Старинная эпитафия Introduction du personnage

d’Olga, sœur cadette de Valérian, amie d’Alina et incarnation de l’innocence. Elle avoue à son

frère qu’elle est tombée

amoureuse de Gremine à l’époque où il venait avec Strelinski lui rendre visite au couvent de Smolny. Strelinski se décide à tout faire pour garder Alina pour lui et marier Olga à Gremine.

Comme au chapitre I,

l’épigraphe remplace

l’introduction du nouveau personnage, le quatrième dans l’intrigue amoureuse. L’épigraphe réalise donc l’attente exprimée par le titre en référence à la pièce de Marivaux : le carré amoureux est enfin au complet. Cependant, le

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(épitaphe) n’est pas réalisé dans le texte. Chapitre VI : Так! я мечтатель, я дитя, Мой замок карты, - но не вы ли Его построили, шутя, И, насмехаясь, разорили!

Le temps passe, Strelinski et Alina vivent heureux, s’étant avoué leur amour, mais Strelinski n’ose pas s’ouvrir à Alina des projets qu’il a d’aller vivre dans son domaine afin de s’occuper de ses terres et de ses paysans. Lorsqu’il se décide, elle lui demande trois jours de délai avant de lui donner sa réponse. Strelinski est au désespoir et prend le comportement d’Alina pour de l’inconstance, ce qui le convainc de la quitter.

L’épigraphe annonce ici très clairement le contenu du chapitre tout entier. Sa fonction se rapproche donc de la fonction d’un titre descriptif comme on en trouve dans les textes sentimentalistes.

L’épigraphe représente le possible énoncé de l’un des personnages.

Chapitre VII :

Burleigh

Ihr wart es doch, der hinter meinem Rücken

Die Königin nach Fotheringhayschloss

Zu locken wusste?

Leicester

...Hinter Eurem Rücken! Wann scheuten meine

Taten Eure Stirn? Schiller.

Gremine revient à Pétersbourg. Il a entendu parler du mariage prochain de Strelinski et d’Alina et, tourmenté de jalousie, il provoque en duel son ancien ami, mais pas avant d’avoir surpris Olga au piano et d’en être tombé amoureux.

L’épigraphe indique un rapprochement possible de

L’Epreuve avec la pièce

d’une autre autorité du romantisme, Maria Stuart

de Schiller (1800).

L’épigraphe illustre le récit avec des personnages qui se retrouvent dans une situation en tous points comparable à celle des personnages de Bestoujev-Marlinski. Chapitre VIII : Я был отважно хладно-кровен; Но признаюсь, на утре лет Не весело покинуть свет И сердца бой не очень ровен, Когда вопросом: « Быть иль нет? » Вам заряжают пистолет.

Olga épie les préparatifs du duel chez son frère et apprend tout. Mais le duel n’a finalement pas lieu, grâce à l’intervention d’Olga auprès de Gremine et à l’arrivée de la lettre d’Alina pour Strelinski, qui explique que les trois jours ont été son châtiment pour avoir douté d’elle.

L’épigraphe introduit

l’attente d’un duel, les regrets et la peur d’un jeune homme avant un duel. Or, le récit garde ouverte jusqu’au dernier moment la possibilité du duel, avant d’opérer un retournement très théâtral lorsqu’Olga intervient.

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Les épigraphes sont principalement en vers et indiquent une orientation du récit vers un certain type de lecteur, sachant lire entre les lignes (nous y reviendrons au chapitre suivant). Néanmoins, la forte proportion d’auto-citations et d’épigraphes inventées incite le lecteur à s’interroger sur le statut des épigraphes dans cette nouvelle. Puisqu’il y a alternance entre des citations d’autorité (Schiller, Byron) et des vers écrits par l’auteur, on peut supposer un jeu entre les deux types de sources : les auteurs canoniques, l’auteur ironique.

Dans le corps du texte, la conversation ironique prend toute son ampleur grâce à la figure du narrateur et à ses habitudes de langage, mais aussi grâce à ses commentaires, ses jugements, ses parodies ou ses pastiches. Ici comme ailleurs, le pacte de lecture ironique n’est pas seulement lié à l’établissement d’une communication se voulant orale et directe, mais également à l’orientation parodique ou métalittéraire de l’œuvre.

Les contes bigarrés d’Odoïevski ont été publiés en 1833. Dans sa

monographie consacrée à Odoïevski, Sakouline rapporte la première intention de

titre de l’auteur : Maxrovyje skazki90. L’épithète (maxrovyje) est intéressante par sa

polysémie. Parmi les sens qui intéressent l’économie de l’œuvre d’Odoïevski, on trouve d’abord la signification botanique du terme (polypétale), puis chez Dahl la

signification de colporteur, marchand ambulant91, et finalement, dans le

dictionnaire d’Ojegov et Chvedova92, la désignation d’un trait de caractère

prononcé et négatif. La transformation de maxrovyje en pestryje paraît actualiser seulement la première des définitions données ci-dessus. Pourtant, lorsque l’on considère le texte des contes, c'est-à-dire des hommes jetés par un diablotin dans

90 Сакулин П.Н. Из истории русского идеализма. Князь В. Ф. Одоевский, т. 1, ч. 2. М., 1913, с. 36 : « А. И. Кошелев 12 февраля 1833 г. сообщал писателю: “Киреевский жалеет, что ты заменил оригинальное название: Махровые сказки заглавием Пёстрые сказки, которое напоминает Бальзаковы Contes bruns“ ». 91 Даль, В. Толковый словарь живого великорусского языка, op.cit., т. 2, с. 309 : « Mахровый, мохровый, махрятник : мелочной торгаш, коробочник, офеня, разносчик, щепетильник, игольник. Махрятничать, промышлять разноской в народе мелочных товаров по деревням ». 92 Ожегов, Шведова, op.cit., p. 346 : « махровый : ярко выраженный со стороны какого-нибудь отрицательного качества ».

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un dictionnaire latin et littéralement transformés en contes par absorption dudit dictionnaire, le colporteur réapparaît dans la figure du narrateur qui livre au lecteur des légendes populaires, comme Igocha, des contes vraiment féériques, comme La cornue ou Conte comme ça, ou des contes aux personnages populaires (Le conte du corps mort au propriétaire inconnu), des contes didactiques (Le même

conte, mais à l’envers), des contes fantastiques d’inspiration hofmannienne (Conte comme ça), ou gogolienne (Le conte de l’événement qui a empêché Ivan Bogdanovitch Otnochénié de présenter ses vœux de Pâques à ses supérieurs et Le conte du grand danger que courent les troupes de jeunes filles sur la perspective Nevski). Au demeurant,

chacun des contes appartient souvent à plusieurs veines à la fois. Dans la deuxième acception du mot maxrovyj, donnée par Dahl, on retrouve le même jeu sémantique entre les sens différents du mot que dans le roman de Veltman, Le

pérégrin. En effet, le mot strannik peut aussi désigner, outre le sens ordinaire de

« pèlerin », un colporteur, mais il peut aussi être compris comme le substantif tiré de l’adjectif strannyj, « étrange », donc « étranger ». Les deux textes partagent ainsi une image du narrateur en tant que colporteur, qui embrasse à la fois l’aspect populaire et folklorique des thèmes abordés et de la langue employée. Enfin, l’adjectif pestryj, littéralement mélangé, bariolé, signifie pour Dahl

l’absence de goût93 et la disharmonie. Le dernier sens de maxrovyj permet

d’éclairer la facette nonchalante, ironique du personnage de Gomozeïko.

De fait, la préface de l’éditeur et la préface du rédacteur (sočinitelja) dévoilent peu à peu la personnalité d’Irineï Modestovicth Gomozeïko. L’éditeur le présente comme un bibliomane entêté qui a choisi un mauvais titre et veut faire publier des contes, qui « à certains lecteurs, […] sembleront étranges, à d’autres trop ordinaires, tandis que d’autres encore les appelleront sans aucun

embarras tout à la fois étranges et ordinaires94 ». Bezglasny95 poursuit en justifiant

la ponctuation de l’auteur : 93 Даль, Толковый словарь живого великорусского языка, op.cit., т. 3, с. 104 : « Пестрый слог, пестрая речь, неровная, нескладная, либо разнородная, по набору выражений. Один говорит - красно, а двое говорят - пестро. […] пестрота, безвкусный подбор всех красок ». 94 Одоевский, В.Ф. Пестрые сказки с красным словцом, собранные Иринеем Модестовичем Гомозейкою, магистром философии и членом разных ученых обществ, изданные В. Безгласным, « Литературные памятники », « Наука », Санкт-Петербург, 1996, с. 5 : « для одних читателей его сказки покажутся слишком странными, для других слишком обыкновенными, а иные без всякого недоумения назовут их странными и обыкновенными вместе ».

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« En général, Irineï Modestovitch suppose que les livres sont écrits afin d’être lus, et que les signes de ponctuation s’y emploient afin de rendre compréhensible au lecteur ce qui est écrit ; alors que, d’après lui, nous disposons les signes de ponctuation comme par un fait exprès pour que l’on ne puisse lire un livre du premier coup –

prima vista, comme disent les musiciens96. »

Dans cette phrase, la distanciation ironique entre le discours de Gomozeïko et celui de Bezglasny produit un effet comique puisque l’opinion présentée comme celle de Gomozeïko, c'est-à-dire celle d’un homme somme toute étrange, est en réalité tout à fait ordinaire et pragmatique.

Lorsque Gomozeïko prend la parole à son tour, il ne se cache pas de

posséder un défaut pesant, celui d’être un savant97. Cela lui permet d’introduire

une distinction entre les savants « véritables », ceux dont parle Pascal, et les savants tels que lui, Irineï Modestovitch Gomozeïko, les savants futiles (pustoj). Or même cette distinction est ironique : les savants dont parle Pascal n’ont rien de très sérieux (ils ne lisent rien, écrivent peu et rampent beaucoup) tandis que lui-même se présente comme futile. Ce qu’est Gomozeïko, ce n’est pas un écrivain utile à ses concitoyens, mais plutôt un homme étrange, à la fois extraordinaire et vain : l’étendue de ses connaissances est immense, mais il avoue lui-même que cela ne lui sert à rien. Il finit sa préface en dépeignant ses souffrances en société, lui qui est si savant et ne parvient pas à placer un seul mot dans les conversations. Cela justifie qu’il ait entrepris d’offrir ses contes au lecteur,

95 Littéralement : sans voix. L’adjectif désigne donc d’abord quelqu’un de muet ou silencieux, et par extension quelqu’un d’effacé, d’humble.

96 Ibidem, p. 6 : « Вообще Ириней Модестович предполагает, что книги пишутся для того, дабы они читались, а знаки препинания употребляются в оных для того, дабы сделать написанное понятным читателю ; а между тем, по его мнению, у нас знаки препинания расставляются как будто нарочно для того, чтобы книгу нельзя было читать с первого раза, - prima vista, как говорят музыканты ».

97 Ibidem, p. 7 : « je dois vous avouer ma malheureuse faiblesse », « mon défaut, mon affliction, cette tache éternelle sur mon nom, comme disait ma défunte grand-mère » (« Итак, узнайте мой недостаток, мое злополучие, вечное пятно моей фамилии, как говорила покойная бабушка »). Gomozejko use ici d’un procédé typique qui consiste à exagérer le défaut tout en taisant sa véritable nature. Cette hyperbole crée un effet de suspens, l’attente est poussée au paroxysme chez le lecteur. La clef de l’énigme déçoit bien entendu les attentes : « je suis un savant » (« я, почтенный читатель, я из ученых »).

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« car pour parler sans flatterie, je sais que vous êtes un homme charmant, instruit et qu’en outre vous n’avez aucun moyen de m’obliger à me taire ; lisez, ne lisez pas, ouvrez ou fermez le livre, les lettres d’imprimerie ne cesseront pas pour autant de parler. Ainsi, bon gré mal gré, écoutez : et si mon récit vous plaît, […] je causerai avec vous jusqu’à la fin des temps98. »

De cette manière transparente, Gomozeïko indique à la fois l’origine de son texte et son but. Les contes bigarrés viennent combler sa frustration en société, ils représentent les conversations qu’il aurait pu avoir dans le monde. Ils sont donc à la fois des substituts écrits d’une situation de communication orale et des lettres d’imprimerie qui ne cessent de causer, qu’on les écoute ou non. Gomozeïko conclut donc un pacte de lecture de facture sternienne avec son

lecteur, comme le fait Veltman99 : qu’il soit lu ou non, Gomozeïko ne cessera pas

de parler.

Les pactes de lecture des contes sont conclus comme suit :

La Cornue La double épigraphe scientifique et mystique (dictionnaire de la chimie et ouvrage d’un alchimiste) introduit l’attente d’une découverte merveilleuse : « alors tu verras toutes les couleurs qui existent dans le monde100 ».

L’incipit reprend l’idée d’une découverte alchimique en développant l’idée de « sciences étranges » dans un style parodiant la simplicité et la naïveté des contes101.

98 Ibidem, p. 8 : « ибо, говоря без лести, я знаю, что вы человек милый и образованный и притом не имеете никакого средства заставить меня замолчать; читайте, не читайте, закройте или раскройте книгу, а все-таки печатные буквы говорить не перестанут. Итак, волею или неволею слушайте: а если вам рассказ мой понравится, […] я с вами буду говорить до скончания века ». 99 Вельтман, А.Ф. Странник, « Наука », « Литературные памятники », Москва, 1997, с. 10 : « Я путешествую не для того, чтобы вы читали мое путешествие ». 100 Одоевский, В.Ф. Пестрые сказки, op.cit., p. 9 : « То ты увидишь все цветы, какие только на свете находятся ».

101 Idem, p. 9 : « Il y avait autrefois des sciences étranges, dont s’occupaient des hommes étranges. Autrefois, ces gens étaient craints et respectés ; puis, ils étaient brûlés et respectés ; puis ils ne furent plus craints, mais respectés quand même ; nous seuls nous sommes mis en tête de ne pas les craindre ni les respecter » (« В старину были странные науки, которыми занимались странные люди. Этих людей прежде боялись и уважали; потом жгли и уважали; потом перестали бояться, но все-таки уважали; нам одним пришло в голову и не бояться, и не уважать их ».

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L’introduction se termine par une curieuse insistance du narrateur : « Je vous raconterai, cher lecteur, si jusqu’ici vous avez eu la patience de vous frayer un chemin à travers le sentier couvert de ronces de mon immense sagesse, je vous raconterai un événement qui m’est arrivé et, croyez-moi, je vous raconterai la vérité pure et simple, sans ajouter un seul mot de ma main ; je vous raconterai ce

que j’ai vu, vu, de mes yeux vu…102 ». Les répétitions

programmatiques (ja rasskažu vam, videl) et l’assurance qu’il est bien un témoin oculaire situent ce passage dans le genre de la préface ironique. Le narrateur, par son insistance sur l’authenticité de son œuvre, finit par produire un effet contraire sur le programme de lecture. Gomozeïko met ainsi en garde les lecteurs contre une interprétation littérale du récit. Le thème de l’alchimie est doublement réalisé, selon les deux directions données par les deux épigraphes : non seulement du point de vue thématique, mais également de manière littérale en transformant des hommes en contes.

Le conte du corps

mort au

propriétaire inconnu

L’épigraphe tirée des Veillées du hameau rappelle l’inspiration et la situation narrative communes aux deux recueils. Elle pose un programme de lecture de conte fantastique et humoristique à la manière de Gogol. En effet, dans les deux cas, la motivation rationnelle du fantastique est l’ivresse, sorte de variante populaire, si l’on peut dire, du rêve en tant qu’état de conscience de l’entre-deux, propice à la méprise. Vie et aventures de l’un des habitants de cette boîte en verre, ou le nouveau Jocko

Le titre : « Vie et aventures » renvoie au roman d’aventures de facture classique, tandis que « Jocko » est le nom de l’héroïne d’une nouvelle de Charles de Pougens. Si le Nouveau Jocko est bien une parodie du texte de Charles de Pougens, alors tout est à prendre à rebours : la femelle chimpanzé qui ressemble à l’homme à s’y méprendre est devenue une araignée, et un mâle. L’idylle de Pougens est devenue une lutte acharnée, désespérée pour la survie. La forêt tropicale aux abondants bienfaits est remplacée par une sorte de vivarium dans lequel règne la disette. Le boa ne réussit pas à tuer Jocko, même si elle ne survit pas à ses blessures, tandis que, chez Odoïevski, le père araignée est rejoint par son fils, le narrateur, et