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FORMES DE LA CONVERSATION

1. L’assimilation des intertextes

L’étude de certains rapports hypotexte / hypertexte révèle une volonté ironique non pas dans sa dimension parodique mais plutôt selon une intention sérieuse, celle du doute. Le régime de chaque relation hypo/hypertexte se décline alors selon que l’hypotexte est considéré comme un modèle linguistique, narratif ou idéologique, comme une source de thèmes, de motifs ou de personnages. C’est notamment le cas des œuvres qui s’inscrivent dans le romantisme russe, telles que Haydamak de Somov et les nouvelles de Bestoujev-Marlinski.

Chez Somov, l’inscription du texte dans la veine du roman historique inaugurée par Walter Scott donne lieu à l’assimilation de deux types d’hypotextes. Tout d’abord, Haydamak est construit sur le schéma de l’injustice des nobles châtiée et corrigée par un « bon » bandit. La tradition populaire recense de nombreuses rééditions du livre de Matvéi Komarov associant les héros russe et français Van’ka Kain et Cartouche160. La tradition littéraire la plus récente compte le roman Ivanhoe de Walter Scott, publié en 1819, dans lequel Robin des bois occupe un rôle secondaire d’adjuvant (il n’est pas le héros mais il aide le héros dans sa quête) et apparaît dans des histoires qualifiées de « penny-(hi)stories », l’équivalent des lubki russes, ces publications populaires à grand tirage et petite ambition littéraire, reprenant des légendes folkloriques ou les œuvres d’écrivains fameux161. En outre, à l’époque de la composition et de la parution des fragments du second Haydamak, il existait déjà plusieurs personnages pouvant être rapprochés de la figure de Robin des bois, de

Cartouche162 et de Van’ka Kain. Le mouvement des haydamaks était déjà célèbre

en Russie par les troubles qu’il avait causés en Pologne et l’opposition qu’il manifestait contre le pouvoir polonais en Ukraine, volant les nobles polonais pour redistribuer les richesses aux paysans ukrainiens, s’attirant de ce fait l’appui

160 Комаров, М. Обстоятельные и верные истории двух мошенников: первого российского славного

вора, разбойника и бывшего московского сыщика Ваньки Ваина% Второго французского мощенника Картуша и его сотоварищей, Санкт-Петербург, 1779.

161 Pour ne citer qu’un exemple connu, les auteurs (souvent anonymes) de lubki ont repris la nouvelle Taras Bul’ba de Gogol sous des titres variés: Razbojnik Taras Černomor, Taras Černomorskij,

Priključenija kazackogo atamana Urvana.

162 Le nom du personnage Garkuša semble presque homophone du nom français, peut-être s’agit-il d’une déformation populaire ukrainienne ?

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de la population et parfois celui du pouvoir impérial russe. Cependant, au début

du XIXe siècle, le personnage d’Oustim Iakimovitch Karmaliouk représente une

légende vivante, il incarne dans le monde slave l’équivalent du Robin des bois

dépeint par Walter Scott163. Somov, dans sa nouvelle Haydamak, opère ainsi un

double retour sur les enseignements de l’œuvre de Walter Scott. Non seulement il adopte sa méthode de peindre les marges de l’empire, ses habitants, leurs croyances et leurs coutumes, mais il reprend aussi pour modèle un personnage populaire, héros d’histoires et de légendes, tout en l’adaptant à la tradition russe164.

Chez Bestoujev-Marlinski, les textes sont plus complexes et les intertextes plus variés. Ainsi, dans Une terrible prédiction, Bestoujev-Marlinski présente une synthèse originale de plusieurs intertextes. Tout d’abord, le schéma narratif concernant l’intrigue amoureuse commence comme celui d’un roman sentimentaliste, dans la lignée didactique des femmes écrivains françaises. L’amour entre le narrateur, jeune militaire, et Polina, femme mariée à un homme plus âgé qui la rend malheureuse, est déjà une version dégradée du « double bind » exposé par Margaret Cohen : l’amour entre eux est impossible puisque les deux personnages ont conscience du déshonneur que cela jetterait sur Polina. Le narrateur se reproche ainsi d’avoir forcé sa bien-aimée à agir de telle manière qu’elle n’est plus, ni pour elle-même ni pour lui, digne de l’amour qu’il lui porte

163 Déserteur de l’armée en 1813, il devient expert en évasions et son champ d’action constitue le

Podolije, un territoire entre le Dniepr et le Dniestr qui était alors partagé entre l’empire russe et la

Pologne. Karmaljuk était un paysan et se battait contre les nobles, il a mené de nombreux soulèvements. Il était également capable de se faire passer pour un autre, notamment un Russe, grâce à sa maîtrise de la langue et à son habileté à se forger une nouvelle identité (documents et déguisements).

164 Le dictionnaire encyclopédique de Brokgauz et Efron consacre un article à Semjen Garkuša, indiquant qu’il était un cosaque (d’adoption) du Zaporožije, né en 1739, meneur de raids contre les nobles polonais dans toute la région dominée par les Cosaques. Il s’est échappé trois fois de prison, mais a été pris en 1784. Энциклопедический словарь Ф.А. Брокгауза и И.А. Ефрона, Санкт-Петербург, Брокгауз-Ефрон, 1890-1907. Cet article est disponible sur la page (consultée le 3.09.2013)

http://dic.academic.ru/dic.nsf/brokgauz_efron/26535/%D0%93%D0%B0%D1%80%D0%BA%D1%8 3%D1%88%D0%B0. L’article de la Grande encyclopédie biographique fournit également des indications utiles. On peut le trouver sur la page (consultée le 17.09.2013)

http://dic.academic.ru/dic.nsf/enc_biography/32086/%D0%93%D0%B0%D1%80%D0%BA%D1%83 %D1%88%D0%B0. En outre, J. Mann note, dans son article introductif à la réédition des romans de Narežnyj, que celui-ci avait commencé à écrire un roman intitulé : Garkuša, malorossijskij

razbojnik (В. Т. Нарежный, Собрание сочинений в двух томах, Москва, « Художественная

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et il envisage le suicide, pour elle ou pour lui. Ce monologue tragique résonne d’échos pathétiques :

« Et que pouvais-je lui offrir à l’avenir en récompense de ce qu’elle avait perdu ? Pouvait-elle oublier de quoi elle était la cause ? Pouvait-elle s’endormir d’un sommeil serein entre des bras qui fumaient encore du meurtre, trouver de la douceur dans un baiser qui laissait une tache de sang sur ses lèvres, et quel sang ? Le sang de celui à qui elle était liée par les liens sacrés du mariage ! Sous quel ciel généreux, sur quelle terre hospitalière le cœur criminel peut-il trouver la paix ? Peut-être n’aurais-je trouvé l’oubli que dans l’abîme d’un amour réciproque ; mais une faible femme pouvait-elle repousser ou étouffer sa conscience ? Non, non ! Mon bonheur avait disparu à jamais, et mon amour même pour elle était désormais un feu infernal165. »

Cependant, l’intertexte dominant dans Une terrible prédiction reste romantique avec l’accent spécifique mis sur la peinture des passions emportant tout sur leur passage, avec le rôle prémonitoire du rêve et la mention de la légende populaire du « lac noir » faisant intervenir nymphe, loup-garou, personnage méphistophélien et, finalement, un meurtre. Avant même d’avoir rencontré l’homme mystérieux qui l’emmènera jusqu’à Polina, le narrateur décrit la course de sa troïka en des termes romantiques qui laissent transparaître un rapprochement entre cette course effrénée et le tableau des passions à venir :

« Allons, barine, cramponne-toi ! Il fourra sa moufle droite sous son bras gauche, passa sa main nue au-dessus de la troïka, aboya quelque chose, et les chevaux s’élancèrent comme le vent ! La rapidité de leur galopade me coupa le souffle : ils nous emportèrent.

165 Бестужев-Марлинский, А.А. Страшное гадание, Кавказские повести, op.cit., p. 371 : « чем мог я вознаградить ее в будущем за потерянное? Могла ли она забыть, чему была виною? Могла ли заснуть сном безмятежным в объятиях, дымящихся убийством, найти сладость в поцелуе, оставляющем след крови на устах, - и чьей крови? Того, с кем была она связана священными узами брака! Под каким благотворным небом, на какой земле гостеприимной найдет сердце преступное покой? Может быть, я бы нашел забвение всего в глубине взаимности; но могла ли слабая женщина отринуть или заглушить совесть? Нет, нет! Мое счастие исчезло навсегда, и самая любовь к ней стала отныне огнем адским ».

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Tel une barque agile sur les vagues, le traîneau dégringolait, roulait et bondissait à droite et à gauche ; mon cocher, le pied calé contre le palonnier, tirant avec vigueur sur les rênes, lutta longtemps

contre la force déchaînée des chevaux qui piaffaient

d’impatience ; mais les rênes ne faisaient qu’attiser leur ardeur. Secouant la tête, leurs naseaux fumants relevés dans le vent, ils filaient, soulevant un nuage de neige au-dessus du traîneau. De tels phénomènes sont si courants pour chacun de nous que, maintenu par le siège du cocher, j’étais étendu à l’intérieur le plus calmement du monde et j’admirais, pour ainsi dire, la rapidité du voyage. Aucun étranger ne peut comprendre le plaisir sauvage de galoper à bride abattue dans une troïka folle, telle la pensée, et, dans le tourbillon du vol, goûter la volupté nouvelle de l’oubli de soi166. »

Le narrateur brosse un tableau à la fois effrayant et excitant. Il prête à ses lecteurs une capacité à apprécier ce sentiment romantique par excellence du sublime : le plaisir dans la frayeur, la volupté de la folie et le délice de l’abandon de soi. Ce passage est significatif à un autre titre. Il renferme des réminiscences d’une chevauchée effrénée qui a contribué à poser les fondements du romantisme en Russie, celle de Svetlana dans la ballade éponyme de Joukovski. Ce poème, publié en 1813, raconte dans les mêmes termes la course à bride abattue de l’héroïne dans un traîneau, il fournit les motifs que Bestoujev-Marlinski adapte à sa prose167. C’est un hypotexte fréquent chez lui, il apparaît également dans la

166 Ibidem, p. 353 : « Ну, барин, держись! - Заложил правую рукавицу под левую мышку, повел обнаженной рукой над тройкою, гаркнул - и кони взвились как вихорь! Дух занялся у меня от быстроты их поскока: они понесли нас. Как верткий челнок на валах, кувыркались, валялись и прыгали сани в обе стороны; извозчик мой, упершись в валек ногою и мощно передергивая вожжами, долго боролся с запальчивою силою застоявшихся коней; но удила только подстрекали их ярость. Мотая головами, взбросив дымные ноздри на ветер, неслись они вперед, взвивая метель над санями. Подобные случаи столь обыкновенны для каждого из нас, что я, схватясь за облучок, преспокойно лежал внутри и, так сказать, любовался этой быстротой путешествия. Никто из иностранцев не может постичь дикого наслаждения - мчаться на бешеной тройке, подобно мысли, и в вихре полета вкушать новую негу самозабвения ». 167 Жуковский В. А. Собрание сочинений в четырех томах, Москва-Ленинград, Государственное издательство художественной литературы, 1959-1960. Т. 2: Баллады, поэмы и повести, Светлана, с. 20-21 : « У ворот их санки ждут; С нетерпеньем кони рвут

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Soirée aux eaux caucasiennes en 1824 dont nous reparlerons. Chez cet auteur, les

œuvres de Joukovski forment donc un hypotexte riche, dont il use de manière variée, tantôt « sérieusement », tantôt comme d’une référence devenue gênante car trop marquée, avec laquelle il faut prendre ses distances.

Troisième inspiration romantique, l’hypotexte de La dame du lac de Walter Scott, publiée en 1810 et, pour la traduction russe, en 1828. L’intertexte est convoqué par le narrateur lui-même :

« Je me souvins que, dans les notes de La dame du lac (« Lady of the lake »), Walter Scott rapportait la lettre d’un officier écossais qui lisait l’avenir exactement de la même manière et disait avec épouvante que la langue humaine ne peut exprimer les peurs qui s’étaient emparées de lui. La curiosité me prit de vérifier si, chez nous, ces rituels de prédiction, vestiges du paganisme aux antipodes de

l’Europe, s’exécutaient de la même façon168. »

L’évocation du roman de Scott révèle un narrateur qui voit sa vie à travers la littérature, principalement la littérature romantique de type fantastique. Son objectif est donc de confronter littérature et réalité. Il porte un intérêt non pas personnel mais anthropologique à ce rituel, dans la ligne des romantiques britanniques et allemands. Cette question revient d’ailleurs à plusieurs reprises, retraçant le passage du narrateur du scepticisme au doute. C’est ainsi que, une fois arrivé dans le cimetière, il se met à penser au surnaturel dans des termes empruntés à Hoffmann et à son conte Le vase d’or :

Повода шелковы. Сели... кони с места враз; Пышут дым ноздрями; От копыт их поднялась

Вьюга над санями.» C’est moi qui souligne.

168 Бестужев-Марлинский, А.А. op.cit., p. 361 : « Я вспомнил, что в примечаниях к Красавице

озера (« Lady of the lake ») Вальтер Скотт приводит письмо одного шотландского офицера,

который гадал точно таким образом, и говорит с ужасом, что человеческий язык не может выразить тех страхов, которыми он обуян. Мне любопытно стало узнать, так ли же выполняются у нас обряды этого гаданья, остатка язычества на разных концах Европы ».

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« Afin de me détourner de la pensée du monde des esprits qui, peut-être, nous entourent de manière invisible et agissent sur nous de

manière insensible, je dirigeai mes regards vers la lune169. »

Romantique également, l’apostrophe au « calme pays des songes » qui suit immédiatement ce passage. Le style élevé et élégiaque rappelle également la poésie lyrique des romantiques et la prose de Tieck et de Novalis :

« Calme pays des songes ! pensai-je. Serais-tu vraiment peuplé de nos seuls rêves ? Pourquoi volent si amoureusement vers toi les regards et les pensées des hommes ? Pourquoi ton scintillement est-il si cher à notre cœur, tel le salut d’un ami ou la caresse d’une mère ? N’es-tu pas l’astre frère de la terre ? N’es-tu pas le compagnon du destin de ses habitants, comme de son périple éthéré ? Tu es sublime, étoile du repos, mais notre terre, demeure des tempêtes, est encore plus belle, aussi ne me fié-je pas à l’idée des poètes que nos ombres doivent s’y retirer, que c’est la raison de l’attirance de nos cœurs et de nos pensées pour toi ! Non, tu as pu être le berceau, la patrie de notre esprit ; là, sans doute, son enfance a fleuri, et il aime voler depuis sa nouvelle demeure vers ton monde familier mais oublié ; mais il ne te revient pas, paisible contrée, d’être le refuge de la tumultueuse jeunesse de l’âme humaine ! Dans son élan vers le perfectionnement, son sort contient des mondes encore plus beaux et des épreuves encore plus terribles, car les pensées lumineuses et les sentiments délicats se payent au prix fort170 ! »

169 Ibidem, p. 363 : «Чтобы отвлечь себя от думы о мире духов, которые, может статься, окружают нас незримо и действуют на нас неощутимо, я прильнул очами к месяцу ». 170 Idem : « Тихая сторона мечтаний! - думал я. - Неужели ты населена одними мечтаниями нашими? Для чего так любовно летят к тебе взоры и думы человеческие? Для чего так мило сердцу твое мерцанье, как дружеский привет иль ласка матери? Не родное ли ты светило земле? Не подруга ли ты судьбы ее обитателей, как ее спутница в странничестве эфирном? Прелестна ты, звезда покоя, но земля наша, обиталище бурь, еще прелестнее, и потому не верю я мысли поэтов, что туда суждено умчаться теням нашим, что оттого влечешь ты сердца и думы! Нет, ты могла быть колыбелью, отчизною нашего духа; там, может быть, расцвело его младенчество, и он любит летать из новой обители в знакомый, но забытый мир твой; но не тебе, тихая сторона, быть приютом буйной молодости души человеческой! В полете к усовершенствованию ей доля - еще прекраснейшие миры и еще тягчайшие испытания, потому что дорогою ценой покупаются светлые мысли и тонкие чувствования! »

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Une terrible prédiction adapte ainsi des modèles romantiques fameux

(l’orientation folklorique propre aux romans de Walter Scott, le fantastique des romantiques allemands), contribuant largement à donner le ton de la veine fantastique dans la littérature russe, tout en reprenant la langue poétique, à l’intérieur de la prose, aux passages les plus lyriques.

Dans les Contes bigarrés d’Odoïevski, un conte se détache des autres par son intertexte presque exclusivement contemporain. Il s’agit du Conte de

l’événement qui a empêché Ivan Bogdanovitch Otnochénié de présenter ses vœux de Pâques à ses supérieurs. Le schéma narratif se développe en deux temps : d’abord,

une description des habitudes, de la vie ordonnée et réglée du personnage principal qui fait intervenir l’intertexte gogolien (Le manteau). Ensuite, le récit de la métamorphose des personnages en cartes lors de la nuit de Pâques. Ce passage est, lui, informé par l’intertexte pouchkinien (La dame de pique). Il est intéressant de noter qu’ici le rapport hypo/hypertexte est renversé, puisque les Contes

bigarrés d’Odoïevski paraissent au début de l’année 1833, tandis que La dame de pique paraît en 1834 (sa rédaction date de l’automne de Boldino), et que Le manteau n’est écrit qu’à la fin des années 1830 et publié seulement en 1842.

On se souvient que Le manteau commence par la description physique de son personnage principal, puis la mention de son grade (conseiller titulaire,

9e classe), de son nom et des moqueries dont ses collègues l’accablent. Le

narrateur explique ensuite qu’Akaki Akakiévitch semble être né pour sa fonction, car il travaille dans cette administration depuis plus longtemps qu’aucun autre et qu’on l’a toujours vu à la même place, dans la même position, dans la même

fonction171. Le conte d’Odoïevski commence ainsi :

171 Гоголь Н. В. Полное собрание сочинений в четырнадцати томах, АН СССР, Институт русской литературы (Пушкинский Дом), Москва-Ленинград, 1937-1952. Т. 3 Повести, Шинель, c. 141-142 : « в одном департаменте служил один чиновник, чиновник нельзя сказать чтобы очень замечательный, низенького роста, несколько рябоват, несколько рыжеват, несколько даже на-вид подслеповат, с небольшой лысиной на лбу, с морщинами по обеим сторонам щек и цветом лица что называется геморpоидальным... Что ж делать! виноват петербургский климат. Что касается до чина (ибо у нас прежде всего нужно объявить чин), то он был то, что называют вечный титулярный советник, над которым, как известно, натрунились и наострились вдоволь разные писатели, имеющие похвальное обыкновенье налегать на тех, которые не могут кусаться. Фамилия чиновника была Башмачкин. Уже по

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« Le conseiller de collège Ivan Bogdanovitch Otnochénié, durant ses quarante ans de service au titre de président d’une quelconque commission temporaire, menait une vie calme et paisible. Tous les matins, à l’exception des jours de fête, il se levait à 8 heures ; à 9 heures il se rendait à la commission, où, avec sang-froid – sans se mouvoir ni du cœur ni de son siège, sans se mettre en colère ni se casser la tête en vain – il dépouillait les dossiers172, signait des documents, enregistrait les nouvelles requêtes. Cela l’occupait toute la matinée. Ses subordonnés imitaient leur chef en tout : calmement, stoïquement, ils écrivaient, recopiaient des documents et les compilaient en registres et index, n’accordant d’attention ni aux requêtes, ni aux requérants173. »

Ivan Bogdanovitch Otnochénié fait donc lui aussi partie des fonctionnaires pétersbourgeois, mais sa fonction le distingue de celle d’Akaki Akakiévitch

Bachmatchkine, puisqu’il est lui conseiller de collège, ce qui le place au 6e rang, et

président d’une commission, ce qui le place tout en haut de l’échelle de commandement. Il n’est pas non plus l’objet de la risée de son administration mais au contraire le modèle que tous imitent. Cependant, et Otnochénié et Bachmatchkine se définissent par leur rapport « sérieux » à leur travail, leur immobilité et leur impassibilité de copistes. Dans les deux nouvelles, l’opinion

самому имени видно, что она когда-то произошла от башмака; но когда, в какое время и каким образом произошла она от башмака, ничего этого неизвестно. […] Когда и в какое время он поступил в департамент и кто определил его, этого никто не мог припомнить. Сколько ни переменялось директоров и всяких начальников, его видели всё на одном и том же месте, в том же положении, в той же самой должности, тем же чиновником для письма; так что потом уверились, что он, видно, так и родился на свет уже совершенно готовым, в вицмундире и с лысиной на голове ». 172 Даль В. Толковый словарь живого великорусского языка, op.cit., т. 2, с. 632 : «Очищать дело — подготовлять его к решенью справками, запросами ». 173 Одоевский, В.Ф. Пестрые сказки, op.cit., с. 34 : « Коллежский советник Иван Богданович Отношенье, - в течение сорокалетнего служения своего в звании председателя какой-то временной Комиссии, - провождал жизнь тихую и безмятежную. Каждое утро, за исключением праздников, он вставал в 8 часов; в 9 отправлялся в Комиссию, где хладнокровно – не трогаясь ни сердцем, ни с места, не сердясь и не ломая головы понапрасну, - очищал нумера, подписывал отношения, помечал входящие. В сем занятии проходило утро. Подчиненные подражали во всем своему начальнику: спокойно, бесстрастно писали, переписывали бумаги и составляли им реестры и алфавиты, не обращая внимания ни на дела, ни на просителей. »

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que le personnage principal donne de lui-même est contredite par les événements du récit.

L’intertexte pouchkinien fonctionne sur le thème du jeu de cartes diabolique. Dans La dame de pique, Herman joue au « pharaon » ; Otnochénié joue au boston. La vieille comtesse apparaît à Herman dans la carte qui signe sa perte, la dame de pique, et il lui semble qu’elle lui fait un clin d’œil. Chez Odoïevski, ce sont Otnochénié et ses employés qui se transforment en cartes, tandis que les rois, dames, valets de leur jeu prennent leur place. Dans les deux parties de cartes, le personnage principal est sur le point de gagner grâce à des circonstances exceptionnelles, soit une combinaison diabolique (trois, sept, as), soit une chance présentée comme extraordinaire : « à cet instant il avait en mains dix cartes à la couleur, - chose inouïe au boston à quatre174 ! ». Ceci représente le premier des trois chiffres qui dominent le jeu : dix, six, huit. Le narrateur répète également à trois reprises la formule : « des parties fabuleuses se succèdent » (prixodjat igry

nebyvalyje).

Cette phrase constitue une sorte de signal dans le mouvement narratif du conte. A chaque fois qu’elle revient, l’adjectif nebyvalyje prend un sens différent. La première occurrence intervient avant le premier coup de canon qui marque le début de la veillée de Pâques :

« Des parties fabuleuses se succèdent, des parties telles que leur souvenir est longtemps conservé dans les légendes orales de la chronique du boston175. »

L’adjectif est mis en perspective historique sous l’acception « extraordinaire, inouï » grâce à la mention du temps long, de la mémoire et des légendes orales qui font partie du matériau des contes. Au deuxième coup de canon fait écho la deuxième reprise de la formule (qui est elle-même développée en trois temps : remiz cepljajetsja za remizom ; pul’ka rastjet goroju ; prixodjat igry

nebyvalyje). Il s’agit ici de souligner la contradiction entre l’« extraordinaire »

contenu dans l’adjectif et le continu, la répétition de l’action. Enfin, après le troisième coup de canon, au petit matin, la formule mue à nouveau. Elle devient inquiétante, voire comique dans son côté pathétique. Le fantastique fait alors son

174 Ibidem, p. 35 : « в эту минуту у него на руках были десять в сюрах, - неслыханное дело в четверном бостоне! »

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apparition dans cet adjectif. Ce n’est plus une hyperbole constitutive du système de valeurs du conte, cela devient une indication littérale du caractère surnaturel des événements.

De même, le motif de la nuit et les jeux d’éclairages qui en résultent sont l’objet d’un traitement proche chez les deux auteurs. Chez Pouchkine, après un constant contraste entre des espaces sombres et d’autres à la lumière vive, la

rencontre entre Herman et la comtesse se produit dans une lumière jaune176. Chez

Odoïevski, le fantastique surgit au moment où l’un des joueurs souffle les chandelles. Une flamme noire s’allume, les rayons sombres se répandent de tous côtés, et l’ombre devient blanche. Cela renvoie le lecteur à l’épigraphe de ce conte, puisqu’il comprend alors qu’elle était à prendre au sens littéral. La métamorphose des joueurs en cartes et des cartes en joueurs est un principe ironique assumé, un écho au conte La cornue dans lequel Gomozeïko présente ses récits comme des hommes transformés en contes, et une référence intertextuelle supplémentaire, puisque Senkovski est l’auteur d’un récit intitulé Transformation

des têtes en livres et des livres en têtes (Prevraščenije golov v knigi i knig v golovy),

publié en 1839. 176 Пушкин, А.С. Пиковая дама, Полное собрание сочинений в десяти томах, op.cit., p. 336-339 : « Германн трепетал, как тигр, ожидая назначенного времени. В десять часов вечера он уж стоял перед домом графини. Погода была ужасная: ветер выл, мокрый снег падал хлопьями; фонари светились тускло; улицы были пусты. […] Дверцы захлопнулись. Карета тяжело покатилась по рыхлому снегу. Швейцар запер двери. Окна померкли. Германн стал ходить около опустевшего дома: он подошел к фонарю, взглянул на часы, — было двадцать минут двенадцатого. Он остался под фонарем, устремив глаза на часовую стрелку и выжидая остальные минуты. Ровно в половине двенадцатого Германн ступил на графинино крыльцо и взошел в ярко освещенные сени. Швейцара не было. Германн взбежал по лестнице, отворил двери в переднюю, и увидел слугу, спящего под лампой, в старинных, запачканных креслах. Легким и твердым шагом Германн прошел мимо его. Зала и гостиная были темны. Лампа слабо освещала их из передней. Германн вошел в спальню. Перед кивотом, наполненным старинными образами, теплилась золотая лампада. […] Но он воротился и вошел в темный кабинет. Время шло медленно. Все было тихо. […] Часы пробили первый и второй час утра, — и он услышал дальний стук кареты. Невольное волнение овладело им. Карета подъехала и остановилась. Он услышал стук опускаемой подножки. В доме засуетились. Люди побежали, раздались голоса и дом осветился. […] Как и все старые люди вообще, графиня страдала бессонницею. Раздевшись, она села у окна в вольтеровы кресла, и отослала горничных. Свечи вынесли, комната опять осветилась одною лампадою. Графиня сидела вся желтая, шевеля отвислыми губами, качаясь направо и налево. В мутных глазах ее изображалось совершенное отсутствие мысли; смотря на нее, можно было бы подумать, что качание страшной старухи происходило не от ее воли, но по действию скрытого гальванизма ».

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C’est ici qu’apparaît le plus clairement une fonction « sérieuse » de l’ironie romantique, celle de semer le doute dans les conceptions du monde, de renverser les schémas préétablis. Philippe Hamon, dans son essai L’ironie littéraire, explique le lien intime entre ironie littéraire et fantastique :

« N’y a-t-il pas une connivence certaine du texte ironique, texte double qui donne un texte visible pour un texte invisible, avec cet autre type de texte, avec le genre fantastique, genre où un « invisible » ou un « secret » travaille toujours plus ou moins le réel, genre de tous les dédoublements, genre de l’interprétation problématique qui doit obligatoirement se terminer sur une hésitation, sur une ambivalence,

ou sur une indécision commune au lecteur et aux personnages177 ? »

Et, de fait, le conte donne à voir un renversement fantastique du monde qui est bien cet objectif fondamental de l’ironie romantique. L’univers, réduit au salon d’Otnochénié, ne fonctionne plus comme d’habitude. L’ombre et la lumière, le blanc et le noir, les joueurs et les cartes sont inversés, ils échangent leurs places. De plus, les verbes ont une importance capitale, non seulement parce que les personnages sont dorénavant caractérisés par leurs actions, mais aussi parce que