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FORMES DE LA CONVERSATION

1. Littérature et poésie

En effet, dans le premier XIXe siècle en Russie, deux termes sont en

concurrence pour désigner la production littéraire : slovesnost’ et literatura, parfois orthographiée litteratura. Avant 1825, le terme slovesnost’ apparaît dans les noms

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de sociétés, cercles et revues, à l’exclusion totale du terme literatura. Parmi les exemples les plus connus, citons la « Société libre des amis de la littérature, des

sciences et des arts russes347

», la « Société des amis de la littérature russe348

», le

« Revue de la littérature russe349

». La racine slovo du terme slovesnost’ est reprise dans le nom d’une autre société fameuse, la « Conversation des amateurs du verbe russe350

». Slovesnost’ est donc bien le terme historique qui permet de désigner un ensemble d’œuvres écrites, comme l’attestent le Dictionnaire de la

langue de Pouchkine et le Dictionnaire de la langue russe vivante de Dahl. Or, dans les

œuvres de Pouchkine, d’après le Dictionnaire, les termes slovesnost’ et literatura

ont un nombre d’occurrences à peu près équivalent (respectivement 144 et 140351).

En revanche, les qualificatifs qui leur sont associés pour dénoter une qualité artistique éclairent leur emploi. Le Dictionnaire atteste l’existence de la locution

čistaja literatura, « littérature pure », tandis que le terme de slovesnost’ entre dans

la locution beaucoup plus courante izjaščnaja slovesnost’, littéralement « belles-lettres ».

C’est ce que l’on retrouve dans la première moitié des années 1830, avec l’apparition de la première « grosse revue », le Cabinet de lecture, dont Senkovski est le principal contributeur et éditeur. Le sous-titre de cette revue indique : « žurnal slovesnosti, nauk, xudožestv, promyšlennosti, novostej i mod ». Etant donné le large public visé par le Cabinet de lecture, la section « littérature » se devait d’être la plus large possible. A contrario, les périodiques qui comportent en titre le terme

literatura ou literaturnyj se multiplient à partir de la fin des années 1820 et surtout

dans les années 1830 et 1840. Parmi les nombreux exemples, citons le Fils de la

patrie qui, dès 1814 devient « istoričeskij, političeskij i literaturnyj žurnal » et, en

1825, pour son centième numéro : « žurnal literatury, politiki i sovremennoj istorii ». Ainsi, le terme de slovesnost’, en vertu de son histoire, recouvre tout le champ de l’écrit, aussi bien l’art que la littérature fonctionnelle, non fictionnelle, telle que le récit de voyage, la rubrique « mode » ou « mœurs » des revues.

Literatura en revanche, assimilé tardivement, englobe les nouveaux genres et 347 « Вольное общество любителей российской словесности, наук и художеств ». 348 « Oбщество любителей российской словесности ». 349 « Журнал российской словесности ». 350 « Беседа любителей русского слова ». 351 Словарь языка Пушкина, Российская Академия Наук, Институт русского языка имени В.В. Виноградова, Москва, 2000, т. 2, р. 514, т. 4, р. 196.

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usages de la littérature russe, plus proches de ceux que l’on trouve en Europe. Les deux termes ne sont pas interchangeables, comme on peut le constater à l’analyse du contenu des différentes rubriques des revues. En effet, la ligne de partage passe entre slovesnost’, d’un côté, et literatura ou izjaščnaja slovesnost’ de l’autre. D’un côté, grande diversité générique des œuvres et finalité divertissante d’une littérature de loisir. De l’autre, vocation sérieuse de l’œuvre et affirmation de sa prétention artistique.

Parmi les nombreux articles publiés par Biélinski en 1841, deux concernent explicitement la question de la différence entre slovesnost’ et literatura : « Signification générale du mot literatura » et « La littérature russe en 1840 ». Ces deux textes témoignent de la pérennité de l’existence et de l’usage, dans la réflexion littéraire, des termes slovesnost’ et literatura. Au début des années 1840, Biélinski est très marqué par la philosophie hégélienne de l’histoire, ce qui explique sa pensée dialectique, notamment lorsqu’il distingue trois appellations et trois périodes dans l’histoire de la littérature mondiale. L’article « Signification générale du mot literatura » pose la concurrence entre trois termes : slovesnost’,

pis’mennost’ et literatura, qui correspondent chacun à une période historique dans

l’évolution d’un peuple vers la conscience de soi, exprimée verbalement. C’est ainsi que le mot literatura, pour Biélinski, représente la conscience d’un peuple exprimée historiquement, le miroir dans lequel l’esprit et la vie d’un peuple se reflètent. Nadiejdine, cet autre critique de convictions romantiques, ne dit pas autre chose quelques années plus tôt à propos de l’Histoire de la poésie de Chevyriev :

« Donnez-moi une histoire de la poésie, vive, complète, universelle ; à partir d’elle, je construirai une histoire de l’humanité beaucoup plus fidèlement qu’à partir des témoignages morts des chroniques ! L’histoire de la poésie est l’accompagnement sonore de l’histoire de l’humanité ! Mais si, dans l’histoire de l’humanité, avec toute son immense complexité, il règne un ordre éternel, une unité éternelle, cet ordre, cette unité doivent aussi appartenir à l’histoire de la poésie352 ! »

352 Н.И. Надеждин, « История поэзии, Чтения адъюнкта Московского университета Степана Шевырева, Том первый, содержащий в себе историю поэзии индзейцев и евреев, с

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Biélinski affirme donc que la littérature est un tout organique qui constitue pour son peuple à la fois une scène et le spectacle qui s’y joue. Le choix d’un vocabulaire théâtral n’est pas un hasard, comme nous le verrons plus bas, il est déterminé par une vision de l’histoire de la littérature dans laquelle la « poésie dramatique » représente le stade le plus évolué de l’art littéraire. Biélinski développe dans les deux articles la définition comparée de slovesnost’ et de

literatura, reprenant la même image selon laquelle slovesnost’ est comme un trésor

enfoui dans la terre, dont peu connaissent l’existence, tandis que literatura est la propriété commune de tout un peuple, elle participe de la culture générale, ou publique, grâce notamment à l’imprimerie moderne. Dans l’article « La littérature en 1840 », Biélinski divise l’histoire littéraire russe en plusieurs périodes, qu’il intitule d’après le nom des auteurs qui les dominaient. Ainsi, la « période Lomonossov » est suivie par la « période Karamzine » et la « période Pouchkine », puis, sans que l’auteur les nomme expressément, par une « période Gogol » et une « période Lermontov ». Pour autant, insiste Biélinski, la littérature russe ne fait que commencer, elle n’existe pas encore vraiment, et sa naissance est l’œuvre exclusive de Pouchkine, dont les créations servent l’initiation de l’Europe à la littérature russe, tandis que les œuvres de ses prédécesseurs servaient la connaissance des belles-lettres européennes par la Russie.

Dans la terminologie romantique, literatura désigne donc une forme d’art, de connaissance du monde, tandis que slovesnost’ représente un usage non romantique, indifférencié, de l’expression verbale, fiction aussi bien que document, à vocation divertissante ou instructive. Ceci découle de l’assimilation, par la théorie esthétique romantique, du terme poèzija à l’ensemble de l’art littéraire. Les premières lignes du Haydamak d’Oreste Somov en témoignent :

приложением двух вступительных чтений о характере образований и поэзии главных народов новой Западной Европы », Москва, в типографии А. Семена, 1835. Н.И. Надеждин, Литературная критика, Эстетика, вступительная статья, составление и комментарии Ю. Манна, Москва, « Художественная литература », 1972, с. 455-456 : « Дайте мне историю поэзии, живую, полную, всеобъемлющую: я построю по ней историю человечества гораздо вернее, чем по мертвым свидетельствам летописей! История поэзии есть звучный аккомпанемент истории человечества! Но если в истории человечества, при всей ее необъятной сложности, господствует вечный порядок, вечное единство, то этот порядок, это единство должно принадлежать и истории поэзии! » Texte disponible sur la page (consultée le 26.07.2013) http://www.azlib.ru/n/nadezhdin_n_i/text_0100.shtml.

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« Il y a une cinquantaine d’années, la Petite-Russie était un pays

poétique. Bien que la vie et les occupations de ses paisibles habitants

fussent tout à fait prosaïques, comme vous l’apprendrez, messeigneurs, dans mes récits, s’il vous en prend la patience ; en revanche, les forêts séculaires et impénétrables, les vastes steppes et les champs mal entretenus, mais aussi, dans les villages, les huttes à demi effondrées et les rues étouffées par les détritus et les orties, transportaient l’imagination dans les siècles primitifs, qui, comme chacun sait,

constituent l’apanage et la propriété des poètes353. »

Dans ce texte de 1827, la répartition entre les domaines de la prose et de la poésie est tout à fait claire : à la prose revient la vie quotidienne, comprise comme une série inintéressante et monotone d’occupations contraires à l’inspiration poétique ; à la poésie revient le mystère de la forêt, les grands espaces qui ne portent pas trace de la présence humaine et les villages qui retournent à l’état sauvage, en un mot la nature des premiers temps de l’humanité. Certes, cette division fonctionnelle des sujets selon les genres est traitée par Oreste Somov, l’un des hérauts du romantisme en Russie, sur le mode ironique, comme si l’auteur voulait démontrer qu’une telle vision de la poésie et de la prose est un cliché obsolète. Pourtant, poésie et prose ne sont pas prises dans le sens de « vers » et « prose », mais bien dans une acception plus abstraite, qui touche à la hiérarchie et à l’émotion dans l’art. Dès le tournant du siècle précédent, les premiers romantiques, notamment Schiller et Schelling, avaient posé les fondements d’une telle conception esthétique, classant les arts selon leur proximité à l’Idéal, à l’absolu. Pour la grande majorité des romantiques, y compris pour Hegel, l’art qui en était le plus proche était soit la musique, soit la

poésie en ce qu’elle réunissait la musique et la peinture354. De nombreux

écrivains, dont Vladimir Odoïevski355, étaient tenants de cette dernière acception.

353 Сомов, O., Гайдамак, op.cit., p. 10-11 : cf. note 39 p. 33.

354 Hegel Cours d’esthétique, traduction de Jean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenck, Paris, Aubier, 1997. Tome 3, troisième partie, troisième section, chapitre 3: La poésie, p. 205-206 : « C’est donc la poésie, l’art discursif, qui est le troisième terme, la totalité qui réunit en soi-même à un degré supérieur, dans le domaine de l’intériorité spirituelle proprement dite, les extrêmes que sont les arts plastiques d’un côté et la musique de l’autre ».