interfacée
Lorsque Genette appelle « métalepse » ce jeu de transgression des frontières entre
niveaux narratifs, il rattache au champ de la narratologie une notion appartenant
initialement à la rhétorique classique. La figure de la métalepse qualifie en
rhétori-que l’opération de présenter l’antécédent pour le consérhétori-quent, de substituer l’effet à
la cause, et inversement. En effet « le mot grec metalepsis désigne en général toute
sorte de permutation ».Plus spécifiquement, les analyses de la rhétorique classique
désignent par l’expression de métalepse de l’auteur la figure narrative qui consiste à
transformer l’auteur en personnage, à lui attribuer le pouvoir de faire lui-même
irruption dans l’univers de la fiction. Cette technique se développera ultérieurement
jusqu’à impliquer dans ces permutations de rôle l’ensemble des instances de la
nar-ration. Ainsi, dans les productions narratives prénumériques, ces pratiques
trans-gressives peuvent intervenir du côté du narrateur, du personnage, voire du lecteur.
Dans l’un de ses premiers romans, Le Meurtre de Roger Ackroyd (1926), Agatha
Chris-tie fait raconter l’histoire d’un meurtre directement par le narrateur-coupable, alors
que Julio Cortázar écrit l’histoire d’un écrivain assassiné par l’un des personnages du
roman qu’il est en train d’écrire (Continuidad de los Parques, 1956). De son côté,
Woody Allen filme le personnage d’un film traversant l’écran pour s’échapper de sa
diégèse et rejoindre une spectatrice dans la salle, à son tour personnage d’un film
(La Rose pourpre du Caire, 1985). Quant à l’interpellation directe du
lecteur/specta-teur, on connaît les digressions que lui adresse le personnage-narrateur du valet de
Jacques le fataliste (Denis Diderot, 1773), ou les sollicitations très empressées que
Laurence Sterne lui envoie dans Vie et opinions de Tristram Shandy (1760). Dans
Pierrot le fou (Jean-Luc Godard, 1965), c’est par-delà l’écran de cinéma que
Ferdi-nand/Jean-Paul Belmondo nous parle en aparté : tout en conduisant à côté de sa
nouvelle amante, il se tourne vers la caméra pour nous envoyer par-dessus son
épaule « Vous voyez ? Elle ne veut que rigoler ». Et lorsque Marianne/Anna Karina
lui demande, après avoir jeté un coup d’œil en arrière : « À qui tu parles ? », de
répondre séraphique : « Aux spectateurs ». De la même manière, l’incurable névrosé
Alvy Singer/Woody Allen, le regard face à la caméra, nous livre très directement sa
conception de l’existence en quelques plaisanteries amères au tout début d’Annie
Hall (Woody Allen, 1977).
Mais qu’on l’applique au narrateur, à un personnage ou au narrataire, ce jeu de
trans-gression des niveaux ne peut se produire, dans les médias non informatisés, qu’à
l’intérieur de la fiction, dans le contexte d’une représentation fermée et arrêtée. Si le
texte littéraire ou cinématographique peut jouer avec plus ou moins de finesse et
d’efficacité autour de cette ligne de partage entre narrateur, personnages, narrataire,
la place éventuelle qu’il réserve au lecteur/spectateur reste de l’ordre du symbolique
et du virtuel. Christine Montalbetti l’a pointé récemment, il y a obligatoirement un
dysfonctionnement de la substitution de la personne réelle au narrataire virtuel,
puisque dans le texte clos et définitif cette substitution n’est à l’évidence ni prévue
ni possible. Le problème est d’ordre technique, car le média et le support qui
sous-tendent la fiction littéraire ou filmique ne peuvent pas proposer un espace de lecture
correspondant en même temps à un espace de travail, d’échange et de création de
pratiques signifiantes autour de la proposition de l’auteur. Si le film actable, tout
comme d’autres formes de narration numérique, rend techniquement possible la
subs-titution et la permutation du lecteur/spectateur réel, c’est en raison précisément de
la techno-logie qu’il exploite : c’est le média informatisé qui, en superposant l’espace
de lecture à l’espace de production, la surface de projection du film et celle de son
opérabilité, permet de déplacer les limites entre l’univers fictionnel de l’histoire, le
niveau métadiégétique/extradiégétique de la narration et le contexte réel d’activité
du sujet-spectateur.
Plus exactement, c’est au niveau de l’interface, en tant que représentation du seuil,
de l’espace dynamique fonctionnel et symbolique, où se rencontrent et interagissent
les différentes instances impliquées dans l’actualisation, qui est à l’origine des
figu-res informatisées de la métalepse. Au travers de la relation qui s’établit entre le
monde des objets inanimés et celui des relations intersubjectives, l’interface impose
une symétrie, elle s’érige comme en suspension à mi-chemin entre les deux
polari-tés. Statut liminaire spécifique qui fait de l’interface l’espace de production des
nou-velles formes métaleptiques, dans le film actable au même titre que dans d’autres
genres de fiction/narration informatisée.
Ce qui nous amène, au final, à l’analyse du système-interface et de sa fonction
méta-leptique de production inter-narrative dans ces objets technologiques hybrides,
entre film et jeu vidéo.
Le chapitre 8 en bref
L’interface-film
page 152 Les primitives de participation
du système-interface
page 155 Le contenu du film actable
page 159 Narrative, l’interface ?
page 161 Le système-interface mono-signe
page 163 Le système-interface audio-logo-visuel
page 170 Film actable ou interface-film
Concrètement et conceptuellement, le mode d’existence et de fonctionnement de
l’objet/dispositif film actable repose principalement sur l’interface, c’est-à-dire
l’ensemble des moyens par lesquels le spectateur peut interagir avec le programme.
Espace de contact et d’échange entre le sujet humain et l’objet technologique
info-communicationnel, l’interface est le lieu de l’interopérabilité du film, l’espace
médiatisé fonctionnel où se déroulent les boucles d’action/perception/réaction
pro-pres à la communication interactive. C’est par ce biais que le spectateur du film
actable pourra interpréter – au double sens de comprendre et jouer – son rôle dans la
production narrative. Le terme interface devrait néanmoins être employé au pluriel
puisqu’il ne s’agit pas d’une seule mais d’une série d’interfaces de différentes
caté-gories dont le fonctionnement vient se télescoper dans l’expérience d’actualisation
du film. Une première catégorie, celle de l’interface homme-machine, se situe au
niveau des dispositifs physiques d’input/output et comprend l’écran de l’ordinateur
(système de restitution du son inclus), le clavier, la souris et/ou le pavé tactile. Un
deuxième type d’interface, d’ordre plus immatériel (parce que moins tangible et plus
opaque), concerne l’opérabilité générale de la machine, ainsi que la gestion de la
communication avec le réseau Internet et le serveur de l’émetteur : système
d’exploitation, navigateur Web, plug-ins, etc.
Ces deux premiers niveaux d’interface ont en commun le fait d’employer des
périphéri-ques, des systèmes et des applications répandus et standardisés. Leur mode de
fonc-tionnement s’appuie donc sur des conventions d’usage normalisées : les compétences
cognitives et techniques qu’ils requièrent ont été acquises par le spectateur de film
actable au préalable dans d’autres contextes d’usage, au gré de sa pratique personnelle
des médias informatisés. Compétences considérées à tel point « basiques » que
l’auteur de Sur Terre, par exemple, peut les défier en jouant sur la transgression des
codes des usages normalisés d’Internet pour installer un déséquilibre cognitif.
En revanche, la troisième catégorie d’interfaces, appelée depuis l’apparition du
Macintosh en 1984 interface graphique (GUI, Graphical User Interface), présente
obligatoirement un caractère innovant et singulier tant pour le concepteur chargé
de la concevoir que pour le spectateur qui doit l’utiliser. Elle est toujours unique et
originale en ce sens qu’elle résulte de la singularité du film actable, de son mode de
fonctionnement spécifique. C’est donc aux spécificités de cette troisième catégorie
d’interface film-spectateur, une interface non seulement graphique mais
audio-logo-visuelle, que nous nous intéressons dans ce dernier volet, dans le but de montrer
comment elle devient la source de la production narrative, le lieu où s’articulent
matériau, contenu, expression et espace de communication.
Dans le document
Entre cinéma et jeux vidéo : l’interface-film. Métanarration et interactivité
(Page 144-148)