Lorsqu’en phase de design et d’écriture de l’interface-film on se situe dans la zone
d’intersection entre l’informatique et le cinéma, lorsque, tout en demeurant encore
en deçà du territoire des jeux vidéo on se propose de dépasser les frontières des
films classiques, la démarche de se mettre à la place de son destinataire – utilisateur
averti de l’ordinateur et d’Internet – requiert le dépassement du choc des cultures.
Car la forme et le contenu de l’œuvre audiovisuelle qu’on est en train de créer se
trouvent intrinsèquement associés à un dispositif médiatique informatisé, à un
nou-vel espace communicationnel. De fait, à côté de l’instance qu’on appellera, à la suite
d’Eco, le lecteur modélisé, l’auteur de films actables doit s’imaginer également les
pratiques engendrées par son propre « texte », puisque ces pratiques
communica-tionnelles modélisées sont devenues constitutives de la forme et de la matière même
de sa création. Elles n’appartiennent donc plus seulement à la relation que le
lec-teur-spectateur actant va entretenir avec l’œuvre, mais elles sont spécifiques à ses
modes d’existence et d’expression singuliers requérant des savoirs et des savoir-faire
tout aussi particuliers. Durant la phase de scénarisation de l’œuvre interactive, sa
lecture performative doit être modélisée par l’interface tout autant que les
savoir-faire qu’elle exige pour se produire et que les moyens nécessaires pour transférer ces
compétences nouvelles au spectateur actant.
Pour comprendre la portée de ce nouveau travail de modélisation en amont, ainsi
que les innombrables difficultés qu’il comporte, il suffit de s’imaginer appliquer la
modélisation des pratiques et des usages à d’autres objets symboliques : ce serait
comme s’attendre à ce qu’un romancier ou un auteur de fiction télévisée écrive et
réalise chaque œuvre en incluant dans sa morphologie même la représentation d’un
mode d’emploi ad hoc des modes d’existence et de fonctionnement des techniques
du livre ou de la télévision en tant qu’objets techniques. Comme si le romancier
devait prescrire à l’intérieur même de son récit certains procédés relatifs à la
compo-sition typographique et à l’impression, ou l’adapter au type de lentilles et
d’éclai-rage éventuellement nécessaires à la lecture, puis s’en servir pour favoriser
l’apprentissage d’un certain nombre de pratiques nouvelles incontournables, afin que
son récit puisse finalement advenir (être actualisé). Pourtant, dans les autres
disci-plines telles les arts plastiques, la bande dessinée, le graphisme ou la photographie,
c’est bien ce qui est en train de s’inventer. Les créateurs aux prises avec
l’interacti-vité s’efforcent de modéliser non seulement « l’œuvre », mais aussi les pratiques de
réception/d’usage informatisées spécifiques.
Ainsi, si nous avons mis en évidence la contrainte imposée par l’auteur – et traduite,
sur le plan de l’opérabilité, par le programme logiciel – qui oblige l’utilisateur à
com-mencer invariablement l’expérience de La Boîte noire par le prologue, un fragment
filmique qu’on ne peut ni passer ni interrompre, ce n’est pas pour défendre la cause
d’une rhétorique du « non linéaire » à tout prix. Au contraire, nous ne pouvons que
reconnaître le rôle crucial d’une scénarisation de l’opérabilité qui implique
obligatoi-rement l’établissement d’un certain nombre de règles encadrant la participation du
spectateur et ses activités : la réception actancielle réussie de ces objets singuliers
en aval dépend d’un travail scénaristique extrêmement bien structuré en amont.
Cependant, s’il est crucial de commencer par le prologue la première fois qu’on
inte-ragit avec le film, on peut considérer que l’impossibilité de passer cette introduction
la deuxième ou l’énième fois qu’on revient sur le film représente un véritable
dys-fonctionnement. Le spectateur actant se voit contraint à revoir ce premier acte en
entier à chaque fois qu’il réitère l’expérience. Pire encore, il est aussi contraint à
tout recommencer à chaque « visite », puisqu’il n’est pas prévu non plus que le
pro-gramme informatique enregistre son dernier parcours (l’historique). Cela revient à lui
empêcher une navigation aisée et fluide à l’intérieur du film actable, au risque de
compromettre la façon dont il se l’approprie et la réussite de l’expérience tout court.
Ce qui rend cette contrainte de lecture inappropriée, donc, ce n’est pas que la
pre-mière expérience commence, de façon classique, par le commencement, mais que
toute expérience successive soit soumise à cette obligation. Il ne s’agit pas de
l’inef-ficacité d’un choix artistique (a priori aussi arbitraire que légitime), mais d’un
vérita-ble « défaut de fabrication » au niveau du degré d’opérabilité du film. Un défaut qui
est le symptôme d’une certaine méconnaissance des mécanismes scénaristiques de
base. Le fait de ne pas avoir pris en compte, en phase de création, cette dimension
fondamentale et spécifique de l’objet interactif qu’est la répétition d’usage est
révé-lateur d’une écriture qui peine à s’adapter aux modes d’existence et de
fonctionne-ment de ce même dispositif fictionnel actable d’origine cinématographique qu’elle
est en train de créer. Il ne faudrait pas cependant lire dans ces remarques un procès
aux intentions de l’auteur. Bien au contraire, ce qui prime ici est la volonté de
met-tre en évidence quelques-unes des innombrables difficultés que les transformations
considérables en aval, du côté des activités spectatorielles, répercutent en amont,
au moment de l’écriture où chaque auteur de cinéma interpellé dans le cadre du
pro-jet Sens Dessus Dessous a dû se mesurer avec l’intégration de l’interactivité – du
spectateur – dans le scénario du film.
En effet, pour des cinéastes habitués à créer des objets filmiques arrêtés et
immua-bles destinés au spectateur immobile de la salle de cinéma, il est extrêmement
diffi-cile d’intégrer la participation active – la nouvelle mobilité – du spectateur, de
prévoir la marge de manœuvre et de mouvement à lui accorder, d’accepter en somme
de lui céder de la place à l’intérieur d’une œuvre personnelle dont on désire garder la
maîtrise. Encore plus difficile si ledit auteur n’est pas spontanément « pratiquant »,
s’il se tient à une distance de sécurité des pratiques et du dispositif nouveau pour
lequel il est en train d’écrire. Au-delà de l’acquisition de compétences techniques
nouvelles, indispensables à la pratique de la scénarisation interactive, l’ouverture
actancielle de l’œuvre au spectateur implique principalement de la part du
scéna-riste-réalisateur le lâcher prise, l’acceptation de l’intervention d’autrui dans la
méca-nique de sa propre production. Un processus qui, du reste, semble susciter plus de
résistances en France qu’ailleurs, politique des auteurs et œuvre ouverte n’étant pas
censées faire bon ménage.
Pourtant, la question n’est pas tant, pour le scénariste de film actable, de renoncer à
sa propre marge de manœuvre pour ménager plus de liberté au spectateur que d’être
en mesure de placer ce dernier dans un jeu de contraintes nouveau, minutieusement
orchestré. À la différence du jeu de contraintes à l’œuvre dans le film classique, ces
nouveaux mécanismes de participation ne s’appuient pas seulement sur les savoirs
du spectateur et sur son implication symbolique, cognitive et émotionnelle, mais
aussi sur son savoir-faire technologique. De surcroît, ce jeu de sollicitation et de
contrainte doit pouvoir se produire au vu d’une fréquence d’usage accrue, la
réitéra-tion de l’expérience représentant une dimension intrinsèque de cet objet.
Fragmen-taire, intermittente, à tout moment interruptible, la relation interactive se veut
néanmoins suivie et individualisée. Objet culturel symbolique demandant une
cer-taine pratique de la part de son « consommateur », le film actable n’est donc pas
fait pour s’épuiser en une seule consultation. Au contraire, pour en faire le tour, on
doit pouvoir le réinvestir à maintes reprises. Cela implique l’inclusion de deux
fonc-tionnalités dérivées : tout d’abord, l’enregistrement de l’historique de chaque
« séance », la possibilité pour chaque spectateur actant de garder en mémoire son
parcours et son comportement ; ensuite, la possibilité au cours de l’expérience de
disposer d’une vue d’ensemble, d’une représentation synoptique de ce parcours. Il
s’agit d’aider le travail de navigation du spectateur en lui fournissant une
cartogra-phie, des outils d’orientation dans le contenu, mais aussi de régler sa fréquentation
de l’œuvre en mémorisant les visites précédentes.
Le chapitre 4 en bref
Du perçu au connu à l’acté.
L’opérabilité du point de vue
page 94 Écran partagé, multiplicité de points de vue,
jeu stroboscopique du regard
page 97 La représentation interne du point de vue
métanarratif du spectateur
page 99 Focalisation réflexive, ocularisation externe,
auricularisation interne : le monologue intérieur
actable
L’expression « interactivité de point de vue » employée pour catégoriser l’un des
modes spécifiques de l’opérabilité du film actable interroge avant tout la catégorie
analytique, narratologique s’il en est, de la focalisation : qui voit, quel point de vue
a été choisi pour raconter les événements de l’histoire ? Question assez épineuse qui
renvoie, entre autres, à la relation entre l’univers de la fiction et sa représentation,
obligatoirement fragmentée à l’écran de l’ordinateur, ainsi qu’à la sphère d’action du
spectateur.
Loin d’être en opposition, les multiples modes de narration des faits et gestes
inhé-rents à l’histoire se trouvent le plus souvent combinés, dans les fictions littéraires
aussi bien qu’au cinéma. Variable ou fixe, interne ou externe, le point de vue
déter-mine et surdéterdéter-mine les divers niveaux et l’ensemble du réseau des relations qui vont
se tisser entre l’univers diégétique (personnages, actions, temps, espaces), les
niveaux de narration et le monde extradiégétique, le monde réel où l’on produit la
nar-ration et où on l’appréhende. En d’autres termes, le choix du point de vue est à
l’ori-gine non seulement de la forme et du contenu du produit de la narration, mais aussi
de son mode/espace communicationnel. En répondant à la question : Qui voit ?, le
choix de la perspective narrative définit ce que Gérard Genette appelle le mode
narra-tif, en l’opposant (ou en le juxtaposant) à la voix narrative, à la question : Qui parle ?
Tout en étant ontologiquement hétérogènes, ces deux questions sont étroitement
liées dans les dispositifs narratifs numériques audio-logo-visuels. Si, par le biais de
l’image, « raconter » est assimilé à « montrer », la relation entre point de vue
(mode) et posture du narrateur (voix) ne peut en effet que devenir plus complexe.
Lorsque, entre ces deux niveaux – verbal et visuel –, le dispositif numérique
inter-actif introduit de façon inédite le niveau actanciel de la posture/action du
specta-teur, la question de la focalisation se trouve obligatoirement déplacée. Cependant,
c’est toujours l’instance productrice en amont qui délimite l’accès au savoir – aux
différents types d’informations – tant des personnages internes à la fiction que de
l’instance « donneuse de récit » et de l’instance destinataire (le narrataire). Il s’agit
tout d’abord d’informations relatives à l’univers de la fiction : en administrant
sciemment ces informations, le point de vue conditionne tout processus d’immersion
et d’identification. C’est le cas par exemple de l’effet de suspense au cinéma,
situa-tion où le degré d’implicasitua-tion émositua-tionnelle et cognitive du spectateur est fort
élevé. Le suspense tient au fait que le film communique visuellement au spectateur
des informations clés tout en les cachant aux personnages à l’écran. Le point de vue
de la caméra étant différent de celui des personnages, il crée un déséquilibre
infor-mationnel et cognitif entre le savoir de ces derniers et le savoir du spectateur. D’une
façon paradoxale, l’effet de ce déséquilibre cognitif a une influence prépondérante
sur l’implication émotionnelle et affective de ce dernier.
Pourtant, on a tendance à oublier ce décalage de points de vue, à cause
principale-ment du système de représentation du cinéma, à base d’images en mouveprincipale-ment
sono-risées, trop proche du mode de fonctionnement des capteurs physiologiques du
système perceptif humain. En effet, le spectateur n’a pas constamment conscience du
fait que son accès à l’information passe avant tout par certains organes sensoriels :
quoi de plus naturel que de voir et d’entendre ? Il n’a pas tout le temps conscience
amont par une instance productrice de l’objet narratif. Immergé tout naturellemnt
dans l’univers fictionnel, il finit par assimiler ce qui est montré à l’écran à ce qui est
vu, voire au visible tout court. D’autant plus que le dispositif cinématographique
s’efforce, dans la plupart des cas, de rendre le plus possible transparentes ses propres
marques énonciatives. Quitte à rappeler brutalement son pouvoir de filtrage et de
dosage de l’information en déployant sa capacité de rétention d’informations
directe-ment sur le spectateur. Cela se produit, par exemple, à chaque fois que la caméra, en
ne donnant pas à voir au spectateur ce que les personnages voient (ou sont censés
voir), prouve ostensiblement qu’elle peut lui cacher les informations.
La focalisation concerne donc l’échange informationnel entre les différentes
instan-ces à l’œuvre, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’univers diégétique. Aussi, la
nature hétérogène à la fois des informations (textuelle, visuelle, sonore) et des
pro-cessus à l’œuvre (perceptif, cognitif, narratif), participe, dans un jeu d’interactions
complexe, à la régulation de rapports entre point de vue cognitif, point de vue
per-ceptif et niveaux narratifs. Autrement dit : entre les instances, les états et les
évé-nements de l’univers diégétique et ceux du monde réel. Ainsi, œil de la caméra
oblige, à l’acception genettienne de la focalisation comme point de vue cognitif sont
venues s’ajouter au cinéma celles d’ocularisation et d’auricularisation proposées par
François Jost pour désigner respectivement le point de vue de la perception oculaire
et celui de la perception auditive. En effet, à la différence de la littérature, au
cinéma la nature des relations possibles entre ce qui est donné à voir et ce qui est
donné à entendre est fort hétérogène : entre les images, les dialogues, les bruits et
la musique il peut y avoir correspondance ou dissonance, et toutes sortes de
nuan-ces entre les deux. Mais dans le film nuan-ces combinaisons sont fixes, verrouillées en
amont par le montage de la bande-image et la synchronisation avec la bande-son,
alors que dans les réalisations hypermédias elles acquièrent une variabilité. Par
ailleurs, à l’intérieur d’un objet narratif audio-logo-visuel, le voir et le savoir sont
souvent dissociés, et leur association/dissociation représente une possibilité de
par-ticipation à la construction de différents points de vue.
En outre, si dans une narration non interactive l’activité interprétative du spectateur
permet la prise en compte du geste énonciatif de l’instance autorielle, dans le cas
des fictions numériques elle permet au spectateur, par le biais du programme et de
l’interface, de prendre en compte aussi ses propres gestes (énonciatifs ou non) au
cours de l’expérience narrative. Cette posture non immersive, déjà à l’œuvre dans le
récit audiovisuel classique, parce qu’elle confère au narrataire un regard « en
surplomb » vis-à-vis de l’univers fictionnel, suggère également le caractère réflexif
et méta de l’activité narrative.
Ainsi le média numérique réorganise en de nouvelles configurations ce point de vue
hybride, entre adhésion et distanciation. C’est une dimension spécifique du film
acta-ble, la dimension actancielle du travail du spectateur faisant basculer des éléments –
diégétiques et extradiégétiques – du champ du symbolique au champ de l’expérience.
L’adoption et la reconnaissance d’un point de vue particulier permettent donc à la fois
à l’auteur et au spectateur de se représenter – et donc de modéliser – la façon dont le
destinataire de la narration va construire sa propre représentation tant de l’objet narré
que du processus de narration. Parce qu’elle a trait aux modes de représentation et de
régulation de l’information narrative comme de sa production, la question du point de
vue est au centre de la boucle voir/savoir/savoir-faire spectatoriel. Il s’agit en quelque
sorte de prolonger la réflexion sur la focalisation en l’appliquant au dispositif narratif
interactif. Car si l’étude du passage du perçu au connu, constitutif du savoir
spectato-riel filmique, a montré à quel point il procède d’un ensemble d’opérations complexes, il
paraît à présent nécessaire d’essayer d’aborder le passage du perçu à l’acté,
caractéris-tique des compétences et des activités du spectateur actant. Encore faudra-t-il
distin-guer la question générale du choix de la perspective et de la distance narrative de ce
qui est concrètement donné à voir et à entendre, ainsi que des différents types de
savoirs et de compétences que requiert l’articulation de ces niveaux.
Dans le document
Entre cinéma et jeux vidéo : l’interface-film. Métanarration et interactivité
(Page 84-90)