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La mise en œuvre du déséquilibre cognitif

Afin de mieux cerner les origines des perturbations que provoque la création de

Chatonsky, il est nécessaire de revenir sur les mécanismes permettant au sujet

d’appréhender la réalité à partir de processus déjà intégrés

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. Selon l’approche

cognitiviste, la compréhension du réel s’élabore à partir de modèles, de

classifica-tions, de représentations d’événements passés que le sujet a emmagasinées dans

son vécu. Cependant, face aux nouvelles formes de complexité générées par les

médias informatisés et les réseaux, ces réflexes classificatoires, ces filtres

référen-tiels ne semblent plus toujours opérants. La façon dont l’équilibre psychologique du

sujet peut être perturbé par l’apparition d’un objet/milieu nouveau est décrite

minutieusement par Jean Piaget dans l’un des ses plus importants ouvrages,

L’équili-bration des structures cognitives (1975). Piaget y montre comment, confronté au

déséquilibre, le sujet s’efforce d’anticiper les nouvelles données en regard des

for-mes catégorielles déjà stockées, ce qui a pour effet de provoquer indifférence,

sur-prise ou incompréhension, selon que l’anticipation est réalisée ou non. Un état de

perturbation qui perdure jusqu’à la construction d’un nouvel équilibre car, pour qu’il

y ait intelligibilité, le sujet doit pouvoir opérer le passage du déséquilibre à

l’équili-bre. L’épistémologue suisse décrit deux types de « mécanismes d’équilibration

2. C’est aux recherches d’Alain Balseiro sur les dysfonctionnements cognitifs et métacognitifs liés aux

dispositifs technologiques que nous devons cette application particulière des notions de déficit

d’intelli-gibilité, déficit d’inhibition latente et bien d’autres lumières concernant une approche informelle des

activités cognitives.

majorante » : l’assimilation et l’accommodation. Le premier mécanisme consiste à

incorporer un nouvel objet (concret ou abstrait) à un ensemble d’objets

préalable-ment classifié. Le second illustre le processus inverse d’adaptation de ces schèmes

existants au nouvel objet afin de pouvoir l’intégrer. L’autorégulation entre

assimi-lation et accommodation est appelée équilibration : elle permet de passer d’un état

d’équilibre psychologique à un autre, qualitativement différent, en passant par de

multiples déséquilibres et rééquilibrations. Pour Piaget, les structures les plus

générales de l’intelligence humaine sont en effet le produit de mécanismes

d’équi-libration majorante, composés de régulations compensatrices et d’abstractions

empiriques et réfléchissantes se modifiant elles-mêmes en raison des progrès de

l’intelligence et des connaissances.

Or l’expérience de fiction variable de Sur Terre tendrait précisément à suspendre ces

mécanismes d’équilibration du fonctionnement par accommodation/assimilation, le

spectateur-utilisatuer brisant dans l’image actée chacune de ses unités

inter-sensorielles préexistantes et à venir. Face aux événements à l’écran, le sujet

regarde, écoute, déplace le curseur, clique de façon compulsive mais le plus

sou-vent sans savoir si ses clics produisent bien des effets et lesquels. De fait, l’une des

principales caractéristiques du déficit d’intelligibilité tient à cette difficulté à

con-ceptualiser les lois de contingences, c’est-à-dire les lois unissant l’action et ses

effets. Lors de la pratique de Sur Terre, l’utilisateur se trouve à maintes occasions

dans l’incapacité de saisir le principe permettant de relier l’action à l’effet qu’elle

génère et donc de l’associer à une catégorie sémantique connue. Mais cette

diffi-culté à comprendre les règles du jeu n’intervient pas seulement lorsque l’action est

accomplie par l’utilisateur même. Elle se présente aussi lorsque l’action est

effec-tuée par des éléments appartenant à l’univers de la fiction (personnages, mais aussi

images, textes, sons), voire par des instances actancielles « inapparentes ». Ayant

perdu ses repères vis-à-vis et du contenu et de son opérabilité, l’utilisateur finit

par oublier progressivement le fil conducteur de sa logique déductive. Incapable

d’anticiper, il ne peut classifier, hiérarchiser, planifier à l’échelle métacognitive.

Pendant qu’à l’écran un nombre important de données s’affichent simultanément,

interagissent et se transforment en des nouvelles données, le sujet n’est pas

habi-lité à traiter, mémoriser et reconnaître les informations de façon unitaire,

synthéti-que ou catégorisynthéti-que. Il se retrouve donc rapidement submergé par un « surplus

d’informations ».

À cet égard, Sur Terre agit dans le sens contraire des usages standardisés d’Internet :

face à ce mouvement de surcharge cognitive généré par les flux et le réseau,

Chatonsky prend le contre-pied des pratiques d’usages normalisées d’Internet, dont

la finalité serait exclusivement utilitaire (recherche d’information, métaclassification

des données, etc.), pour proposer un univers fictionnel chaotique, fragmenté et

constitué de cas particuliers où tout projet d’unité viendrait se briser. Mais par ce

parti pris – à la fois d’ordre esthétique et cognitif – l’artiste provoque également un

second dysfonctionnement, cette fois-ci d’ordre métacognitif, qui vient prolonger

l’état de déséquilibre à l’œuvre dès le départ. En effet, au lieu de fournir au

destina-taire de la fiction actable les moyens de se construire une vision synoptique du

que le rôle que cet objet lui propose de jouer), l’auteur s’emploie, par le truchement

du programme, à bloquer l’activation de ces opérations, à entraver le processus

d’inhibition. Pour mesurer l’impact de ce deuxième dysfonctionnement sur

l’expé-rience de réception interactive de l’œuvre, il faut d’abord comprendre son

fonction-nement ordinaire. Lieu privilégié de la logique et du contrôle, l’inhibition est le

processus cognitif qui permet d’effectuer des opérations métacognitives, telle la

génération d’un plan d’action adéquat à l’atteinte d’un objectif recherché. Cette

faculté nécessite une vision d’ensemble permettant au sujet de mettre de côté les

interférences non pertinentes à la réalisation de son but afin d’anticiper ou

d’élabo-rer une stratégie logico-déductive. Pour que l’inhibition puisse se produire, le sujet

doit pouvoir maintenir en mémoire de travail (sa mémoire à court terme) un

ensem-ble de données collectées au cours de l’expérience. Le déficit d’inhibition intervient

lorsque le sujet ne parvient pas à mettre de côté ces interférences.

C’est exactement ce qui se produit dans Sur Terre, les clics compulsifs de la souris

traduisant le déficit exécutif d’inhibition en mémoire de travail. L’interface du film

actable ne fournit aucun retour aux actions de l’utilisateur, aucune trace

percepti-ble de son parcours, le principe de la navigation étant volontairement rendu

her-métique par l’auteur. Dès lors, l’internaute se trouve confronté à un énième

dysfonctionnement, le déficit d’inhibition : incapable d’inhiber et de mémoriser face

à des chemins exécutifs déroutants, il ne peut appliquer ses schèmes de

catégorisa-tion logique. Sans traces mnémoniques, il ne parvient pas à se construire une

représentation d’ensemble, à élaborer une cartographie du contenu, une

arbores-cence de son parcours. En d’autres termes, l’utilisateur ne parvient pas à effectuer

des opérations de métareprésentation. Cependant, dans le cas spécifique de Sur

Terre, où l’objet technologique à appréhender est un dispositif fictionnel narratif,

ce dysfonctionnement métacognitif entraîne obligatoirement un

dysfonctionne-ment métanarratif. La narration informatisée est par définition une métanarration,

non seulement parce qu’elle constitue une narration seconde, c’est-à-dire

l’actuali-sation d’un contenu narratif préenregistré dans le cadre d’un dispositif médial et

fictionnel numérique, mais aussi parce qu’un certain nombre d’opérations d’ordre

narratif sont effectuées par des instances autres que celles de l’auteur et du

narra-teur en amont. Des instances internes à la morphologie du dispositif, mais en total

surplomb vis-à-vis du contenu, qui accomplissent des opérations de l’ordre du

nar-rant, aussi bien que des opérations métanarratives à caractère réflexif. Tant le sujet

utilisateur, par le truchement du programme informatique, que le programme

même, effectuent des actes narratifs et métanarratifs tout en contrôlant, certes à

différents degrés, l’avancement de ce travail en train de se faire. Dès lors, il s’agit

de comprendre les effets, narratifs et autres, que provoque l’expérience prolongée

du déséquilibre proposée intentionnellement par l’auteur dans Sur Terre. Parmi ces

effets figure, paradoxalement, la mise en place de formes particulières de savoir et

de savoir-faire, moins techniques et moins logiques que les formes prescrites par

les usages normalisés. C’est grâce à ces connaissances et compétences singulières

remettant en jeu le corps du spectateur que ce dernier pourra finalement effectuer

4. Le déséquilibre comme « incident déclencheur »