En effet, en raison d’un choix d’ordre esthétique, le clic est banni du protocole
d’échange communicationnel entre le spectateur et les images à l’écran, ou, plus
exactement, entre le spectateur et le programme informatique qui régit le
comporte-ment de ces images. L’imposition de cette contrainte est expliquée très clairecomporte-ment
au début de l’expérience d’actualisation du film. Après avoir cliqué sur « Voir le
film » dans la page d’accueil (figure 14), un écran blanc apparaît et une question
s’affiche : « Comment naviguer dans ce film ? ». L’animation qui suit permet
l’affi-chage de la liste des instructions, ainsi qu’une représentation miniature du design
d’écran avec un aperçu animé du fonctionnement de l’interface graphique.
Lorsqu’à la fin de la lecture des différents points, on clique sur la zone « J’ai
compris », celle-ci se change rapidement en « Dernier clic ! ». Dès lors, et pour toute
la durée de l’expérience de réception interactive du film, le fait de cliquer sur les
images ou sur l’espace blanc qui les entoure ne produira aucun effet. C’est une autre
façon, très différente que celle proposée par Chatonsky dans Sur Terre, de réagir à la
dictature du clic comme seule modalité d’action sur l’image. Comme son titre
l’indi-que, Le Partage de l’incertitude joue la carte de l’implication du spectateur à ces
nou-velles pratiques : il lui impose une contrainte relationnelle relativement simple tout
en prenant soin de lui donner suffisamment d’explications pour qu’il se retrouve. À
l’origine du choix de cette contrainte, il y a la série d’interrogations avec laquelle
tout concepteur de l’interactivité est confronté en amont, au moment de la
création : que peut-on faire, avec et sur l’image, à partir d’une souris (ou d’un pavé
tactile) et d’un clavier ? Comment relier non seulement le regard mais aussi le corps
du spectateur aux corps et aux objets visibles à l’écran ? La recherche de nouvelles
formes de relation aux images amène les réalisateurs d’anonymes.net à l’élaboration
d’un principe actanciel qui, au lieu du clic habituel, demande à l’internaute
d’entraî-ner l’image avec le geste de sa main sur la souris ou sur le pavé tactile, de la
dépla-cer avec lenteur dans l’espace blanc de l’écran. Plus important, ce geste n’est pas
étranger, loin s’en faut, au thème du film – les liens entre des êtres humains par-delà
l’écart générationnel –, ni aux traitements formel et narratif préalables de chaque
séquence audiovisuelle. Non seulement le geste que l’on permet et que l’on requiert à
la fois de l’utilisateur est la métaphore du double mouvement de prise de distance ou
de rapprochement entre les personnages. Mais ce geste
d’éloignement/rapproche-ment des fenêtres vidéo correspond au principe narratif interactif du Partage de
l’incertitude. En d’autres termes, le geste du spectateur est avant tout un acte de
narration informatisée, la production narrative étant en grande partie basée sur ce
principe de construction « manuelle » des liens entre fragments audiovisuels. Ce
geste participe donc au travail d’agencement syntagmatique des unités narratives du
film, opération d’interconnexion des fragments fondamentale tant sur le plan
cogni-tif que narracogni-tif prise en charge au cinéma par le montage. Puisque le média
informa-tisé permet de déléguer ce travail d’articulation et de mise en chaîne au spectateur,
c’est à lui que l’on confie cette fonction capitale de production. De surcroît, ce
pro-cessus d’articulation est ici non seulement effectué mais aussi figuré par l’action sur
l’image, par le geste graphique du spectateur qui raccorde les fragments narratifs
directement dans l’espace de l’écran. Dès lors, la notion d’espace de la narration
acquiert une signification nouvelle. Cet environnement extradiégétique qui a été
jusqu’alors de l’ordre du symbolique est désormais représenté et mis en relation
directe avec l’activité narrative des diverses instances à l’œuvre lors de
l’actualisa-tion du film actable. Il s’agit d’un trait commun et spécifique du mode d’existence et
de fonctionnement des médias numériques, une propriété qui les distingue des
for-mes médiales et langagières préexistantes : la matérialisation des articulations de
deuxième degré. Dans le cas spécifique du Partage de l’incertitude, les unités
narrati-ves de base mises à disposition du spectateur sont déjà le résultat d’articulations
préalables. Comme l’analyse détaillée de la séquence n° 24 l’a montré, les fragments
du discours du film sont des syntagmes de sens accompli, résultant de la
combinai-son et de l’articulation de paradigmes du code cinématographique. Chaque raccord de
montage, mouvement de caméra, angle de cadrage, association images-sons, a été
sélectionné au préalable par les auteurs à partir de répertoires d’unités expressives
propres au langage du cinéma. Ce n’est donc pas l’articulation primaire d’unité de
base qui est ici rendue opérable mais l’articulation seconde, de deuxième degré,
d’unité syntagmatique. En d’autres termes, le travail d’agencement délégué au
spec-tateur et au programme informatique se situe au niveau extradiégétique de
l’articula-tion métasyntagmatique, niveau qui jusqu’alors restait non visible car non
représentable. En outre, dans ce dispositif, la représentation du travail de
métamon-tage est fondée sur une activité corporelle, sur la mise en relation des gestes du
spectateur sur la souris/pavé tactile et de leur visualisation à l’écran. Déterminé par
les gestes de la souris, contrôlé par le regard, le mouvement de la main du spectateur
vient « penser » la construction des liens entre syntagmes audiovisuels dans l’espace
d’inscription de la surface écranique.
Mais par le biais de l’interface graphique et de son mode d’emploi, ce sont
égale-ment les compétences nécessaires au bon fonctionneégale-ment du dispositif qui sont
représentées et transférées au destinataire. Cette matérialisation, en termes
repré-sentationnels et opérationnels, des niveaux d’articulation du discours, ainsi que le
transfert de savoir-faire que cela implique, constitue l’un des traits spécifiques du
film actable qui pourrait par ailleurs s’appliquer à bon nombre d’objets/dispositifs
infocommunicationnels informatisés.
La cohérence esthétique et communicationnelle du Partage de l’incertitude résulte
donc de cette mise en adéquation parfaite, et en même temps d’une grande
natura-lité, des différents niveaux de production narrative avec le type d’action sur l’image
proposé par l’interface. Cette cohérence dans l’articulation des niveaux est à la fois
la cause et l’effet du mode de fonctionnement du dispositif : les dimensions
esthéti-que et narrative sont ici difficilement séparables du traitement audiovisuel du
con-tenu et des diverses couches d’interactions qu’active l’actualisation de l’expérience.
Les communications de la part des auteurs concernant la pratique du Partage ne se
limitent pas à ce seul écran. Le discours direct qu’ils emploient pour communiquer
avec leur destinataire au sujet du rapport à la narration intervient à deux autres
occasions. La première fois, lorsqu’on revient sur le film pour en répéter
l’expérience : un nouveau message des auteurs s’affiche à l’écran pour rappeler qu’on
a déjà vu une partie du film. On nous propose soit de recommencer au début soit de
reprendre à partir de la dernière séquence où nous nous étions arrêtés. Ensuite, un
dernier message nous est adressé à la fin de la première lecture complète du film
(cette fois sur fond noir, car cela suit le générique de fin) :
« Information : Si vous regardez à nouveau le film, sachez que vous
pou-vez, à tout moment, accéder directement à la séquence de votre choix en
appuyant sur la barre espace du clavier. »
En d’autres termes, Le Partage de l’incertitude prend en compte les modalités et les
étapes de la relation éventuelle au film. Il explique au spectateur comment agir lors
de la première rencontre, puis comment profiter de ses acquis lors des rencontres
successives, en adoptant une autre modalité d’accès, plus rapide et « à la carte »,
aux séquences proposées. Enfin, parce qu’il l’a en mémoire, il « se rappelle » sa
visite précédente et lui propose encore une fois d’adapter, s’il le souhaite, son mode
d’accès aux séquences.
Le choix, de la part des auteurs, de fournir un mode d’emploi du film procède d’une
volonté de créer, sinon des liens, du moins des rapprochements entre les instances
des deux côtés de l’écran. Il s’agit par ce même mouvement de prendre en compte la
place et de postuler le rôle du spectateur : ce dernier doit pouvoir se retrouver dans
le film, et pour cela il a besoin d’en comprendre les modes d’existence et de
fonc-tionnement. C’est donc moins la mise en réseau du film que cette volonté
d’impli-quer le spectateur dans la production narrative en lui donnant accès au principe
interactif qui désigne le partage dans le cadre de cette création numérique. Le
mys-tère demeure mais l’hermétisme n’en est pas la clé : si l’incertitude règne à
l’inté-rieur de l’univers diégétique, en participant à la poésie qui se dégage des maintes
interactions et rencontres à l’écran, elle n’affecte pas la compréhension de son
pro-pre rôle de la part du spectateur-producteur de liens. Une nouvelle dimension se
dessine alors dans la relation du narrant au narré, ainsi qu’au processus de
produc-tion narrative.
Le chapitre 7 en bref
L’irruption de l’action symbolique
du spectateur dans l’univers
de la fiction
page 142 La permutation des rôles entre instances narratives
page 145 Des nouvelles formes de distance/adhésion
page 148 De la métalepse de l’auteur à la métalepse
interfacée
Le dispositif narratif du film actable postule une redistribution des rôles et des
pos-tures entre les participants réels et virtuels impliqués dans le processus de narration
informatisé. Parce que l’informatisation de l’énonciation du film permet
l’interven-tion effective du spectateur dans le processus narratif, la relal’interven-tion des instances
classiques narrateur – narration – narrataire se trouve reconfigurée, pendant que se
déplacent les limites entre l’univers fictionnel de la diégèse et le contexte réel de
communication. Ces nouvelles formes de discours narratif sont basées sur la
permu-tation – certes intermittente et conditionnée – des fonctions de
narrateur-narra-taire. Au moment où le spectateur accomplit, par le truchement du programme
informatique, certains actes de production narrative, sa fonction finit par basculer
du côté de l’instance narratrice. D’autre part, nous postulions que cette permutation
médiatisée et instrumentalisée des fonctions narratives, parce qu’elle implique
obli-gatoirement le dépassement des frontières entre niveaux de narration hétérogènes,
génère de nouvelles formes de métalepse. Mais où se situent les limites, dans le film
actable, entre les différents contextes de narration ?
Dans le document
Entre cinéma et jeux vidéo : l’interface-film. Métanarration et interactivité
(Page 132-138)