Un exemple très particulier d’activité fictionnelle immersive et de re-médiation du film
Le Voyage fantastique, s’inscrivant moins dans la tradition du cinéma que dans celle
du spectacle forain, est fourni par Body Wars (1989), l’une des attractions majeures du
pavillon Wonders of Life du parc EPCOT
6. Il s’agit d’une expérience de simulation de
voyage à l’intérieur des vaisseaux sanguins humains : basé sur la technologie du
simu-lateur de vol de Star Wars conçu par George Lucas, Body Wars est censé transporter
une quarantaine de passagers à l’intérieurdes images du film éponyme.
Réalisé par Leonard Nimoy en 1989, le film projeté à l’intérieur de la cabine du
simu-lateur illustre le déroulement d’un examen médical de routine pratiqué par une
immunologiste, le Dr Cynthia Lair (l’actrice Elisabeth Shue). Au moment où
l’expé-rience débute, la scientifique a déjà été injectée dans le corps du patient, en
atten-dant qu’une équipe d’observateurs externes vienne la rejoindre pour assister aux
opérations. Cependant, comme dans le film de 1966, des événements imprévus
vien-dront troubler la routine de l’opération et les passagers se trouveront emportés par
le flux sanguin, propulsés dans les différents méandres du corps humain, sans cesse
ballottés d’un vaisseau à un ventricule, puis percutés par des cellules hostiles. Dans
le cadre particulier de ce dispositif fictionnel mécanique, le film ne représente que
l’une des composantes du spectacle, car il est projeté à l’intérieur d’une cabine
particulière disposée sur six vérins hydrauliques géants en mesure d’incliner la salle
6. EPCOT est l’acronyme de Experimental Prototype Community Of Tomorrow (Prototype expérimental
d’une communauté du futur). Inauguré en 1982, EPCOT est le deuxième parc à thème construit dans le
cadre du Walt Disney World Resort d’Orlando, en Floride.
de manière assez prononcée selon les trois axes, verticalement, latéralement et
dia-gonalement. Pour le spectateur-visiteur, l’expérience de Body Wars se déroule en
trois étapes : les préparatifs avant l’embarquement, l’embarquement et le voyage à
l’intérieur du corps du patient à proprement parler. Dans cette attraction de parc de
loisirs, tout est mis en œuvre pour rendre l’expérience de « feintise ludique
partagée » le plus possible mimétique et immersive pour le spectateur. Le public est
ainsi impliqué dans la fiction de façon très directe dès son arrivée sur la plate-forme
d’embarquement.
Après avoir rejoint la file d’attente, le spectateur-visiteur se voit traité
comme l’un des membres de l’équipe d’observation censée s’unir aux
scien-tifiques lors de la prochaine mission médicale de routine. Des haut-parleurs
l’informent qu’avant d’embarquer il devra passer deux niveaux de
purifica-tion dermique, puis ils lui fournissant des détails sur les différentes aires
d’exploration à parcourir. Ensuite, l’image du Dr Cynthia Lair apparaît à
l’écran. En s’adressant aux membres de l’expédition (la communauté des
spectateurs-visiteurs) directement de l’intérieur du corps du patient, elle
leur explique avoir été miniaturisée puis introduite dans cet organisme afin
d’observer ses réactions face à l’irruption d’un corps étranger (une
écharde). Pour la rejoindre, les visiteurs devront donc embarquer dans le
module Bravo 229, piloté par le capitaine Braddock (Tim Matheson), puis
atteindre la salle de miniaturisation où leur vaisseau sera (soi-disant)
rétréci par des techniciens armés d’un « réducteur de particules », pour
ensuite être injecté sous la peau du patient. Mais lorsque le Bravo 229
rejoint le docteur Lair elle est soudainemment aspirée par le flux d’un
vais-seau capillaire. La mission d’observation routinière se transforme ainsi en
une aventure haletante. Le capitaine Braddock et son équipage
d’observa-teurs se lancent à la rescousse de l’immunologue, la suivant à l’intérieur de
la veine jusqu’au cœur. À l’aide du laser, le capitaine parvient à libérer
Cyn-thia mais le vaisseau est désormais à court d’énergie et risque de rester
coincé dans le corps du patient. Le Dr Lair suggère alors de rejoindre le
cer-veau pour y récupérer l’énergie nécessaire avant de ressortir par le canal
auditif et de retrouver finallement la taille normale.
Plus de vingt ans après Le Voyage fantastique, Body Wars reprend le même projet de
modélisation et de découverte de l’intérieur du corps humain sur le mode de la
vul-garisation scientifique, en même temps que le principe fictionnel de l’immersion et
l’artifice représentationnel de la miniaturisation. Cependant, en raison du caractère
particulier de son dispositif fictionnel, dont le cadre pragmatique échappe à la
plu-part des catégorisations théoriques, cette attraction interroge le fonctionnement
des vecteurs et des postures d’immersion communément convoqués par d’autres
for-mes fictionnelles, qu’elles soient interactives ou pas. Qu’en est-il de la narration et
des mimèmes perceptifs dans un objet tel Body Wars, où plusieurs conventions
représentationnelles et actancielles se trouvent hybridées et médiatisées ? Quelles
formes spécifiques d’interaction – symboliques aussi bien que physiques – seraient à
l’œuvre ici, entre la mécanique du simulateur, le contenu iconique et narratif de la
fiction et l’utilisateur ?
Comme dans le film de Fleischer, dans le film projeté à l’intérieur de la cabine du
simulateur Body Wars, le modèle, en tant que représentation concrète de l’objet
simulé (les décors de l’intérieur du corps humain), n’est pas réduit mais augmenté.
Cet univers surdimensionné n’est pas destiné ici à accueillir un équipage de
comé-diens lors des prises de vue, mais à renforcer l’impression pour les
spectateurs-visiteurs que le module Bravo 229 au bord duquel ils ont embarqué a subi un
vérita-ble rétrécissement, il sert à alimenter l’illusion de réalité vis-à-vis du procédé
(obli-gatoirement fictif) de miniaturisation. Le changement d’échelle se révélant ici
comme dans le film de 1966 un artifice représentationnel efficace, le public de Body
Wars se retrouve d’entrée bien disposé à partager la feintise ludique. Paradoxalement,
c’est précisément ce rapport d’échelle renversé vis-à-vis des images, entorse patente
au réel, qui, synchronisé avec le son et les mouvements du fauteuil, lui permet
d’adhérer à l’univers fictionnel où il est en train de s’immerger et, en particulier,
d’activer le régime de croyance vis-à-vis du prétendu déplacement de la
cabine-module. Dès lors, le spectateur peut aisément accepter comme vraisemblable le
dis-cours émanant des haut-parleurs lui expliquant, par exemple, que la cabine du
simu-lateur, dont le poids à l’origine est d’environs vingt-six tonnes, est maintenant
devenue aussi légère qu’une goutte d’eau. Mais si le spectateur accepte de croire
con-tre toute logique, c’est pour deux raisons fondamentales, dont les conditions se
met-tent en place à des moments différents. La première concerne la réception réussie de
la fiction, valable désormais pour la plupart des cadres pragmatiques fictionnels. Si le
sujet est aussi bien disposé à croire l’expérience véridique, malgré l’invraisemblance
flagrante de la proposition – la miniaturisation en vue d’une expédition à l’intérieur
du corps d’un patient –, c’est qu’il le fait en connaissance de cause, à savoir en
accep-tant de jouer le jeu dont les règles et la finalité correspondent de manière adéquate
à son horizon d’attente (très différent de celui du spectateur de cinéma). Par cette
acceptation, il souscrit au pacte du « faire semblant » de se trouver rétréci et de
par-tir pour une exploration scientifique que lui propose le dispositif ludique de Body
Wars, tout en gardant un sentiment de maîtrise de la situation fictive.
En effet, à la différence d’autres époques et cultures, il s’agit moins d’exploiter sa
crédulité au premier degré que de l’impliquer dans le jeu de la fiction. Si le
specta-teur semble dupe du dispositif fictionnel, c’est donc parce qu’il l’a décidé de son
plein gré, il a choisi et accepté les conventions proposées du faire semblant de
croire. Cela pourrait s’appliquer au cadre pragmatique de bon nombre de dispositifs
fictionnels contemporains, la naïveté dont abusaient jadis toutes sortes de
charla-tans et de bonimenteurs s’étant de nos jours déplacée au deuxième et énième degré.
Néanmoins, lorsque le dispositif fictionnel requiert une participation actancielle
marquée de la part du spectateur, lorsqu’il lui demande un rôle participatif concret,
basé sur la mise en jeu non seulement symbolique mais aussi physique de son propre
corps, les limites de la question du rapport au monde réel et à l’univers de la fiction
se déplacent. Par ce système de simulateur de mouvement combiné au film de
fic-tion, on se rapproche donc du modèle fictionnel du théâtre et du jeu de rôles
grandeur nature, avec tout ce que cela implique en termes de vecteurs et postures
d’immersion et d’identification. D’autant plus qu’à la différence du film sur Internet
et encore plus en salle, dans le cadre de Body Wars le caractère de l’expérience
de l’attraction se trouvant embarqué avec un groupe, appelé à partager son
expé-rience fictionnelle, à faire équipe avec les autres passagers de l’expédition (la
réus-site dépendant aussi de la « bonne » collaboration des spectateurs-viréus-siteurs à la
construction de la fiction).
Sur le plan de l’adhésion du spectateur, le contrat de lecture fictionnelle mis en
place par le dispositif immédiatement, dès l’entrée dans la file d’attente conduisant
aux écrans de purification, est d’abord réactivé par le film (par l’adresse directe au
spectateur pratiquée par le personnage du Dr Lair), puis définitivement scellé au
moment de l’impact du spectateur, désormais installé dans la cabine du simulateur,
simultanément avec les images surdimensionnées de l’intérieur du corps humain, les
sons et les mouvements de son fauteuil. C’est à ce moment qu’intervient la deuxième
condition de l’acceptation de la « feintise ludique », celle qui va définitivement le
pousser à croire, par-delà toute opération logique, de s’être véritablement embarqué
dans une mission scientifique extraordinaire. Il s’agit d’une raison d’ordre
phénomé-nologique, car elle passe par la stimulation directe du cerveau, par la déstabilisation
physiologique de sa posture physique et de son système perceptif.
Dans le document
Entre cinéma et jeux vidéo : l’interface-film. Métanarration et interactivité
(Page 56-59)