• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1. D’une gestion commune à l’autonomisation de la sûreté

1. Successions de « crises de contrôle » en sécurité (XIX-XX e ) :

1.1. La méfiance vis-à-vis de la technique

1.1.1. Le plan de transport ou comment connaître la position des trains

Connaître la position des trains sur les voies n’avait rien d’évident pour les premiers exploitants de chemins de fer. Bien sûr, les ingénieurs mirent à profit la cinématique simple du transport ferroviaire qui autorisait une modélisation des circulations. L’élaboration du plan de transport reflète une volonté de planification de l’exploitation en fixant, pour chaque train, les horaires, les « vitesses prescrites de référence, le franchissement à la minute près de repères singuliers, des temps commerciaux ou techniques, tout en respectant les contraintes de sécurité » (Ribeill, 1995, p. 12). Ce plan de transport avait plusieurs traductions pour chaque métier de l’exploitation. Les agents des postes de commandement régionaux disposaient du graphique des circulations qui est « une représentation graphique cinématique, à deux dimensions, des trajectoires horaires des trains » (p. 12). Les aiguilleurs et agents des gares utilisaient quant à eux le tableau de succession des trains, tandis que les mécaniciens disposaient de leur fiche-train indiquant leur heure de passage théorique dans chaque gare et les temps d’arrêt.

Déterministe, le plan de transport intègre toutefois une marge de détente notamment en prévision de retards possibles et permettant des temps de battement pour assurer les correspondances. Tel était le travail des « horairistes », traçant la marche des trains pour concilier les possibilités techniques des voies et des trains à l’évolution de la demande commerciale du transport de marchandises et de voyageurs. Cette volonté planificatrice se comprend aisément tant « la régularité est un facteur majeur de la sécurité : si tous les trains étaient constamment à l’heure, par construction, tout risque de collision serait écarté » (Ribeill, 1995, p. 13). Encore fallait-il pouvoir connaître la position exacte des trains et leur espacement des uns des autres. Les exemples que nous allons développer montrent à quel point cette connaissance n’était en rien évidente, essentiellement en raison de moyens de communication peu efficaces. C’est la première crise de contrôle du transport ferroviaire : le décalage entre la vitesse que permet la vapeur et les moyens techniques du traitement de l’information et de communications.

Nous avons vu au chapitre 1 que des difficultés d’exploitation accompagnent les premiers développements du train en France, débouchant sur divers incidents, pannes et accidents. Ce constat est similaire aux États-Unis qui connaissent eux aussi leur « accident fondateur », en 1841. Deux trains de passagers se percutent frontalement entre les gares de Chester et Westfield (la ligne n’était alors constituée que d’une seule voie, les trains la parcourant en alternance. Un train stationnait généralement en gare – ou une voie était aménagée – afin d’en laisser passer un autre, et ainsi de suite). L’impact sur le public étasunien semble avoir été aussi fort que l’accident de Meudon en 1842 en France (Salsbury, 1967, p. 183). La cause de l’accident est imputée au conducteur venant de Chester qui, en retard, aurait dû anticiper qu’il allait rencontrer le train arrivant de Westfield entre les deux gares. Cet incident pointa toutefois le manque général de précisions et de directives en cas d’aléas (panne et retard notamment). La compagnie elle-

136

même dénonça sa négligence dans la communication des nouveaux ordres aux équipes de bord et concluait que le « contrôle général des trains était trop lâche »121.

En France, la commission ministérielle étudiant les accidents entre 1835 et 1854, concluait que la plupart des accidents étaient dus à la négligence ou l’incompétence des victimes, notamment cheminotes. Pour Caron, « aucun de ses membres ne songea à faire observer que ces gestes dangereux [ceux des cheminots] pouvaient être un effet naturel des conditions mêmes dans lesquelles les manœuvres se déroulaient » (Caron, 1997, p. 247). En effet, la sécurité – au-delà de la qualité de la conception et des matériaux utilisés, cf. supra – reposait beaucoup sur la main-d’œuvre. En France, Ribeill explique que les ingénieurs ferroviaires ne comptaient pas trop sur les automatismes techniques, mais plutôt sur les « qualités irremplaçables de l’homme » (Ribeill, 1993, p. 276). Les ingénieurs français faisaient montre d’un certain scepticisme à l’égard des automatismes de sécurité, qu’ils ne considéraient pas plus fiables que les hommes. Bien au contraire, et comme l’écrit l’académicien Du Camp dans un de ses écrits sur les chemins de fer :

Le meilleur instrument de sécurité c’est encore l’homme, lorsqu’on est parvenu à lui faire comprendre l’importance de son devoir

(cité par Ribeill, 1993, p. 278).

Les ingénieurs étaient d’avis que les dispositifs techniques n’étaient pas à l’abri de la panne ou des atteintes de l’environnement naturel, et qu’ils ne pourront pas remplacer la vigilance humaine. En témoigne la multiplication des types de gardes dans les emprises ferroviaires : gardes-signaux, gardes-barrières, gardes-lignes, gardes-voies.

Le cas des gardes-lignes est tout à fait singulier, car ils occupaient une place centrale dans la sécurité des circulations. Les lignes étaient découpées en cantons (portions de voie) : le passage d’un train dans le canton suivant était autorisé par le garde-ligne qui pouvait délivrer trois messages aux conducteurs : arrêt, ralentissement ou voie libre. Il le faisait à l’aide de drapeaux le jour et de lanternes la nuit. Une fois le train passé, le garde-ligne libérait son canton après un certain délai. Cette « couverture par le temps » des circulations supposait que les gardes-lignes ne fussent pas trop éloignés les uns des autres afin de pouvoir prévenir, à l’aide de sifflet ou d’une corne, leurs collègues de l’approche d’un train. Cette solution n’était guère économique pour les compagnies car très demandeuse en main-d’œuvre. Par exemple, « sur les 36 km de lignes de Versailles-Rive droite et de Saint- Germain, ils étaient 62 gardes ainsi répartis » (Ribeill, 1996, p. 276). Cependant, ce système était physiquement pénible pour les gardes qui souffraient des intempéries (chaleur, froid, pluie, etc.), et qui se faisaient parfois surprendre par certains trains. De plus, ils pouvaient s’endormir dans leur guérite, victime de l’ennui et de l’attente des trains. Au milieu des années 1840 furent développés les signaux mécaniques comme substituts aux gardes- lignes. Un disque mobile équipé d’une lanterne était actionné à distance, grâce à des câbles, soit par les gardes des passages à niveau, soit par les aiguilleurs. Cette « couverture par l’espace » permit de supprimer les gardes-lignes (Ribeill, 1995, p. 10).

137

Un même mouvement s’opéra pour les aiguilleurs. Tandis que les premiers doivent courir d’une aiguille à l’autre pour les actionner à la main, la transmission par câbles permit un commandement par distance. L’application des « enclenchements » permit quant à lui d’actionner à la fois un ensemble d’aiguilles et les signaux afférents. Cette innovation simplifia notamment la gestion des bifurcations, de plus en plus complexes. (Caron, 1997, p. 338).

Ainsi, si l’on ne conteste pas les défaillances de l’homme, elles paraissent aux premiers développeurs des chemins de fer plus préférables que les automatismes. En outre, comme le note un ingénieur rédacteur d’un ouvrage sur La sécurité des chemins de fer en 1883,

l’abus des mécanismes automatiques pourrait, en effet, avoir pour résultat d’inspirer trop de confiance au personnel, et détruire peu à peu chez lui le sentiment de responsabilité

(cité par Ribeill, 1993, p. 278).

Car si l’on compte sur la vigilance humaine, on mise également sur sa capacité d’initiative. La dispersion et l’isolement de nombreux agents supposaient que ces derniers fussent compétents et autonomes dans leur prise de décision face aux aléas, car ils ne pouvaient ni être contrôlés ni solliciter leurs supérieurs pour avis122. On retrouve bien ici les enjeux de Beniger sur le traitement de l’information et les communications. Dans les premiers temps des chemins de fer, les trains allaient beaucoup plus vite que la circulation des informations entre le personnel encadrant et les agents de terrain, ainsi qu’entre agents des trains. L’exploitation des passages à niveau illustre également très bien les enjeux communicationnels. À partir de 1857, l’administration autorise le « régime ouvert » (jusqu’à présent, les barrières étaient toujours fermées et un garde venait les ouvrir au passage des véhicules routiers). Celui-ci implique cependant que les gardes-barrières soient avertis très précisément de l’approche d’un train. Or, l’absence de technologie d’information fiable fait que l’on mise au tout début de l’exploitation sur la vigilance sensorielle des gardes. Comme l’écrit l’ingénieur des Mines Couche, auteur de Voie et matériel roulant des chemins de fer en 1868 :

l’oreille exercée des gardes est un guide sûr et c’est souvent dans les vibrations propagées dans le sol qu’ils trouvent des indications certaines. L’ouïe seule leur reste d’ailleurs, en cas de brouillard très épais » (cité par Caron, 1997, p. 335)

Ces difficultés d’exploitation ne manquèrent pas, comme nous l’avons déjà vu, de provoquer retards, pannes et accidents. D’où une crise de contrôle selon Beniger : si la circulation des trains n’est pas maîtrisée, c’est essentiellement en raison de problèmes de communication.

122 Les solutions apportées n’étaient pas homogènes entre les pays. Ainsi, « les ingénieurs français ont misé

moins sur les dispositifs techniques que sur la vigilance et l’initiative des agents, à l’inverse des Anglais en particulier qui, il est vrai, disposaient d’une main-d’œuvre plus rare et plus chère » (Ribeill, 1983, p. 291)

138

1.1.2. L’apport du télégraphe dans la maîtrise de l’exploitation ferroviaire

Dans ce contexte, le développement du télégraphe devait être d’un secours non négligeable pour les compagnies. Le développement du ferroviaire et celui de la télégraphie furent intimement liés en France puisque dès 1846, le cahier des charges imposé aux compagnies par l’Administration des Ponts et Chaussées les oblige à accepter l’installation de lignes télégraphiques le long de leurs voies, ainsi que des bureaux télégraphiques dans les gares. Les agents des compagnies se servirent ainsi de cette technologie de communication pour se transmettre des messages concernant la sécurité et la régularité de l’exploitation123. Ce n’est qu’en 1855 qu’elles furent autorisées à poser leurs propres lignes pour leur usage particulier. Le télégraphe peut alors relier deux gares ou stations consécutives et indiquer les départs et les arrivées des trains (Caron, 1997, p. 339). L’utilisation du télégraphe fut particulièrement bénéfique pour l’exploitation des lignes à une voie, sujettes aux collisions (comme l’illustre l’accident étasunien de 1841). Les croisements étaient fixés par ordre de service et la « procédure interdisait aux agents toute initiative en cas d’incident. Seule la télégraphie électrique permettait de résoudre un tel problème et de régler la circulation tout en la rendant suffisamment intense et sûre sans provoquer, en cas d’incidents d’exploitation, des retards trop prolongés »(Caron, 1997, p. 340).

Même sur les lignes à double voie, l’utilisation du télégraphe permit d’obtenir une réactivité beaucoup plus grande face aux incidents et accidents d’exploitation. Avant la généralisation du télégraphe, le principe était qu’un chef de gare ne pouvait faire partir un train que 10 min après le départ ou le passage d’un train le précédant dans le même sens. En situation perturbée, l’espacement théorique des trains n’est plus assuré et le manque d’information en temps réel sur la position des trains peut amener les chefs de gare à prendre des décisions fatales. L’utilisation du télégraphe permit de pallier en partie ce manque d’information sur la position des trains. Elle permettait « d’améliorer la gestion des détresses : avant sa mise en place, il était impossible de savoir les causes de retard, et après 15 à 20 min d’attente, le chef de gare envoyait sur la voie opposée une machine de secours. Le télégraphe électrique rendit inutiles ces opérations de sauvetage à l’estime, et surtout il permit de connaître la détresse beaucoup plus tôt »(Caron, 1997, p. 341).

L’exemple du télégraphe montre bien, comme l’explique Beniger, comment une innovation en communication vient résoudre des problèmes engendrés par l’augmentation de la vitesse des transports. Le télégraphe fait ainsi partie de ces technologies ayant participé à la révolution de contrôle dans les premiers temps des chemins de fer.

123 Notons cependant que jusqu’au milieu des années 1850, les compagnies « en faisaient un usage très

différent les unes des autres : alors que sur la ligne de Lyon le télégraphe n’était utilisé que pour les dépêches urgentes, il servait à l’exploitation courante sur le Nord, l’Ouest et le PO » (Caron, 1997, p. 339).

139

1.1.3. La crise des transports des années 1880

L’augmentation du trafic et l’extension des réseaux provoquèrent cependant une nouvelle crise de contrôle. Allongement et densification sont ainsi au principe d’une complexification de l’exploitation124. Contrairement à la règle des économies d’échelle125, le coût de la production de service par kilomètre augmenta. Pour les responsables des compagnies, cette augmentation provient du fait qu’il est de plus en plus difficile de contrôler l’exploitation à mesure que le réseau augmente. MacCallum, surintendant de la compagnie de l’Érié aux États-Unis, explique que sur une ligne de 80 km environ, un directeur de ligne connaît personnellement ses agents et est au courant des problèmes et incidents d’exploitation. La chose devient beaucoup plus difficile dès lors que les lignes atteignent des centaines voire des milliers de kilomètres (Chandler, 1965, p. 101).

Aux États-Unis comme en France, cette crise des transports se manifesta par une augmentation des accidents et une faible rentabilité économique. En France, la fin des années 1870 se caractérise par une augmentation des accidents et de leur gravité. La collision de deux trains sur la voie unique du Rhône au Montcenis en 1876 est emblématique des problèmes de l’époque. Le chef de gare de Châtillon avait annoncé à son homologue d’Aix-les-Bains son intention d’arrêter l’un des trains avant d’avoir placé les signaux à l’arrêt. Avant qu’il effectue la manœuvre, le train passa à grande vitesse dans sa gare et alla percuter le second. « L’accident mettait en cause l’exploitation des lignes à voie unique et les systèmes de communications sur un réseau dont le trafic s’intensifiait alors que son organisation d’ensemble n’avait pas été modifiée » (Caron, 1997, p. 507). Autre exemple : la collision de Flers en 1879 qui fit 10 morts et 52 blessés et qui « était le résultat d’une manœuvre défectueuse des signaux et d’une mauvaise exécution des consignes d’espacement entre les trains » (Caron, 1997, p. 507). Ainsi, les enjeux de communication et de traitement de l’information sont toujours primordiaux dans cette crise.

Plusieurs innovations dans les techniques d’exploitation vinrent pallier en partie ces problèmes, en mettant les chemins de fer sur la voie de l’automatisation. C’est notamment le cas des enclenchements automatique des aiguilles et des signaux, grâce à l’électricité. Jusque-là ces appareils étaient manœuvrés mécaniquement, ce qui posait des problèmes sur de longues distances. L’impulsion électrique comme commande permit une plus grande précision, tout en rendant solidaires les appareils. L’électricité permit également de rendre le block-system (cantonnement) plus efficient. Petit à petit, les agents ambulants des voies furent remplacés par des postes fixes et l’on installa des électrosémaphores le long des voies. Dans sa version la plus sophistiquée, « le courant électrique détruisait une aimantation et déclenchait les appareils calés par l’aimant. Dès lors, toutes les fonctions

124 En 1869, la France comptait 4726 trains par jour sur 117 millions de kilomètres. En 1882 ces chiffres

passent à 8656 pour les trains sur 198 millions de kilomètres (Caron, 1997, p. 505). Beniger identifie le même phénomène un peu plus tôt aux États unis, dans les années 1850-1860, la géographie du territoire amenant les compagnies à gérer des réseaux de grande ampleur plus rapidement (Beniger, 1986, p. 226‑227).

125 Appliquée au ferroviaire, règle qui voudrait que les coûts d’exploitation d’un kilomètre de voie

140

des appareils, sauf celles qui devaient être exécutées par les agents au moment du passage des trains devant le poste, étaient produites indépendamment de leur intervention » (Caron, 1997, p. 516‑517). Autre innovation permise par l’électricité : le siffleur automoteur qui doublait « d’un signal sonore le signal optique d’arrêt ». Lorsqu’un signal était à l’arrêt, il émettait un courant électrique qui passait au travers d’une poutre métallique placée sur la voie – dite le « crocodile ». Au passage d’un train, une brosse métallique lisait ce courant et déclenchait un avertisseur sonore dans la cabine du mécanicien, au cas où celui-ci n’aurait pas vu le signal visuel d’arrêt.

Ainsi, « entre 1867 et 1882 s’est donc formée une véritable "grappe d’innovations" dans le monde des chemins de fer français » (Caron, 1997, p. 527)126. Sur les lignes à fort trafic, une circulaire ministérielle du 13 septembre 1880 ordonna une généralisation du block-system et des appareils d’enclenchement. Ces innovations, portant principalement sur des enjeux de traitement de l’information et de communication, permirent un meilleur contrôle sur l’exploitation. L’exigence de sécurité fut donc un moteur considérable pour le développement de la technique ferroviaire et intégrée au cœur même des méthodes d’exploitation. Comme nous allons le voir à présent, elle imprégna également fortement l’organisation du travail des compagnies puis de la SNCF.