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Nous sommes parti du constat que les pratiques de surveillance, quel que soit le domaine où elles sont mises en œuvre, vont susciter des gestes critiques différents. Nous avons ensuite établi que les conceptualisations de nos sociétés comme étant « de surveillance » ou « du risque » ne permettaient pas d’expliquer pleinement ces différentiels de gestes critiques, qu’ils émanent des acteurs ou des chercheurs. Les théories de la société de surveillance ou de la société du risque fournissent bien sûr des explications aux caractérisations qu’elles donnent de la société (développement de l’État, des nouvelles technologies, émergence d’une nouvelle réflexivité, etc.). Pourtant, il n’existe pas de définition stable, ni de « la surveillance » ni du « risque ». Dans les deux cas, on retrouve l’idée de gérer des incertitudes, notamment en collectant des données pour formaliser des savoirs réduisant ces incertitudes. Mais tant les surveillance studies que la sociologie du risque rencontrent certains obstacles pour mener à bien la description des pratiques de surveillance, tâche essentielle et première – c’est notre postulat – pour expliquer et comprendre les critiques portées sur « la surveillance ».

Une autre version de cette problématisation est de considérer les liens que l’on peut tisser entre la surveillance et les risques. L’augmentation et la consolidation des travaux et réseaux de recherche sur les risques et la surveillance peuvent se lire comme deux inquiétudes proprement modernes. Modernes dans le sens où elles sont caractérisées par une ambivalence entre l’émancipation et l’assujettissement des individus. Comme le note Peter Wagner, « l’idée de liberté comme autonomie a été fondamentale pour la modernité, mais le contexte social dans lequel elle est apparue comportait des éléments qui allaient opposer des limites et des frontières à cette autonomie » (1996, p. 14). L’autonomie de l’individu (recherchée ou dénoncée) est bien ce qui est en jeu tant dans les études sur les

41 Pour ce faire, Rot et Vatin cherchent à dépasser deux représentations du travail : celle du travail-énergie et

de la « somme de travail » que l’on retrouve en physique et en économie classique ; celle du travail-salariat « qui fait du travail une pure contrainte sociale ». Ces deux représentations partagent un « même impensé : celui du travail comme un agir créatif dans un système de relations sociales, dont la valeur productive est toujours en question. Qu’est-ce qui fait, en effet, qu’un travail est reconnu comme tel, c’est-à-dire que l’activité est bien considérée comme productive ? » (Rot et Vatin, 2017, p. 104).

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risques que sur la surveillance. Concernant les risques, plusieurs auteurs ont montré que la modernité s’accompagne d’une extension des risques pris en charge (plus ou moins collectivement) dans les sociétés occidentales (Galland, Theys et Vidal-Naquet, 1991 ; Lemieux et Barthe, 1998 ; Portier, 2003). La société du risque peut également s’interpréter comme un accroissement de la sensibilité des groupes et des individus à tout type de risque, qui sont autant de freins à l’autonomie de l’individu moderne. Ceci peut expliquer le paradoxe apparant soulevé par Castel : le sentiment d’insécurité est élevé dans nos sociétés alors qu’elles n’ont jamais été aussi sûres (elles ont du moins développé des mesures de protection et des systèmes assurantiels sans précédent). Pour lui, c’est que la sécurité est un rapport aux protections que donne la société. Le sentiment d’insécurité est alors « l’effet d’un décalage entre une attente socialement construite de protections, et les capacités effectives d’une société donnée à les mettre en œuvre. L’insécurité, en somme, c’est dans une large mesure l’envers de la médaille d’une société de sécurité » (Castel, 2003, p. 3).

Cette inquiétude s’étend également aux questions de surveillance, entendue ici au sens restreint de collecte de données personnelles des individus par une organisation publique ou privée. S’il est difficile d’évaluer si les individus acceptent de moins en moins d’être surveillés, la question de la surveillance devient un problème public dont l’acuité est renforcée par le développement des nouvelles technologies et l’intensification de la lutte anti-terroriste. La constitution du champ de recherche des surveillance studies peut se lire comme une mise à l’agenda scientifique de cette inquiétude citoyenne. Que ce soit dans la communauté scientifique ou dans la société civile, des inquiétudes se structurent sur les effets d’une surveillance qui serait de plus en plus massive et intrusive.

L’individu moderne (pour être schématique) serait ainsi de plus en plus sensible aux risques, y compris ceux issus des pratiques de surveillance. On peut voir là une tension dans la mesure où toute gestion du risque suppose bien des pratiques de surveillance. Pour prévenir les accidents industriels, attribuer des aides sociales et financières, réduire les vols ou les homicides, il faut bien organiser une forme de surveillance, que ce soit des industries et installations dangereuses, des revenus des ménages et des entreprises, des biens et des personnes. Selon ce schéma la société du risque et la société de surveillance s’alimenteraient l’une l’autre. Comme l’expliquent Bourg, Joly et Kaufmann, « le risque et ses modalités de contrôle sont devenus producteurs de menaces » (2013a, p. 13). À mesure que l’insécurité face aux risques grandirait, les moyens de surveillance pour y répondre deviendraient plus importants, devenant à leur tour l’objet d’une inquiétude – dynamique qu’illustre la figure 142.

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Pour sortir de ce raisonnement abstrait, il faut le soumettre à l’épreuve empirique. Le domaine du transport ferroviaire (et la mobilité en général) constitue un bon cas d’étude43. Historiquement en France, le train est très lié à la construction étatique d’un territoire national (Caron, 1997). La mobilité – des personnes et des biens – qu’il permet est l’un des vecteurs de la modernité dans la mesure où elle est une condition de possibilité de l’émancipation des ancrages socio-spatiaux des individus. Aussi, une police des chemins de fer a très vite été organisée par les représentants de l’État et des premières compagnies de chemins de fer. « Police » étant à entendre ici dans le sens que retrace Foucault : à la fois assurer le bon développement et le bon ordre. Dans ce bon ordre, on retrouve les deux craintes modernes évoquées plus haut : les individus doivent pouvoir se mouvoir sans risque d’accident, mais aussi sans agression. Ceci suppose ainsi des pratiques de surveillance avec lesquelles les individus ne vont pas entretenir le même rapport critique.

43 Nous développerons plus avant cet aspect dans notre partie méthodologique. Figure 1 - Société du risque et société de surveillance : une co-alimentation ?

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Les pratiques de surveillance dans le domaine de la sécurité (la prévention des accidents) tendent aujourd’hui à être ignorées. En effet, aujourd’hui, sauf accident grave (extrêmement rare en France) ou au sein des groupes professionnels cheminots, la sécurité ferroviaire ne constitue pas un problème public. Il est acquis que le train en France est un moyen de transport sûr (ce qui n’a pas été toujours le cas et est susceptible de changer). La technologie ferroviaire constitue un « système expert » (Giddens, 1994) dont la plupart des usagers ignorent le fonctionnement concret et quotidien. La confiance accordée au système expert assure une certaine sérénité du voyage, qui pourrait être ébranlée si le travail collectif assurant la sécurité – qui est loin d’être binaire, suppose une multitude d’arrangements avec les règles et est fait de dysfonctionnements quotidiens – était connu. Ce rapport distancé à la technologie ferroviaire peut expliquer en partie la stupéfaction lors d’accident et l’incompréhension de dysfonctionnements entraînant des retards (par exemple lorsque les trains, à l’automne, sont ralentis par les feuilles mortes). Les pratiques de surveillance que suppose la sécurité ferroviaire sont ainsi à la fois ignorées des usagers et sous investigués par la sociologie. En outre, lorsqu’elles sont mises sur la scène publique (à l’occasion d’accident ou de conflits sociaux) c’est généralement pour pointer leurs insuffisances.

Le rapport aux pratiques de surveillance dans le domaine de la sûreté (soit la prévention de la déviance) est lui beaucoup plus critique. On peut raisonnablement penser que les usagers du train souhaitent voyager en toute sérénité et sans être agressés. Cependant, certaines pratiques de police ferroviaire (qu’elles soient mises en œuvre par les forces de l’ordre étatiques ou les services de la SNCF) vont être régulièrement l’objet de critiques. Des chercheurs, des associations d’usagers ou de défenses des droits et des libertés individuels vont notamment mettre sur la place publique des pratiques discriminantes (contrôles d’identité envers les populations racisées), intrusives (utilisation de « caméras intelligentes » ou fouilles des bagages) ou arbitraires (bouclages de certaines gares pour contrôle des titres de transport). Ainsi, les pratiques de surveillance dans le domaine de la sûreté ont tendance à être critiquées (beaucoup plus que dans le domaine de la sécurité), que ce soit par la sociologie ou des associations, et généralement pour pointer des abus.

Cette différence des rapports critiques est à interroger. À première vue, il s’agit dans un premier cas de surveiller des trains, dans le second de surveiller des individus. La contrainte politique (sur la liberté d’aller et venir) qu’exerce la police ferroviaire sur les individus suffirait à expliquer ce rapport beaucoup plus critique aux pratiques de surveillance. Pourtant, ce grand partage (train/individus, technique/politique) est difficile à tenir dès lors que l’on décide d’étudier les deux domaines ensemble, que ce soit d’un point de vue historique ou d’une sociologie de leur activité. C’est ce qu’explorent nos deux principales hypothèses de recherche, construites à la fois de manière déductive (à partir de la revue de littérature effectuée) et inductive (à partir du terrain exploratoire).

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(1) : Il existe une dimension générique des pratiques de surveillance, au- delà des domaines considérés

Comme nous l’avons vu dans notre revue de littérature, le terme « surveillance » semble réservé à des activités particulières, notamment policières (entendues ici comme l’action des forces de police) et administratives. Ce cloisonnement (qui se traduit notamment académiquement entre les surveillance studies et les études sur le risque par exemple, mais aussi entre sociologie de la police et sociologie du risque) empêche de voir les régularités des pratiques de surveillance qu’il peut y avoir, quel que soit le domaine considéré.

Cette première hypothèse a très vite été nourrie par notre terrain exploratoire. En ayant décidé de comparer les dispositifs de sécurité et de sûreté ferroviaires, nous nous attendions à analyser des pratiques de surveillance très différentes. Dans le milieu professionnel du transport, ce qui fonde la séparation « sécurité / sûreté » est l’intentionnalité des phénomènes : des événements non intentionnels d’un côté, des actes intentionnels de l’autre. Cette distinction constitue un fait déjà là, établi, non questionné chez les professionnels du ferroviaire. Cette distinction est pour nous exemplaire de ce que Bruno Latour appelle la « constitution moderne » (Latour, 1991). Soit d’un côté des problèmes liés à des actes intentionnels qui relèvent donc d’êtres humains, et de l’autre des enjeux purement techniques concernant des objets, des non-humains. Quoi de plus moderne, en effet, que de séparer ceux qui ont à gérer le vol et la fraude et ceux qui s’occupent des déraillements et des collisions ? On perçoit relativement facilement que cette distinction n’est pas aussi simple qu’elle n’y paraît. En effet, un humain peut bien être la cause d’un accident, tandis qu’une panne peut générer une émeute. Ce qui semble toutefois faire tenir la distinction est bien l’intentionnalité de l’événement considéré. Si l’accident provient de l’erreur humaine d’un conducteur, c’est un problème de sécurité, s’il est la conséquence d’un acte de malveillance (vol de cuivre, sabotage, etc.), il s’agit d’un problème de sûreté. Il n’est donc pas étonnant que les services de sécurité et de sûreté soient professionnellement séparés. Nous nous attendions à observer des pratiques de surveillances relativement différentes, d’autant plus que la sécurité nous apparaissait comme un domaine pouvant relever du risque (c’est-à-dire probabilisable) tandis que la sûreté relevait pour nous de l’incertitude (non probabilisable, cf. Knight supra p. 22). Malgré cette franche dichotomie (que l’on retrouve non seulement sur le terrain – les deux domaines constituants des champs professionnels séparés – et dans les travaux académiques), nous avons été frappés par la similitude des façons de faire dans la sécurité et la sûreté ferroviaires, dès lors que nous nous attachions à saisir la surveillance en actes.

L’une des ficelles de Howard Becker est alors d’un grand secours, « la ficelle de Wittgenstein » qui consiste à se demander : « que reste-t-il si j’enlève d’un événement ou d’un objet X une qualité Y ? ». Cette ficelle « nous aide à séparer ce qui est central à notre vision d’un phénomène de l’exemple particulier dans lequel cette vision est enchâssée » (Becker, 2002, p. 224). Ainsi, il faut se demander ce qu’il reste de la surveillance lorsqu’on l’affranchit

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du problème de l’intentionnalité44. Ceci nous semble nécessaire afin de formuler un diagnostic plus juste des pratiques de surveillance et mieux cibler nos efforts critiques. Ce « ce qu’il reste », à partir du travail sur les définitions que nous avons mené (cf. supra) c’est cette accumulation de données pour réduire des incertitudes. C’est également ce que semblait confirmer le terrain exploratoire. Les façons de faire similaires des professionnels de la sécurité et de la sûreté consistaient en des activités de détection (par des caméras, des radars et des patrouilles), d’implication des usagers (pour augmenter les signalements) et de traitement statistique (accidentologie d’un côté, criminologie de l’autre, afin de concentrer stratégiquement les ressources).

La dimension générique des pratiques de surveillance, au-delà des domaines considérés, serait liée à l’activité pratique d’accumulation des données.

(2) les pratiques de surveillance et leurs critiques ne dépendent pas du type de problème, mais de la façon dont est défini ce problème

La première hypothèse sur la dimension générique des pratiques de surveillance ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas de différence entre surveiller des rails ou surveiller des pickpockets. Comme nous le disions, les pratiques de surveillance s’inscrivent dans des dispositifs qui dépendent de configurations locales et des enjeux spécifiques des acteurs concernés. Cependant, ces dispositifs – nous en faisons l’hypothèse – ne dépendent pas tant du type de problème que les acteurs doivent gérer (ici des événements accidentels vs des actes intentionnels), que de la façon dont ils définissent leurs problèmes, notamment des frontières qu’ils posent entre leur organisation et l’origine du problème. Deux prémisses nous ont conduit à formuler cette hypothèse, l’une provenant du terrain exploratoire historique, l’autre de la revue littérature déjà exposée.

La lecture de travaux historiques et nos premières incursions dans les archives montraient que la distinction indigène entre la sécurité et la sûreté dans le milieu ferroviaire est historiquement située. La séparation de ces deux problèmes et de leur gestion ne va en effet pas de soi. Nous devons donc rechercher comment – au-delà de la définition indigène de ces problèmes basés sur leur intentionnalité – s’est construite cette problématisation des enjeux de sécurité et de sûreté. Dépend-elle de l’économie des chemins de fer ? des interactions entre les représentants de l’État et ceux des gestionnaires de l’infrastructure et du transport ? ou des interactions entre ces gestionnaires, leurs employés et les usagers ? Que fait-il qu’à un certain moment, les questions de sûreté soient suffisamment importantes pour être directement prises en charge par les gestionnaires ferroviaires, en parallèle des services étatiques ?

La deuxième prémisse à cette hypothèse provient de la revue de littérature sur la surveillance. Si l’exploration historique nous a poussé à réinterroger la distinction « sécurité / sûreté », notre lecture des surveillances studies nous a incité à remettre en cause la distinction

44 Tout comme Claude Gilbert constate qu’au-delà des différentes approches du risque (notamment dans sa

relation avec le danger) l’invariant est « un processus qui permet de réduire l’incertitude » (Amalberti, Fuchs et Gilbert, 2002, p. 19).

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« surveillant / surveillé », qui semble de plus en plus floue et de moins en moins pertinente. Elle découle surtout d’une tradition qui cantonne la surveillance à un processus de domination. Étudier la surveillance en actes pousse, sinon à abandonner, du moins à fortement nuancer ce vocabulaire. Benoît Dupont complexifie cette dichotomie et parle de « dispersion de la surveillance » en faisant « référence à l’accessibilité accrue de la surveillance en ligne par le biais d’une multitude d’outils et de services qui étaient réservés aux gouvernements et aux grandes entreprises » (Dupont, 2011, p. 33‑ 34). Pour lui, cette dimension a été oubliée par les sociologues de la surveillance. Pourtant les faibles coûts d’entrée de cette surveillance en ligne lui semblent déterminants pour montrer que les capacités de surveillance sont distribuées plus équitablement que dans les schémas d’analyses classiques. Ce faisant, il reprend à son compte la distinction « surveillants/surveillés ». Nous proposons d’aller encore plus loin et de parler de « surveillance distribuée », non seulement pour la surveillance en ligne, mais également pour les techniques classiques de surveillance. La surveillance n’est pas une politique qui émanerait d’un centre ni un tout homogène, mais trouve sa consistance dans des agencements concrets qui forment ce que nous appelons des dispositifs de surveillance. Ainsi, en s’inspirant de Barwise, on peut poser la surveillance comme une activité située et distribuée, c’est-à-dire « réalisée par des agents intelligents, qui, incarnés et limités [ils ne voient pas le monde avec l’œil de Dieu], sont situés dans un environnement riche qu’ils peuvent exploiter de multiples façons [en particulier ils peuvent en extraire des informations par perception et prendre appui sur ses régularités et ses contraintes, auxquelles ils sont accordés et habitués]. En tant que telles, ces activités sont toujours effectuées à partir d’une perspective ; elles concernent des portions, généralement restreintes, de l’environnement, portions auxquelles l’agent est, d’une manière ou d’une autre, plus ou moins directement connecté ; et elles ont un impact sur cet environnement, elles le transforment » (Barwise, 1989, p. xiii-xiv, tel que traduit et commenté par Quéré et De Fornel, 1998). Une activité qui est distribuée entre le passant qui va alerter, la caméra qui va détecter, la patrouille qui va contrôler, le radar qui va signaler, l’opérateur qui va couper le courant, le logiciel permettant de dresser des statistiques, etc. Il s’agit ainsi de se demander comment la distribution des capacités de surveillance affecte les dispositifs mis en place.

Les pratiques de surveillance dépendraient donc de comment sont définis les problèmes à gérer, soit de la façon dont des groupes d’acteurs s’approprient (ou non) un enjeu et de la distribution de leurs capacités de surveillance.

Nos hypothèses nous conduisent donc à rechercher une dimension générique des pratiques de surveillance tout en supposant une variabilité des dispositifs dans lesquels elles sont enchâssées. Il convient à présent d’exposer le cadre méthodologique mis en place pour les tester.

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