• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1. D’une gestion commune à l’autonomisation de la sûreté

1. Successions de « crises de contrôle » en sécurité (XIX-XX e ) :

1.2. La sécurité comme organisatrice du travail

Conjointement à l’évolution des techniques, il faut étudier l’organisation du travail, afin de bien de comprendre à quel point le problème de la sécurité a imprégné le monde ferroviaire.

1.2.1. Du « principe du lampiste »…

Deux traits caractérisaient cette organisation du travail dans la seconde moitié du XIXe siècle. Premièrement, une forte division du travail. En effet, chaque métier (mécanicien, garde-barrière, garde-ligne, chef de gare, etc.) avait une fonction précise et bien délimitée. Cette forte division du travail ne répond pas totalement à une rationalité économique (minimiser le coût de production), ni à une stratégie de pouvoir (diviser pour mieux régner). Elle correspond plutôt à une « rationalité juridique » : si la partition des tâches est si marquée, c’est qu’elle permet ainsi d’imputer facilement les responsabilités en cas d’incident ou d’accident (Ribeill, 1993, p. 345). C’est d’ailleurs pour ce motif que fut refusée l’introduction d’un troisième homme dans les locomotives. Dans les années 1860 par exemple, face à l’augmentation des vitesses, on pensait ainsi rajouter un homme qui ne serait chargé que de regarder les signaux (plus difficile à percevoir pour le mécanicien). Jacqmin, directeur des Chemins de fer de l’Est dans les années 1860, réfuta cette solution en expliquant que « toute responsabilité disparaîtrait : en cas d’accident, le mécanicien dirait qu’il n’a

126 Outre ces innovations portant sur les appareils de voie, on peut également noter la meilleure robustesse

du rail grâce à l’acier ou les meilleures performances de la traction grâce aux locomotives à double essieu moteur.

141

pas été prévenu par l’agent chargé d’observer les signaux, et celui-ci répondrait que le mécanicien n’a pas fait attention à ses observations » (cité par Ribeill, 1993, p. 339). Cependant, la décomposition des tâches est faible : « une tâche étant définie et affectée, les modalités concrètes de son exécution sont largement abandonnées à l’initiative de son exécutant » (Ribeill, 1993, p. 340). Ceci n’empêche pas l’instauration d’une forte hiérarchie – deuxième trait –, rendue d’autant plus nécessaire que la division du travail est forte.

L’obéissance miliaire devient effectivement une référence dans la mesure où la moindre négligence pouvait entraîner l’accident. Deux principes organisaient cette hiérarchie : l’unité de l’autorité, afin d’éviter les confusions et la bonne diffusion des ordres de services, afin d’assurer leur exécution. Cependant là encore, les ordres de service sont plus prohibitifs que prescriptifs. En outre, « les consignes portent plus sur les buts à atteindre que sur les moyens à mobiliser » (Ribeill, 1993, p. 344). Outre-Atlantique, la chaîne hiérarchique est également très stricte. Dans un train en marche, le mécanicien doit obéir au conducteur qui lui dit quand commencer et arrêter. À l’arrivée, les mécaniciens sont sous la supervision du maître mécanicien ou du chef de gare et les conducteurs doivent signaler toute désobéissance du mécanicien. Le contrôle de chaque train est centralisé dans la personne du conducteur qui doit respecter des procédures strictes pour chaque situation (retard, ralentissement, etc.). Beniger estime ainsi que le conducteur est la première personne à être utilisé et pensé comme programmable : dans telle situation, il doit réagir de telle façon. Pour lui, au-delà de sa force, son agilité, sa connaissance ou son intelligence l’humain est essentiellement utilisé pour sa « capacité objective de son cerveau à stocker et traiter l’information »127.

Il ne faut pas oublier tout de même que les compagnies s’accommodent du non-respect de certaines règles – souvent nécessaire au vu des imprévus de l’exploitation – tant qu’il n’engendre pas d’incident et qu’il favorise la production. Les compagnies elles-mêmes, pour des raisons de rentabilité économique, poussaient parfois leurs agents à ne pas respecter certaines dispositions législatives. Ainsi, l’article 20 de la loi du 15 juillet 1845 punit « d’un emprisonnement de 6 mois à 2 ans tout mécanicien, conducteur ou garde-frein qui aura abandonné son poste pendant la marche du convoi ». Or, les compagnies vont demander aux gardes-freins de gérer les colis transportés en même temps que des freins. Une circulaire ministérielle rappela à l’ordre les compagnies en 1855. De manière générale, les agents étaient soumis à un conflit pratique entre les exigences pour assurer leur sécurité et celles de productivité. S’il leur arrivait quelque chose, les compagnies pouvaient facilement s’en remettre à leur règlement interne pour décliner leur responsabilité. Ainsi, pour Ribeill, « le règlement de sécurité institué par la Compagnie est moins fait pour être appliqué que pour la couvrir en cas d’incident » (Ribeill, 1983, p. 295). C’est un règlement parapluie ou ce qu’il a appelé « le principe du lampiste » :

« les compagnies sauront tolérer les accommodements efficaces avec certains règlements, ou encore flatter les initiatives heureuses des agents ; tant que cela ne

127 Notre traduction de l’original : « the more objective capacity of their brains to store and process

142

tourne pas mal, ou, mieux que cela permet d’éviter le pire, il n’y a que tolérance, voire encouragement. Mais en cas de « pépin », la hiérarchie et la technique étant absoutes, la compagnie pourra toujours facilement exhiber un "lampiste de service", agent d’exécution qui paiera alors durement le prix de son zèle néfaste ou de sa mauvaise initiative sous prétexte d’"imprudence" ou de "faute professionnelle" » (Ribeill, 1993, p. 348).

Si le règlement permettait de couvrir les compagnies, il fallut tout de même s’assurer que le travail fût exécuté et bien exécuté, ce qui impliquait la mise en place de plusieurs dispositifs de contrôle des employés. Pour les employés de gare et ceux des ateliers, les compagnies mirent en place des procédés semblables à ceux institués dans les usines : certains chefs de gare exerçaient dans des bureaux vitrés afin de surveiller la gestion des voyageurs et des marchandises ; les employés de bureau devaient pointer, tout comme les agents des ateliers qui étaient contrôlés par des jetons de présence (Ribeill, 1993, p. 353). En revanche, pour les agents de la voie et ceux des trains, tous ces procédés étaient relativement inefficaces. En effet, leur éloignement des centres décisionnels et leur dispersion sur le réseau, outre les problèmes propres d’exploitation, rendaient leur contrôle difficile. En 1848, l’ingénieur Schillings proposa alors de placer dans chaque train, un « agent supérieur, sérieux et responsable » en le plaçant dans un coupé qui devait être

assez élevé pour dominer tous les wagons du train, de sorte qu’il puisse facilement communiquer avec le mécanicien, et avoir d’autre part la vue sur tout le train, pour observer le service des conducteurs gardes- freins, voir leurs signaux et leur en faire au besoin

(cité par Ribeill, 1993, p. 369).

Ce projet de train-panoptique ne fut jamais mis en place128. On lui préféra tout un système de primes et de pénalités afin de s’assurer du zèle des agents des trains. Les mécaniciens par exemple pouvaient obtenir des primes de parcours, de régularité ou d’économie de coke. Pour ce faire, les compagnies privilégièrent la titularisation des locomotives (une équipe mécanicien/conducteur travaillait en général sur la même machine), ce qui assurait une meilleure maîtrise de l’engin, l’équipe acquérant une bonne connaissance de ses spécificités et de ses « caprices ». À l’inverse, les retards imputables au service donnaient lieu à des amendes. Les compagnies s’arrangeaient ainsi pour répercuter les indemnités ou remboursements qu’elles devaient à leur client. De plus, les ingénieurs de l’Administration des Chemins de fer avaient édicté un certain nombre de dispositions légales pénalisant certains comportements des agents comme l’abandon de poste ou tout autre agissement provoquant un accident. Un double registre de répression des fautes s’appliquait donc aux agents. « L’irréductible part d’autonomie des agents, ainsi formalisée et internalisée au mieux dans le système, était stimulée dans le sens des intérêts des compagnies » (Ribeill, 1995, p. 18).

Aux États-Unis, les principes de contrôle des employés du chemin de fer prennent une tournure plus managériale. C’est autour de la rationalisation de la circulation de

143

l’information que MacCallum, dans les années 1850, voulut mieux contrôler les agents et les trains. Afin de mieux contrôler le mouvement des matériels, il organisa une meilleure régularité et une plus grande vitesse du mouvement d’information. Il imposa que trois rapports (par heure, par jour et par mois) soient envoyés au bureau du Commissaire Général de la ligne. Les conducteurs devaient donc indiquer, par télégraphe, la position de leur train, et ce toutes les heures. Ils devaient également indiquer les raisons du moindre retard, accident ou ralentissement. MacCallum attendait de cette réorganisation bureaucratique quatre principaux avantages : vérifier si chaque agent assumait ses responsabilités ; rapidité dans le report des manquements au devoir ; meilleure subordination des agents à leur responsable ; détection rapide des erreurs et de leurs responsables (Beniger, 1986, p. 228‑229). L’historien Chandler considéra d’ailleurs le chemin de fer comme la première organisation bureaucratique moderne utilisée dans le monde des entreprises. Il en fit même le modèle de toute industrie complexe et de grande taille (Chandler, 1977).

1.2.2. …au paradigme de l’homme-faille

Si le modèle étasunien fut considéré comme trop libéral par les ingénieurs français (pareillement les industriels étasuniens critiquaient la trop grande contrainte étatique du modèle français), certaines techniques furent toutefois importées. La plus importante de toutes fut certainement le dispatching-system, importé en 1918 et qui se développa en France dans l’entre-deux-guerres. Ce système permet de prendre en compte les aléas et imprévus de l’exploitation (tant ceux imputables à l’environnement du train que ceux imputables aux hommes). En somme, il s’agit de gérer les différences entre le plan de transport (cf. supra) et la réalité de la marche des trains. C’est l’invention de la régulation, cette « prothèse cybernétique greffée sur l’exploitation en temps réel » (Ribeill, 1995, p. 13). Grâce à ce système, les régulateurs du poste de commandement sont informés, par un circuit téléphonique direct, du temps de franchissement de certaines gares. Ils confrontent ainsi le graphique réel des circulations avec le graphique théorique. Ils régulent ensuite afin d’éviter les collisions et de gérer au mieux les retards, en fonction des priorités définies en amont par la compagnie. Comme le dit Ribeill : « Tel est l’art, tout empirique, de ces régulateurs, irréductible à toute procédure codifiée » (1995, p. 13).

De son côté, la conduite des trains sera quant à elle de plus en plus automatisée, du moins dotée d’automatismes de sécurité. Progressivement, la vigilance de l’homme n’est plus considérée comme le principal vecteur de la sécurité ferroviaire. Au contraire, la défaillance humaine est désignée comme la principale source d’accident. Déjà, la mécanisation et l’électrification avaient fait disparaître certains métiers dès les années 1850 et 1860 (les gardes-ligne remplacés par les signaux mécaniques, les gardes-freins remplacés par le frein continu). Un siècle plus tard, un directeur de la SNCF, vantait les mérites des automatismes de sécurité :

144

ces systèmes sont exempts des insuffisances et des défaillances auxquelles sont exposées les installations manuelles, du fait de la débilité ou de la négligence humaine

(cité par Ribeill, 1995, p. 19).

Dans les années 1950 et 1960, les projets cybernétiques trouvèrent dans le ferroviaire – ce transport guidé – des potentialités d’applications relativement radicales. Louis Armand (président de la SNCF de 1955 à 1958) envisageait même que la cybernétique puisse faire advenir la conduite automatique des trains par télécommande. En plus de ses vertus sécuritaires, le pilotage automatique devait permettre de libérer l’homme des contraintes de l’exploitation, en le rendant à nouveau maître de la machine. Et Armand de s’exprimer :

la cybernétisation conférera plus de ressort, plus de valeur aux agents, en les mobilisant pour la surveillance et le contrôle des automatismes, pour prêter assistance à ces derniers

(cité par Ribeill, 1995, p. 20)

Ainsi, l’élimination du mécanicien fut à l’ordre du jour des ingénieurs de la traction durant ces deux décennies.

Plus réalistes et moins technicistes, les ingénieurs de la SNCF développèrent plutôt des mécanismes afin de contrôler le comportement du mécanicien, notamment dans ses tâches de sécurité. On installa par exemple des pétards le long de la voie, qui explosaient dès lors que le mécanicien franchissait un signal d’arrêt. Des « mouchards » furent également placés dans les trains, afin d’enregistrer la vitesse du train sur bandes graphiques. Les bandes étaient par la suite contrôlées par les supérieurs directs des mécaniciens et pouvaient également être fournies à la justice en cas d’accident.

La répétition des signaux (optique ou sonore, et à l’intérieur des cabines de conduite) fut aussi le moyen de s’assurer de la vigilance des conducteurs. Les dispositifs « de l’homme mort » visent eux à s’assurer de l’intégrité physique du conducteur, en l’obligeant à faire pression (par la main ou le pied) sur un bouton129. Dans les années 1980 et 1990, les ingénieurs ferroviaires développèrent des systèmes « non plus de dépistage des fautes, mais de maîtrise de leurs conséquences » (Ribeill, 1995, p. 20). Ce sont essentiellement des systèmes de contrôle de la vitesse, développés notamment avec l’arrivée de la très grande vitesse : il fallait à nouveau maîtriser l’augmentation de la vitesse que procurait le TGV. En effet, l’arrivée de la très grande vitesse entraîna une petite crise de contrôle, dans la mesure où un certain nombre de fonctionnements de la conduite ont dû être repensés. À 300 km/h, les conducteurs ne peuvent notamment plus distinguer les signaux de circulation disposés le long de la voie et qui indiquent si la voie est libre ou s’il faut ralentir. Ainsi, les dispositifs de transmission voie-machine (TVM) sont développés. La « répétition des signaux » est améliorée : les indications de signalisation sont directement disponibles dans la cabine de conduite. Autre innovation de la TVM : le déclenchement d'un freinage d’urgence dès lors que le train dépasse la limite de vitesse autorisée. Le conducteur ne peut reprendre la main qu’en demandant l’autorisation au régulateur. Suite à de graves accidents

129 Pour plus d’éléments sur ce dispositif, voir les travaux de Robin Foot (Foot et Doniol-Shaw, 2006 ; Foot,

145

à la fin des années 1980, « les lignes classiques sont progressivement équipées similairement du contrôle de vitesse par balises (KVB) » (Ribeill, 1995, p. 20). Une fois encore, c’est par des innovations en communication que sont réglés les problèmes liés à une augmentation de la vitesse.

L’homme est alors devenu celui qui produit une erreur, toujours considérée comme une faute et entraînant donc une sanction. La rationalité juridique héritée des débuts de l’exploitation ne fut que renforcée par les automatismes de sécurité. Grâce à eux, il devient même plus facile de repérer les fautes, dans la mesure où ces dispositifs enregistrent, sous diverses formes, leur activité. En permettant la traçabilité, du comportement des trains comme celui des hommes, l’automatisation des fonctions de sécurité consacra le paradigme de l’homme-faille. Toutes les procédures étant mises à l’écrit, c’est l’écart à la règle qui caractérise la faute. « Dans ce contexte, l’opérateur de première ligne est perçu comme une source de défaillances, d’erreurs, dont il s’agit de se protéger au moyen de prescriptions toujours plus détaillées afin de limiter ses marges de liberté et donc d’errance en dehors d’un droit chemin que l’on estime pouvoir spécifier » (Beauquier, 2004, p. 32).

1.3. L’intégration des facteurs humains : dernière crise de contrôle de la