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L E CAS B ARDAMU

3.2. Les représentations de la maladie, la relation médecin/malade, le médecin malade.

3.2.3. Le médecin malade

Laplantine dans son Anthropologie de la maladie nous dit que « lorsque le médecin est lui-même malade, il n’est plus médecin mais seulement malade. » (p263) Il perd toute objectivité et son humanité reprend le dessus sur sa profession. Pascal par exemple, qui souffre d’un épisode dépressif caractéristique est sourd et aveugle devant l’évidence et voit dans ses symptômes les prémices de la folie. Pourtant, malade, le médecin s’observe et son corps devient sujet d’étude. Lorsque sa fin arrive, Pascal regarde ce corps qui le trahit, reconnait les signes de la sclérose cardiaque et les anticipe. D’autres médecins malades sont cités par nos répondants : Bardamu, Bruno Sachs et Jean Reverzy. Bardamu est un anxieux mélancolique. La guerre l’a détruit psychiquement en lui dévoilant la noirceur des âmes et en le mettant face à un sentiment de peur panique qui ne le quittera plus jamais.

Bruno Sachs a fantasmé, à travers l’image de son père, la médecine comme art au service de l’autre, fait d’écoute, de soulagements des souffrances, au sein de relations apaisées entre confrères et avec ses patients. La maladie de Sachs, c’est sa prise de conscience de l’imperfection de la relation médicale, des efforts à fournir toujours plus grands pour espérer un peu de reconnaissance mais toujours peu satisfaisante. C’est aussi la frustration peut-être, face à la déchéance de l’aura du médecin généraliste au profit des professeurs hospitaliers, qui rend Bruno Sachs malade.

Bardamu et Sachs se perdent, à divers degrés certes, mais avec une certaine fascination, dans les tourments de leur esprit. Bardamu ne laisse pas beaucoup de place à l’espoir d’une guérison, mais l’avenir de Bruno Sachs semble moins compromis car il a laissé une ouverture à l’autre, son patient, sa compagne surtout, qui lui permettent de s’adapter à la réalité.

Ce que les médecins interrogés retiennent de ces deux personnages largement inspirés de leurs auteurs, médecins eux-mêmes, c’est la solitude immense que l’on peut ressentir en tant que médecin, jusqu’à l’envahissement.

Jean-Pierre N. dit se reconnaître dans la solitude de Bruno Sachs : « mais qui soigne la maladie de Sachs ? »

Christophe S. encore, explique, à propos de Bardamu : « C’est un médecin dépressif quoi. Il nous dérange parce qu’il est tout ce qu’on ne veut pas être, mais peut-être aussi, parce qu’il nous fait penser à ce qu’on est un peu quand même, parfois… »

Bardamu et Sachs interpellent car ils sont, dans l’outrance certes, mais des illustrations tout de même, que celui qui a décidé de donner à l’autre, le médecin, peut ressentir une solitude destructrice, alors même qu’il passe ses journées à interagir.

Parallèlement au médecin dépressif, c’est la maladie somatique du médecin que Denis L. évoque avec Le passage. Jean Reverzy, lorsqu’il se lance dans l’écriture de ce premier roman, se sait atteint d’un cancer incurable. Le passage, c’est le sien. Il est Palabaud qui meurt seul, incompris et il est son médecin, incapable d’accompagner son ami. Pour Denis L., Reverzy « se soigne par l’écrit », et il s’en inspire quand lui-même écrit des romans qui se rapportent à des expériences de son vécu.

44 Cette première partie, par l’analyse des réponses obtenues, nous montre que l’influence des personnages de roman sur la pratique des médecins interrogés se situe tout d’abord au niveau de la projection du lecteur par rapport au héros médecin. Le modèle médecin est lointain, remonte souvent à des lectures d’enfants, il est admiré, aventurier et passionné. De tels héros sont des déclencheurs de vocation chez certains, même si les médecins plus jeunes réfutent la définition même de vocation pour expliquer leur choix professionnel. La notion de modèle est centrale, elle prend les traits de modèles familiaux à l’origine de telle ou telle lecture, ou ceux des modèles spirituels, les maîtres professeurs. Par ailleurs, tout héros a besoin de son contraire pour le valoriser et il est bien naturel que certains lecteurs aient gardé en mémoire des personnages de médecins à l’opposé de ce qu’ils veulent être ou pratiquer.

Par l’analyse de ces influences, il nous apparaît aussi que, par ses lectures, le médecin projette sa façon d’appréhender la maladie, la sienne et celle de ses patients, compagnons du quotidien. Elles nous montrent que la vision médicale reste très technique et exogène, bien que, du fait de la sélection des répondants, il soit fait une place plus importante aux modèles relationnels de la maladie que dans la population médicale globale. N’oublions pas en effet que les médecins interrogés pour les entretiens directs ont été sollicités car intéressés par la lecture en général et de romans en particulier, donc sont ouverts aux influences diverses et variées, autres que purement scientifiques.

A présent, nous allons, en nous appuyant sur les romans cités mais aussi en élargissant les références, discuter de façon plus globale, des liens existants entre pratique médicale, littérature et écriture.

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4 . D I S C U S S I O N - L A F I C T I O N

I N F L U E N C E - T - E L L E L E R E E L ?

Les romans cités nous montrent que la littérature peut influencer la pratique de médecins en constituant une projection des représentations du personnage médecin, de la maladie et de la relation médicale. Nous allons à présent aller plus loin dans l’étude des liens entre littérature et pratique médicale, par l’approche du rôle de l’écrit. Nous verrons tout d’abord que l’écrit est vecteur de partage d’opinions y compris dans le domaine médical, puis nous nous intéresserons à la narration et à son application possible pour la médecine. Nous terminerons avec l’évocation du médecin écrivain avant de tenter de répondre à notre question initiale.