• Aucun résultat trouvé

Enfin, le médecin érigé en modèle à suivre, dans les différents romans cités, est perçu comme héroïque car il est engagé et lutte pour faire entendre ses opinions.

Les deux romans évoqués de Martin Winckler, La Maladie de Sachs et le Chœur des femmes illustrent bien ce propos. L’auteur prête à Bruno Sachs et Franz Karma, ses alter-ego fictifs, ses opinions et combats. Les aberrations du système universitaire français, la non valorisation du médecin généraliste par rapport aux praticiens hospitaliers, la médiocrité de la plupart des médecins dans la prise en charge de la douleur, nombreux sont les motifs de révolte. Bruno et Franz luttent pour que leurs opinions soient entendues, quitte à mettre en péril leur carrière professionnelle.

Bruno Sachs est dévoué à son métier et cet investissement, qui frôle souvent le surinvestissement, répond à sa motivation essentielle qu’est l’anéantissement, du moins l’amoindrissement de la souffrance de l’Autre.

Il est révolté contre l’incapacité de ses pairs à enseigner la prise en charge de la douleur lors de la formation des plus jeunes, lacune qui entraîne par la suite leur ignorance et leur frilosité à soulager leurs patients quand ils souffrent. Lui, en a fait très tôt son engagement premier, ce qui le distingue pour ses patients : « Les mamans t’appellent docteur Aspirine, les vieux t’appellent docteur Soulagement » (p271), mais aussi pour les pharmaciennes de la ville : « Tu es pratiquement le seul dans le canton à venir chercher de la morphine régulièrement » (p270).

Bruno Sachs a non seulement comme objectif principal la prise en charge de la douleur quand elle est physique, mais aussi, et notamment dans le cadre se sa vacation hebdomadaire en orthogénie, quand elle est morale.

Par ailleurs, il dénonce la solitude de l’exercice au sein de relations confraternelles conflictuelles et concurrentielles.

Bruno Sachs n’est pas compris par les généralistes des villes avoisinantes qui l’accusent d’en faire trop et d’être « trop sensible pour ce métier » (p151). Lui-même ne comprend pas ses confrères et peu obtiennent grâce à ses yeux. L’auteur relate un épisode où le docteur Jardin, généraliste de la commune voisine, dit à une de ses patientes qui souffre d’intenses douleurs dans le cadre d’un

31 cancer métastasé : « Moi, je ne peux plus rien pour vous » (p217). Le docteur Sachs, consulté dans un second temps est choqué et s’emporte : « Quelle que soit la maladie, on peut toujours faire quelque chose ! » (p221)

Ses confrères sont essentiellement motivés par l’appât du gain, intéressés et dénués de toute empathie. L’entre-aide confraternelle est superficielle et faussée par la peur de la concurrence. Certains, à l’image du docteur Boulle, généraliste voisin, ou le professeur Zimmermann, hospitalier, échappent quelque peu à la critique de Bruno Sachs car sont plus empathiques et exercent une médecine de qualité.

Dans Le Chœur des femmes, Jean Atwood est une interne de gynécologie-obstétrique en dernier semestre de formation, dans la ville de Tourmens, ville imaginaire inspirée de la ville du Mans où Martin Winckler a passé ses études.

Brillante, elle se destine à une grande carrière de chirurgien et se passionne tout particulièrement pour la chirurgie réparatrice des mutilations sexuelles. Elle est contrainte d’effectuer ce dernier stage d’interne, non pas dans un service de chirurgie à son plus grand regret, mais dans l’unité 77, centre de planification de l’hôpital, où le médecin responsable, Franz Karma, jouit d’une réputation d’original.

Les premiers jours sont difficiles entre cette amoureuse de la technique et ce médecin des mots qui passe son temps à écouter les plaintes de ses patientes. C’est toute la vie des femmes qui entre dans son bureau, de leur demande de contraception à leur détresse face à la maladie en passant par l’inceste, les grossesses tant attendues ou non désirées, et parfois, leur besoin de seulement se raconter.

De jour en jour, Jean prend conscience qu’elle est passée, au long de son parcours universitaire formaté, à côté de l’essentiel du métier de soin. Elle comprend qu’elle n’a jamais pris le temps d’écouter ses patientes.

Dans ce Chœur des femmes, le modèle militant est Franz Karma et son élève à convaincre est Jean Atwood. Karma incarne le médecin à l’écoute de sa patiente : « Il l’écoute, il lui parle, il n’est là que pour elle, comme s’ils étaient seuls au monde… » (p42)

Il fustige la formation seigneuriale universitaire des jeunes médecins, fulmine contre les lacunes dans la prise en charge de la douleur en France, contre la surpuissance des industries pharmaceutiques. Jean est le pur produit d’une formation universitaire qu’il dit hyper-formatée tendant à créer des super-spécialistes de l’hyper-technique.

A Jean lors de leurs premiers heurts, il dit : « Tout ce que vous avez appris par cœur pour passer vos examens est daté, partial, insuffisant ou faux. » (p68)

Ou encore : « Je vous parle de la morgue, de la vanité, de la boursouflure de vous-même qu’on vous a inculquées après vous avoir soigneusement humiliée et culpabilisée. Je parle de la manière dont les patrons à qui vous avez eu affaire vous ont déformée pour vous transformer en robot. » (p171)

32 Ces combats, mais surtout le fait de les défendre en utilisant l’écriture et le roman, sont inspirants pour Denis L., dont la thèse de médecine générale soutenue au début des années 2000 consistait en une analyse de La Maladie de Sachs. Il avoue avoir ressenti un « certain plaisir » à faire venir Martin Winckler le jour de la soutenance de cette thèse, comme un « pied de nez » à sa propre formation.

Certains reprochent à Martin Winckler de recourir à la surenchère militante dans ces différents romans mais Denis L., conscient de cet écueil, affirme qu’il « faut des gens qui font un travail politique. Il faut y aller fort. Surtout dans un milieu hyper réac’ que celui des médecins, hyper corporatiste. »

On retrouve cette idée de modèle militant avec Michel Q., lorsqu’il évoque les raisons de son intérêt pour le héros de La Citadelle, André Manson. Ce qu’il admire en lui, ce sont aussi les valeurs politiques qu’il défend, « ses prises de positions, très… socialistes »

3.1.3.2. Le médecin comme contre-exemple

Quelques médecins interrogés, mais il est vrai, peu, ont évoqué des médecins de romans comme exemples à ne pas suivre. C’est l’avidité du pouvoir et la médiocrité qui sont dénoncés à travers eux. Nous évoquerons à part Céline et son Bardamu, car contre-exemple certes, mais pas seulement.