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Logique d’action, contraintes et opportunités des principaux acteurs

Chapitre 4 : 1855-1960 : La première phase moderne de déforestation

4.4 Deuxième cercle de causalité

4.4.1.2 Logique d’action, contraintes et opportunités des principaux acteurs

Que ce soit à titre d’agent direct de l’expansion agricole ou d’acquéreur ou locataire subséquent des terres, les paysans ont joué un rôle de premier plan dans l’expansion agricole. Leur motivation était double, soit d’assurer leur subsistance et d’acquérir l’argent nécessaire au paiement des taxes et à l’achat de biens nouvellement populaires. Quatre éléments doivent ici être traités, soit (1) l’accroissement du nombre de familles paysannes, corollaire de la croissance démographique au sein d’une société agraire; (2) la participation croissante des paysans à une riziculture commerciale et d’exportation; (3) le choix des paysans d’accroître les superficies cultivées plutôt que d’intensifier la production ; et (4) la nature et l’évolution des contraintes à l’expansion agricole.

cultivées y couvraient entre 200 000 et 320 000 hectares (Johnston, 1976). Ce projet représente donc à lui seul un territoire équivalent à plus de 20 % des terres rizicoles du royaume au milieu du XIXe siècle.

70 Contrairement aux patrons villageois usuels, les habitations se trouvaient au centre des lots et non en bande

Nourrie par l’accroissement naturel et l’immigration, la population de la Thaïlande est passée d’environ 6 millions de personnes en 1850 à 26,3 millions en 1960 (De Koninck et Déry, 1997), ce qui représente une croissance annuelle d’environ 1,3 %.71 L’expansion des terres cultivées fut en partie le résultat de l’accroissement du nombre de familles paysannes, ceci dans un contexte où le mode de vie urbain était vu avec dégoût. L’expansion agricole et la déforestation étaient-elles simplement le résultat du simple accroissement de la taille de la société ? Cette hypothèse doit être rejetée pour deux raisons. En premier lieu, et s’intéressant à la croissance de l’aire cultivée, on note que cette dernière fut dans l’ensemble plus rapide que la croissance de la population totale (Ingram, 1971, p. 55; figure 8, p. 130).

En second lieu, et il s’agit là d’un élément majeur, cette même croissance de la population traduit un changement important quant aux contextes économique, politique et social de la Thaïlande. Plusieurs facteurs auraient favorisé une diminution de la mortalité et un rehaussement de la fécondité. Parmi ceux-ci, notons la disparition des conflits militaires traditionnels, conséquence de l’émergence d’une relative paix coloniale et de la reconnaissance internationale des frontières du Siam. Les conflits militaires traditionnels non seulement réduisaient directement les effectifs par la mortalité ou la migration (c.-à-d. la fuite ou la capture), mais exerçaient également une pression à la baisse sur la taille des ménages puisque la présence d’un grand nombre d’enfants en bas âge rendait la fuite difficile (Carmichael, 2008; Scott, 2009).72 La fécondité et la formation de ménages auraient été accrues d’une part par la libération des esclaves et des serfs, libération qui a augmenté le nombre de paysans et de ménages agricoles devant subvenir par eux-mêmes à leurs besoins, et d’autre part par l’optimisme économique ambiant, lequel s’expliquait par la vigueur de la demande extérieure pour le riz thaïlandais ainsi que l’existence d’une frontière agricole où les terres libres étaient dites abondantes et leur mise en culture prometteuse (Carmichael, 2008; Ingram, 1971, p. 55; Johnston, 1976).73 En d’autres

71 La croissance entre 1919 et 1960 était par contre de 2,6 %/an (calculé d'après De Koninck et Déry, 1997).

Sur l’importance et la répartition des populations urbaines au milieu du XIXe siècle, voir Sternstein (1966). 72 Les travaux de Mougne (1978) illustrent à la fois la prévalence du désir d’espacer les naissances et les

moyens traditionnels d’atteindre ce résultat. Voir également Poulsen (2007, p. 102).

73 Ce lien entre rehaussement de la fécondité et ouverture d’une frontière agricole a également été invoqué au

termes, l’idée qu’il existe une relation de causalité unidirectionnelle entre la croissance démographique (la cause) et l’expansion agricole (l’effet) peut être mise en doute puisque (1) ces deux variables sont liées entre elles par des jeux de rétroaction et (2) leur comportement respectif trouve leur origine en partie dans les mêmes transformations macro-sociales (paix coloniale, ouverture au commerce, libération de la main-d’œuvre, forte demande de denrées agricoles).

Figure 8. Évolution de la population et de l'aire cultivée entre 1920 et 1960 (valeur indexée, 1920 = 100)

Source : Calculé d’après les données de De Koninck et Déry (1997).

Note : Une figure équivalente couvrant la période 1850 à 1960 se trouve en annexe de Leblond (2004).

Cette expansion agricole fut également liée à l’émergence d’une riziculture commerciale profitable. Malgré l’existence de certains marchés locaux (ex. : l’alimentation des employés des compagnies forestières dans le Nord thaïlandais; Ganjanapan, 1984, p. 51; Sittitrai, 1988), le riz transigé était principalement destiné aux marchés étrangers. Auparavant sporadiques et d’une ampleur limitée, les exportations de riz ont crû rapidement suite à la signature du traité de Bowring et ont atteint près de 50 % de la production à de nombreuses reprises entre 1907 et 1939 (Ingram, 1971, p. 53; figure 9, p. 131). La participation croissante des paysans à cette économie d’exportation est liée au désir d’accroître la production rizicole afin de dégager un surplus dont la commercialisation rapporterait quelque argent. Ce changement de comportement s’explique en premier lieu par la nécessité de payer impôts et taxes en argent et non plus en temps de travail ou en nature. Plusieurs changements peuvent ici être notés, dont l’instauration en 1854-55 par le

100 150 200 250 300 1920 1930 1940 1950 1960 aire cultivée population

roi Rama IV (Mongkut) d’une taxe sur la terre payable seulement en argent ainsi que la conversion définitive en 1899 de la corvée et de la suai (un impôt en nature remplaçant la corvée dans les régions éloignées) en un impôt par tête monétarisé (Feeny, 1989; Ingram, 1971, p. 76; Koizumi, 1992).74 La participation plus importante à une économie commerciale s’explique en deuxième lieu par le désir d’acquérir les produits de consommation étrangers, en particulier les textiles britanniques, rendus plus disponibles par la signature des traités dits inégaux (Ingram, 1971, p. 36).

Figure 9. Évolution de la production et des exportations de riz blanc (1850-1953) ainsi que de la population (1850-1960)

Sources : Production : Feeny (1988) et Ingram (1971, p. 8); Exportations : Ingram (1971, 37); Population : Ingram (1971) et De Koninck et Déry (1997).

Notes : Entre 1946 et 1948, une part significative des exportations s’est faite illégalement et n’est donc pas incluse dans les statistiques présentées ici (Ingram, 1971, p. 40). Un facteur de conversion du paddy en riz blanc de 70 % a été utilisé.

À ce sujet, les entrepreneurs et intermédiaires commerciaux (middlemen) ont joué un rôle crucial. Pour la plupart d’origine chinoise, ces derniers non seulement alimentaient les communautés rurales en marchandises étrangères, mais y achetaient aussi le surplus rizicole des paysans. Ils transportaient ensuite cette production et la revendaient aux minotiers, souvent situés à Bangkok. Le riz transformé était ensuite directement exporté, ou

74 Traitant du Nord thaïlandais, Sittirai (1988, p. 88-9) affirme que les hauts niveaux de taxation rencontrés

entre 1873 et le début du XXe siècle auraient eu un double effet, soit d’une part de forcer un minimum de participation à l’économie marchande et d’autre part de décourager toute production supplémentaire puisque les paysans craignaient qu’elle ne soit presque entièrement accaparée par les élites locales.

0 5 10 15 20 25 30 0 2 4 6 8 1850 1870 1890 1910 1930 1950 Population (millions) riz (miilions de tonnes) Production Exportations Population

vendu à un autre intermédiaire qui se chargeait alors de l’exportation (Ingram, 1971, p. 71- 4). Tous ces intermédiaires ont engrangé une part substantielle des profits. Selon une évaluation produite en 1937 et mentionnée par Ingram (1971, p. 72), quelque 50 % du prix du riz exporté servait à payer l’intermédiaire, le minotier et l’exportateur.

Le travail des intermédiaires a été grandement facilité par la construction du chemin de fer. La construction de ce réseau centré sur Bangkok débuta avec une voie liant Bangkok et Ayutthaya, laquelle fut complétée en 1896. Une voie se dirigeant vers Khorat (Nakhon Ratchasima) fut ensuite construite. Elle atteignit Khorat en 1900, puis, au cours des années 1930, elle se dédoubla, formant une branche atteignant Nong Khaï (en face de Vientiane) et une autre Ubon Ratchathani. A l’opposé, la voie se dirigeant vers le sud atteignit Songkhla en 1914 et la frontière malaise en 1918, alors que celle se dirigeant vers le nord joignit Denchaï (province de Phrae) en 1909 et Chiang Maï en 1921. En 1930, le réseau ferroviaire comptait 2862 km. Il en compte aujourd’hui 3900 (Bruneau, 1978; Jones, 1973; De Koninck, 2005, p. 256; Ingram, 1971, p. 212; Kitahara, 2004; Leinbach, 1989).

L’importance de la construction du chemin de fer dans le développement d’une riziculture d’exportation dans le Nord et le Nord-Est du pays ne peut être sous-estimée. Ces régions étaient jusqu’alors trop difficiles d’accès pour qu’une telle industrie soit rentable (Ingram, 1971, p. 86; Kakizaki, 2005, p. 43). Au début du XXe siècle, la presque totalité des

exportations de riz provenait de la région centrale (Ingram, 1971, p. 45). Avec le développement du réseau ferroviaire et l’intégration économique de chefs-lieux reculés, cette proportion diminua sensiblement et en 1935, près de 20% des exportations provenaient de la région Nord-Est (Ingram, 1971, p. 47). À ce sujet, notons d’ailleurs qu’entre 1905 et 1950, l’expansion de la riziculture a été quatre fois plus rapide dans les régions périphériques que dans la plaine centrale (Ingram, 1971, p. 45, 85-6).

Tel que souligné par De Koninck et Déry (1997), l’accroissement de la production rizicole se fit essentiellement grâce à une expansion de l’aire cultivée et non grâce à l’amélioration des rendements. En fait, ces derniers ont plutôt eu tendance à diminuer au cours de la première moitié du XXe siècle, passant d’environ 1,83 tonne à l’hectare en 1906-

1909 à 1,26 en 1948-1950 (Ingram, 1971, p. 48). Aucun changement majeur de techniques agricoles n’est survenu au cours de la période, si ce n’est l’adoption du semis direct dans

les zones nouvellement ouvertes du delta. Comparé au repiquage, lequel était la technique dominante dans les zones d’émigration du haut delta, le semis direct demande moins de main-d’œuvre et permet la culture de plus grandes superficies. En contrepartie, les rendements obtenus sont plus faibles (Ingram, 1971, p. 48; Johnston, 1975, p. 201 et suivantes). Parmi les causes de l’adoption du semis direct, notons (1) l’abondance des terres neuves disponibles - donc une faible pression démographique sur les terres, du moins avant les années 1930 dans le delta du Chao Phraya; (2) une forte imprévisibilité quant aux conditions de culture, en particulier hors des périmètres irrigués; (3) et finalement une faible sécurité foncière au sein desdits périmètres, lesquels rappelons-le étaient caractérisés par la présence de tenanciers et non d’exploitants-propriétaires (Johnston, 1975; Manopimoke, 1989; Molle et Chompadist, 2000). Il y eut néanmoins une certaine intensification de la riziculture dans le dernier tiers de la période 1850-1960. Entre les années 1930 et 1960, le repiquage a ainsi connu une progression notable dans le delta du Chao Phraya et a été adopté partout où les contraintes physiques et le manque de main- d’œuvre n’en limitaient pas l’usage (Molle et Chompadist, 2000). Selon les données rapportées par Silcock (1970, p. 58-59; figure 10, p. 134), les rendements moyens dans la région centrale ne se seraient accrus qu’après 1960, soit une fois les grands projets d’irrigation entrepris. Dans la région Nord, après un recul marqué des rendements entre les années 1920 et 1940 (voir Ganjanapan, 1984, p. 257), l’accroissement des rendements a été substantiel, soit de 22 % entre 1947-1950 et 1957-1960 selon les données de Silcock. Cet accroissement pourrait être lié au développement des infrastructures d’irrigation décrit par exemple dans Cohen and Pearson (1998). En somme, s’il y eut des améliorations aux rendements, ces dernières furent limitées au dernier tiers de la période.

Figure 10. Rendements moyens régionaux de riz paddy, 1947-1965

Sources : Silcock, 1970, pp. 58-9; d’après des données provenant du ministère de l’Agriculture et du National Statistical Office.

Quelles étaient les contraintes physiques et légales à cette expansion? Le défrichement et l’ouverture de terres par les paysans demeurait un travail difficile et dangereux, en particulier lorsque le territoire n’avait pas été soumis à l’exploitation forestière commerciale. Les récits de vie rapportés dans la littérature sont unanimes à ce sujet : le travail était exigeant, le climat politique souvent violent, les risques environnementaux importants (sècheresse, inondations, attaques ou destruction de récoltes par des animaux sauvages) et les conditions sanitaires, fort difficiles (Johnston, 1975; Kaufman, 1960; Kemp, 1992; Keyes, 1976). Selon Kaufman (1960, pp. 14-16), entre 20 et 30 % des migrants décédaient de la dysenterie ou de la malaria au cours des premières années de la migration. L’ouverture de nouvelles terres était ainsi souvent infructueuse et les terres étaient abandonnées, du moins jusqu’à ce qu’une nouvelle appropriation et tentative de mise en culture aient lieu. L’une des causes de l’abandon était l’incapacité de repayer les dettes encourues par les petits cultivateurs lors de l’achat de leur parcelle dans les périmètres d’irrigation. Cette incapacité pouvait provenir des risques précédemment identifiés, ou d’une baisse subite du cours du riz (Johnston, 1975, chapitres 7 et 9; Phongpaichit et Baker, 2002, pp. 22 et 28). 0,5 0,75 1 1,25 1,5 1,75 2 2,25 2,5 1945 1950 1955 1960 1965 Rendements (t/ha) Sud Centre Nord Nord-est

Chose importante, il n’y avait au cours de la première période aucune réelle difficulté légale ou administrative à l’expansion agricole dite par le bas. Les nombreux décrets et lois fonciers mis en place ont dans l’ensemble été en accord avec la pratique coutumière d’appropriation des terres par l’occupation (jap jong). Tout au plus ces mesures législatives, et en particulier la sixième mouture de la Loi sur l’émission de titres fonciers (1936) et le Code foncier de 1954, ont-elles permis la formalisation de la procédure menant à l’acquisition d’un droit de propriété complet sur de nouvelles terres (Kemp, 1981; Kitahara, 2000 et 2003; Larsson, 2007a et b).75 De même, cette procédure n’était que peu suivie par la population, cette dernière se satisfaisant d’une tenure des terres assurée par les règles informelles coutumières (Ganjanapan, 1984, pp. 88 et 177; Larsson, 2007b, p. 77; Vandergeest, 1996c; Yano, 1968).

Les lois forestières offraient quant à elles trois types de restrictions formelles à l’expansion agricole, soit : (1) l’interdiction de coupe de certaines espèces d’arbres sur tout le territoire, (2) l’interdiction du défrichement et de la culture au sein des forêts de jure non délimitées (forêts dites « ordinaires » ou « 1941 »), et (3) l’interdiction du défrichement et de la culture au sein des forêts de jure délimitées (forêts protégées – paa khumkhrong - et réserves forestières – paa sagnuan). Nous avons traité à la section 4.3.3 de la première source de restriction. La seconde source provient des lois forestières (Loi de protection des arbres de 1913, Loi forestière de 1941), lesquelles définissent la forêt de jure comme étant tout territoire n’ayant pas de propriétaire légal. Sur ce type de territoire, elles interdisent entre autres le défrichement et l’exploitation agricole. Cette forme d’interdiction est souvent vue comme ayant peu de véritable force dans la mesure où l’interdiction de défrichement pouvait être levée par l’obtention d’une autorisation d’occupation du sol, laquelle était facile à obtenir du ministère de l’Intérieur et de ses représentants locaux

75 Il existe une certaine confusion au sujet de la nature et de l’impact des premiers efforts de modernisation du

régime foncier, tels les lois sur l’émission de titres fonciers de 1909, 1916, 1919, 1926 et 1936 (voir Kitahara, 2003). Depuis la sixième mouture de cette loi (1936), la politique foncière thaïlandaise reconnaît trois niveaux d’occupation des terres, soit (1) la réservation temporaire (c.-à-d. la déclaration aux autorités de l’intention de défricher et mettre en culture une terre), appelée bai chong ou NS2 sous le Code foncier de 1954; (2) la reconnaissance par l’État de l’utilisation des terres attestée par le NS3 sous le Code foncier; et finalement (3) la propriété légale de la terre, reconnue par l’émission du chanod ou NS4. Seules les terres sous cette dernière catégorie sont cadastrées. L’émission de titres cadastrés n’a débuté qu’au début du XXe siècle (décret royal au

sujet d’Ayutthaya en 1901, première mouture de la Loi sur l’émission de titres fonciers en 1909) et a été extrêmement modeste jusqu’aux années 1960. Sur les principaux types de titres sous le Code foncier et la procédure pour les acquérir, voir Kemp (1981) et Yano (1968).

(Vandergeest, 1996a; Vandergeest, 1996b). À noter cependant qu’un règlement accompagnant le Code foncier de 1954 interdit l’émission de titres fonciers sur les collines et montagnes et à moins de 40 mètres du pied de ces dernières (Kemp, 1981; Ratanakhon, 1978). Malgré son imprécision et le fort potentiel qu’il soit appliqué d’une façon inégale, ce règlement a permis d’intégrer une certaine dimension territoriale – mais non cartographique – à la gestion des forêts, en particulier dans les zones de haute montagne, dans le haut des bassins versants.76

La troisième et dernière source de contraintes légales à l’expansion agricole provient de la Loi sur la préservation et la mise en réserve des forêts de 1938. Elle a permis l’établissement d’une gestion territoriale formelle des forêts à travers deux types de forêts légales délimitées, soit les réserves forestières et les forêts préservées (Vandergeest, 1996a; Vandergeest et Peluso, 1995). La distinction entre ces deux types de forêts légales n’est pas essentielle à notre propos (voir Fujita, 2003; Vandergeest, 1996a). Notons simplement que toute occupation et activité agricole y était interdite. Les règles d’établissement étant lourdes, leur mise en place a été relativement lente, du moins en comparaison à la situation dans la période suivante. Elles couvraient ainsi quelque 3,4 millions d’hectares en 1954 et 4,79 millions en 1962 (Fujita, 2003). Cela étant, la probabilité est forte que ces trois formes d’interdiction formelles à l’expansion agricole n’aient exercé dans les faits aucune contrainte réelle aux activités agricoles.

Les contraintes et les opportunités impliquées dans l’expansion agricole dite par le haut étaient différentes à certains égards. Nous nous concentrerons ici sur les projets commerciaux et, dans une moindre mesure, sur les projets étatiques. Les premiers avaient un objectif commercial, souvent d’ailleurs de nature spéculative. Ces projets représentaient un moyen efficace de contrer la perte d’une source fondamentale de revenus (et donc de statut) pour les nobles et princes, laquelle provenait de la force de travail des serfs et esclaves autrefois sous leurs ordres, mais par la suite libérés. Rappelons en effet que les réformes entreprises par le roi Chulalongkorn ont mené à la disparition au début du XXe

76 Ratanakhon (1978, p. 48) écrit ainsi “Permission [d’acquérir des terres inoccupées en vertu du Code

foncier] will not be granted for hill land unless it is well suited for cultivation and is not a stream headwater or a forest”. Sur la gestion territoriale des forêts sous la Loi forestière de 1941, voir Fujita (2003).

siècle de l’esclavage et de la servitude. Dans un contexte où la riziculture d’exportation devenait fort profitable, nobles et princes s’y sont de plus en plus impliqués.

La réalisation des projets privés et la gestion subséquente des nouveaux territoires n’étaient pas sans heurts : destruction des récoltes par la sécheresse, conflits récurrents entre le promoteur et les personnes qui occupaient précédemment les terres, difficultés à retenir les tenanciers (Johnston, 1975). La plus importante contrainte fut sans doute l’obtention de l’autorisation gouvernementale. On sait ainsi que les projets privés de construction de canaux ont rapidement déplu au roi Chulalongkorn. Le gouvernement empêcha ainsi la réalisation de nombreux projets dans le delta et mit en place en 1902 le Royal Irrigation Department (RID), seul organe désormais habilité à entreprendre de telles constructions dans cette région. Cette attitude du gouvernement s’explique, en partie du moins, par le désir du roi de contrecarrer la prise de possession de terres et donc la montée en puissance de familles concurrentes (Phongpaichit et Baker, 2002, p. 18-9), ainsi que par une certaine volonté d’assurer le succès des zones couvertes par les projets privés antérieurs. En effet, dans les années 1910 et 1920, le gouvernement considérait que la population était insuffisante pour justifier l’ouverture brusque de nouvelles terres (Takaya, 1987, pp. 226 et 231). Celle-ci aurait entraîné une fuite des tenanciers vers les nouveaux projets, phénomène déjà observé auparavant. Cela aurait exacerbé les problèmes des propriétaires dans les zones ouvertes précédemment, parmi lesquels on comptait le roi Chulalongkorn et des membres de sa famille immédiate (Feeny, 1979). En somme, l’approche préconisée à partir des années 1910 a été d’interdire les projets privés d’irrigation et de n’entreprendre que quelques projets publics d’irrigation, ces derniers devant suivre et non précéder la colonisation agricole. Soulignons à ce sujet qu’avant les années 1950 les projets d’irrigation ne constituaient pas une priorité gouvernementale (Ingram, 1971, p. 83 et suivantes; Takaya, 1987, chapitre 4).

Hors du delta, les grands projets privés d’expansion agricole étaient d’une moins grande ampleur, mais l’on sait que de relativement grandes concessions foncières ont été accordées dans différentes régions du pays. L’attitude des gouvernants à l’endroit de ce type de développement a été ambivalente et marquée par de nombreuses volte-face