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Chapitre 2 : La littérature sur la transition forestière

2.3 Troisième composante : l’étude du second cercle de causalité

2.3.1 Discours causaux produits

Plusieurs contributions de nature plutôt théorique ont été produites afin d’expliquer les transitions forestières. La principale contribution nous provient de Rudel (1998) et de Rudel et al. (2005). Ces derniers suggèrent qu’il existe deux voies causales menant au retour des forêts, chacune associée à des causes proximales et sous-jacentes distinctes. Dans les deux cas, les terres reboisées étaient auparavant agricoles. Selon la première voie, le reboisement est essentiellement passif et provient de la régénération naturelle. Il forme, à terme, des forêts naturelles plus ou moins similaires aux forêts originales. Par contre, dans la seconde voie, le reboisement est actif et repose sur l’établissement de plantations forestières. Cette typologie des causes proximales du reboisement (abandon agricole vs établissement de plantations) est largement acceptée dans la littérature.

L’attrait de la typologie causale de Rudel est qu’il y associe à chacune des causes proximales un ensemble distinct de causes sous-jacentes. On obtient ainsi deux voies causales, soit la voie du développement économique, qui entraîne l’abandon volontaire de terres agricoles et leur reboisement passif, et celle de la rareté forestière, qui entraîne plutôt le reboisement actif de terres agricoles. Les mécanismes causaux associés à la voie du développement économique sont nombreux. Ils se traduisent par un jeu d’attraction et de répulsion (push/pull). En premier lieu, la croissance économique hors du secteur agricole entraîne un écart de revenu grandissant entre les secteurs agricole et non agricole. Les

travailleurs agricoles, leur descendance, voire même des cultivateurs-propriétaires sont ainsi attirés vers des emplois non agricoles. Dans ce dernier cas, la terre pourra être maintenue entièrement en culture si elle est transférée à un agriculteur en jugeant la mise en culture rentable. Le nouveau propriétaire, lui, pourrait cependant décider de concentrer ses efforts sur les terres les plus accessibles ou les plus fertiles qu’il vient d’acquérir. Élément crucial, cette diminution de la main-d’œuvre rurale disponible entraîne un accroissement des salaires agricoles et mine la rentabilité des agriculteurs demeurant sur le territoire (effet répulsif).

En second lieu, le développement d’une agriculture productiviste entraînerait, toutes choses étant égales par ailleurs, un accroissement des rendements et de la productivité du travail et par conséquent une diminution des prix agricoles. Ceci minerait la rentabilité des agriculteurs ayant tardé ou étant incapables d’adopter les nouvelles techniques de culture. En troisième lieu, le développement économique mènerait à un ralentissement de la croissance de la population et ultimement de la demande en terres et en nourriture, ce qui réduit le nombre d’agriculteurs potentiels et contribue à la diminution des prix agricoles et à l’accroissement des salaires. Pour ces raisons, les agriculteurs décident ou sont contraints de cesser la culture des terres pour lesquelles aucune utilisation agricole suffisamment rentable n’a pu être identifiée. Il en résulte une concentration des activités agricoles sur les terres les plus productives, ce que certains appellent l’ajustement agricole (Mather et Needle, 1998).

La seconde voie causale dite de la rareté des forêts s’explique par des mécanismes de marché. Selon cette perspective, la déforestation entraîne la rareté des produits forestiers, en particulier des produits industriels, ce qui en augmente le prix et du fait même incite à l’établissement de plantations sylvicoles privées. La rareté des produits forestiers peut également être perçue par les gouvernants comme une menace économique ou stratégique, ce qui mènerait à des changements de politiques en faveur du rétablissement et de l’expansion de forêts de production. Tel que reconnu par Rudel (1998) et illustré par Fraser et Rosenzweig (2003), cette voie causale demande qu’il n’y ait pas de substituts moins coûteux aux produits forestiers et que ces derniers ne puissent faire l’objet de commerce avec l’extérieur. Soulignons également qu’un accroissement du prix de la

matière ligneuse pourrait accroître la rentabilité l’exploitation de forêts naturelles et n’entraîne donc pas automatiquement une pression en faveur du retour des forêts. Certains auteurs ont élargi le sens de cette voie causale afin d’y inclure l’expansion de forêts plantées ou naturelles résultant du désir de rétablir les services environnementaux, perçus ou réels, que rendent les forêts (Lambin et Meyfroidt, 2009). Ces services incluent la prévention des inondations et de l’érosion, la conservation de la biodiversité, la production de produits forestiers non ligneux et la captation de carbone. Les deux voies causales de Rudel sont mutuellement compatibles.

Une typologie causale similaire à celle de Rudel a été proposée par Mather. Ce dernier distingue le reboisement survenant « naturellement », c’est-à-dire à la suite de transformations économiques graduelles regroupées précédemment sous le vocable de développement économique, du reboisement suivant le modèle crise-réponse. Cette seconde voie causale est centrée sur l’émergence de crises politiques et est utilisée par Mather et son équipe afin d’expliquer les transitions forestières du Danemark, de la Suisse et de la France. Selon cette explication, des acteurs influents au sein de la société auraient associé la déforestation à des conséquences désastreuses pour le pays telles une pénurie de matière ligneuse ou des inondations catastrophiques dans les basses terres. Ces acteurs auraient par la suite réussi à mobiliser l’État et une portion significative de la société dans une lutte contre la déforestation et en faveur du retour des forêts. Cette lutte, où par ailleurs l’ennemi était souvent le paysan ou le berger montagnard, aurait eu pour résultat un abandon agricole massif au sein des régions marginales, ainsi que la mise en place d’imposants programmes de reforestation. Cette forme d’explication est similaire à la voie causale de la rareté des forêts comprise dans son sens élargi. Une différence cependant est l’importance apportée par Mather au jeu politique et à l’utilisation de la violence ou de la contrainte afin d’amener les populations rurales à cesser leurs activités agricoles.

Nous conclurons cette section en notant les contributions de nature plus théorique de Grainger (1995), Barbier et al. (2010) et Angelsen (2007). Grainger (1995) et Barbier et

al. (2010) proposent que les causes de l’arrêt de la déforestation peuvent être distinctes de

celles du reboisement et en conséquence le concept de transition forestière pourrait n’être que l’amalgame de deux dynamiques totalement différentes. La principale distinction entre

leur explication de la transition forestière et celles présentées précédemment est qu’ils considèrent que la première phase de la transition forestière, c’est-à-dire l’arrêt de la déforestation, peut être due au simple épuisement des terres forestières ayant un quelconque potentiel agricole. Les autres dynamiques causales qu’ils proposent sont similaires à celles décrites précédemment. Barbier et al. (2010) et dans une moindre mesure Angelsen (2007) considèrent aussi que toute utilisation ou tout changement d’utilisation du sol est la résultante de la compétition entre les différents usages de la terre (forêts, agriculture, urbanisation). Suivant la théorie économique néoclassique, ils affirment que les acteurs visent uniquement la maximisation des revenus et allouent la terre à l’utilisation la plus profitable. Nous verrons plus tard pourquoi cette perspective est d’une utilité toute relative.