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Chapitre 4 : 1855-1960 : La première phase moderne de déforestation

4.3 Premier cercle de causalité

4.3.2 Expansion de l’agriculture permanente

Quoique les statistiques et évaluations relatives aux superficies agricoles soient sujettes à différents problèmes, il n’y a aucun doute qu’une importante expansion agricole s’est produite au cours de la période 1850-1960. Les statistiques couramment utilisées, soit celles compilées par Silcock (1970), Ingram (1971) et Feeny (1988) sont illustrées à la figure 6 (p. 117). Cette figure est riche en enseignements. Nous traiterons d’abord des aspects méthodologiques de cette figure, puis présenterons quatre faits ou tendances qu’elle illustre.

Le gouvernement thaïlandais est responsable de la production de la majorité des statistiques agricoles disponibles. Débutant en 1905, les séries statistiques gouvernementales annuelles permettent d’évaluer les superficies consacrées à la riziculture et à d’autres cultures (hévéa, maïs, kénaf et quelques autres). Ces statistiques sous-estiment substantiellement l’aire cultivée rizicole et non rizicole. Fort important dans le cas des cultures autres que le riz, ce biais s’est amenuisé au cours de la première moitié du XXe

siècle (Feeny, 1988). Néanmoins, Feeny (1988) considère que les tendances générales dégagées de ces données sont dans l’ensemble valides, une position que nous partageons d’ailleurs.

Malheureusement, les statistiques relatives à la période précédant 1905 font largement défaut et sont le résultat d’évaluations éclairées. La principale évaluation est celle d’Ingram (1971), lequel a calculé que les superficies rizicoles au milieu du XIXe siècle

avoisinaient les quelque 5,8 millions de rais, soit 928 000 ha (Ingram, 1971, p. 8; série « Riz-Thaïlande » de la figure 6, p. 117).60 Cela représente 1,8 % du territoire national. Afin d’arriver à ce résultat, Ingram a utilisé les données portant sur la période 1925-9 relatives à la taille de la population, l’étendue de l’aire rizicole et la part exportée de la production de riz. Son calcul repose sur les prémisses suivantes : (1) la population en 1850 était approximativement de 6 millions d’habitants, donc sensiblement plus que selon les évaluations d’auteurs tels Baker et Phongpaichit (2005); (2) la part du riz exportée vers 1850 était négligeable, et (3) le ratio aire cultivée par personne est demeuré constant entre 1850 et 1930. Ingram traite le résultat de ce calcul avec beaucoup de prudence. Il n’offre malheureusement pas de calculs similaires afin d’évaluer l’aire cultivée totale et l’aire agricole (c.-à-d. incluant l’aire villageoise, les sites résidentiels et les terres en jachère). Il remarque néanmoins que l’intégration du Siam au sein des marchés régionaux et mondiaux du riz a entraîné une spécialisation de l’économie siamoise dans la riziculture (Ingram, 1971, p. 9 et 36).

Phongpaichit et Baker (2002, p. 3; série « aire agricole 1850 » de la figure 6) évaluent quant à eux l’aire agricole au milieu du XIXe siècle à 1,6 million d’hectares (ou 10

millions de rais), ce qui représente une superficie supérieure de 40 % à l’évaluation des superficies rizicoles d’Ingram (1971). Malheureusement, l’origine de cette évaluation et la signification qu’ils accordent à « l’aire agricole » ne sont pas précisées. Il est notable que ce ratio soit équivalent à celui rapporté par Zimmerman (1937; série « Aire agricole (1930) ») entre les terres rizicoles et les superficies en jardins, vergers et sites résidentiels. Si l’on assume (1) que le ratio superficies rizicoles / superficies en jardins, vergers et sites résidentiels soit demeuré constant de 1850 à 1930 et (2) que la part des superficies cultivées consacrées à la riziculture se soit accrue à partir des années 1850 (Ingram, 1971), il en résulte que l’aire agricole totale dans les années 1850 devait être supérieure à 1,6 million d’hectares.

60 Un rai équivaut à 0,16 ha.

Figure 6. Évolution des superficies agricoles et rizicoles en Thaïlande et dans la région centrale, 1850-1955.

Sources : Aire agricole (1850) : Phongpaichit et Baker (2002, p. 3); Aire agricole (1930) : Zimmerman (1937); Riz et cultures principales : Feeny (1988); Riz – Thaïlande : Feeny (1988), Ingram (1971) et Phongpaichit et Baker (2002, p. 16); Riz – région centrale : Phongpaichit et Baker (2002, p. 16).

Notes : La série « Riz-Thaïlande » est annuelle entre 1905/6 et 1955, mais ne comporte que deux évaluations avant 1905, soit pour 1850 et 1858. Toutes deux sont dérivées des calculs d’Ingram (1971). La série « Riz – région centrale » est une moyenne quinquennale. La série « Aire agricole (1850) » provient de Phongpaichit et Baker, mais ces derniers n’expliquent pas la logique sous-tendant leur évaluation (voir texte).

Quatre faits ou tendances importants sont illustrés à la figure 6. En premier lieu, il apparaît que les terres rizicoles totales ont été multipliées par cinq entre 1850 et 1955 (1,8 %/an), une expansion qui a d’abord été modeste entre 1850 et 1905 (0,59 %/an) puis s’est accélérée entre 1905 et 1955 (3,1 %/an; série « riz-Thaïlande »). En second lieu, entre 1905 et 1955 le riz représentait la plus importante culture et l’expansion des terres cultivées a été d’abord et avant tout celle des terres rizicoles. L’expansion d’autres cultures, notamment l’hévéa au Sud et des cultures annuelles sèches aux marges immédiates du delta du Chao Phraya, a néanmoins eu lieu à partir des années 1910 ou 1920 (Kitahara, 2000 et 2003). En troisième lieu, en 1905, la région administrative centrale comptait à elle seule

0 1 2 3 4 5 6 7 8 1850 1860 1870 1880 1890 1900 1910 1920 1930 1940 1950 1960 millions d'hectares Aire agricole (1850)

Aire agricole (1930; incluant jardins et villages)

Riz et cultures principales - Thailande Riz - Thaïlande

environ les trois quarts des superficies rizicoles du pays.61 Quoiqu’une sous-évaluation des superficies rizicoles hors du bassin du Chao Phraya soit probable, la domination au début du XXe siècle de la région Centre demeure indéniable. Cette dernière s’est atténuée par la

suite, traduisant en cela la diffusion à d’autres régions d’un contexte propice à l’expansion agricole. En quatrième lieu, les statistiques présentées (séries « Riz-Thaïlande » et « Riz et cultures principales ») sous-estiment l’ampleur de l’aire occupée à des fins agricoles. Ainsi, selon les enquêtes de Zimmerman (1937, p. 386; série « Aire agricole 1930 » ), les jardins, vergers et sites résidentiels auraient représenté en 1930 un territoire équivalent à 60 % de celui des rizières. Zimmerman avait ainsi conclu que les rizières couvraient en 1930 trois millions d’hectares, alors que la superficie agricole totale était de cinq millions d’hectares. De même, les champs abandonnés ne sont pas inclus dans ces statistiques. L’abandon de terres à la suite de difficultés financières ou agricoles est mentionné par Phongpaichit et Baker (2002, p. 22 et 28). En somme, l’expansion de l’aire agricole totale est mal documentée, mais nous avons toutes les raisons de croire qu’elle a suivie une tendance similaire aux superficies rizicoles.

Il est possible d’identifier les principales zones d’expansion agricole. Au milieu du

XIXe siècle, la superficie rizicole était distribuée sur le territoire siamois en de multiples

aires discontinues de taille et de densité fort inégales. La principale zone de peuplement, et donc de culture, se situait aux abords du Chao Phraya. À titre d’exemple, c’est quelque 50 % de la population du royaume qui était concentrée le long de ce fleuve et de son delta, de Chainat (~ 15° N) jusqu’au golfe du Siam (Phongpaichit et Baker, 2002, p. 4). La seconde moitié de la population occupait les terres bordant les principaux cours d’eau de la plaine centrale et des régions périphériques, de même que celles situées sur la plaine côtière de la péninsule.

L’expansion agricole, c’est-à-dire de la riziculture, a d’abord touché la plaine centrale, et en particulier les abords immédiats d’Ayutthaya et d’autres régions où les communications étaient faciles. Rappelons qu’il s’agissait à l’époque du cœur démographique et agricole du royaume et qu’il y demeurait d’abondantes terres non

61 La région centrale était à l’époque plus grande que son équivalent actuel. Sur les divisions administratives

cultivées à proximité des cours d’eau et canaux (Ingram, 1971, p. 44-5; Johnston, 1976; Phongpaichit et Baker, 2002 p. 17 et suivantes; Piker, 1976). Ce n’est qu’à partir des années 1890 qu’une rapide colonisation agricole se manifesta dans le bas delta et la région de Bangkok. Johnston (1976; 1981) parle d’ailleurs d’un véritable boom agricole entre 1890 et 1905 dans cette région, boom par ailleurs suivi d’une récession entre 1905-1912. Située dans des terres marécageuses et difficiles d’accès, cette colonisation fut rendue possible grâce aux investissements privés et publics dans la construction de canaux et mena à l’établissement de larges propriétés privées qui seront par la suite subdivisées et vendues ou louées. Un phénomène similaire se produisit dans les premières décennies du XXe siècle

dans les vallées du Nord alors que les familles royales au sein de ces principautés tentèrent de compenser les pertes de revenus amenées par l’expansion du pouvoir de Bangkok à leurs dépens (Baker et Phongpaichit, 2005, p. 84; Ganjanapan, 1984, p. 180-1). Comme nous le verrons plus loin, ce type d’expansion agricole par le haut est demeuré toutefois limitée, l’essentiel de l’expansion s’effectuant de façon spontanée par les paysans.

Quoiqu’importante, l’expansion de l’agriculture n’explique pas selon certains l’entièreté de la déforestation. Ainsi, si l’on en croit les statistiques présentées par Déry (1999, p. 40), l’expansion de l’aire cultivée au cours de la période 1850-1913 (incluant les plantations d’hévéa) ne représente qu’environ un dixième de la totalité du recul des forêts. Tenant compte des terres en friches et d’activités telles la cueillette de bois, Déry évalue à environ 20 % la part de la déforestation ayant eu lieu au cours de cette même période (1850-1913) et dont la responsabilité incombe à l’agriculture. La part non expliquée par l’agriculture serait ainsi considérable et représenterait près de huit millions d’hectares (figure 7, p. 120).

Figure 7. Évolution de l’aire agricole et du territoire non forestier, 1850-1991

Source : calculé d’après Déry (1999).

Note : L’espace entre les deux courbes représente le territoire n’étant ni forestier ni agricole selon les données de Déry, en somme le territoire qui aurait été déboisé dans l’esprit de Déry et Feeny sans l’intervention de l’agriculture.

Ce calcul est basé sur des évaluations, en particulier celle relative à l’étendue des forêts vers 1850, dont la validité et la cohérence avec les données subséquentes n’ont pas été démontrées. Soulignons également que selon ces mêmes données, la part du territoire non forestier et non agricole se serait d’abord accrue d’une façon phénoménale entre 1850 et 1913/5, pour ensuite se maintenir à environ 20-30% du territoire jusque dans les années 1990. Comme nous le verrons plus loin, cette interprétation est sujette à problème. Feeny (1988) offre un calcul similaire à celui de Déry, cette fois pour les périodes 1913–1930, 1930-1955, 1955-1961 et 1961-1975. Selon les données sélectionnées par celui-ci, l’accroissement de l’aire cultivée (excluant l’hévéa) représente respectivement 41, 77, 41 et 89 %. L’auteur voit dans ces résultats une indication selon laquelle la part de la déforestation provenant de l’expansion de l’agriculture s’est accrue entre 1913 et 1975. À noter qu’un changement de sources de données agricoles entre la seconde et la troisième période pourrait expliquer la forte diminution observée (de 77 à 41 %). Comme nous le verrons dans la prochaine section, l’exploitation forestière est considérée par plusieurs comme à l’origine de la portion restante du recul des forêts.

0 10 20 30 40 50 60 70 80 1850 1870 1890 1910 1930 1950 1970 1990 Portion du territoire national (%) Territoire non forestier Aire agricole