• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 : Les courbes environnementales de Kuznets et les changements de couverture

1.2 Les courbes forestières de Kuznets : apports et critiques

1.2.4 Interprétations des CFK

Selon l’interprétation la plus courante, le développement – et en particulier sa composante économique – constitue la cause fondamentale à l’origine des courbes forestières de Kuznets. A titre d’exemple, Vincent et Ali (1997, p. 124) écrivent « [t]hese

results suggest that Peninsular Malaysia’s forest area is indeed on the way to being stabilized by economic development », de même que « [e]conomic development appears to be delivering the permanent forest area that direct forest policies could not ». Un autre

exemple nous vient de Ewers (2006, p. 164) selon lequel : « It is clear from this analysis

that economic wealth has a direct effect on deforestation rate, with wealthy nations typically experiencing lower levels of deforestation, or even net afforestation, and poor nations exhibiting the highest deforestation rates.»21 Ewers apparaît ainsi adopter une position à caractère universel liant le niveau de richesse à l’évolution des forêts, cela malgré le fait que son étude ne porte que sur une période de 10 ans. Certains auteurs, dont Generosa (2006), sont cependant plus prudents dans leurs conclusions et préfèrent parler d’association et non de causalité.

Les mécanismes causaux proposés liant développement et couverture forestière sont hétéroclites et varient selon les publications. Nous les avons regroupés selon deux hypothèses mutuellement compatibles. La première hypothèse fait état de multiples

changements structuraux survenant avec le développement économique. Ceux-ci ont trait à

l’industrialisation, l’urbanisation, l’intensification de l’agriculture, l’abandon de l’agriculture de subsistance, la formation de vastes marchés agricoles et l’intégration des zones agricoles marginales au sein de ces marchés. Plus spécifiquement, cette hypothèse repose sur la logique suivante. Tout d’abord, au sein des pays industrialisés, la croissance économique se dématérialise et devient de moins en moins dépendante de l’exploitation des ressources naturelles et donc de la dégradation ou du recul des forêts. En d’autres termes, la pauvreté ou le manque d’options économiques cesse de causer la déforestation. Également,

l’accroissement du revenu des populations pauvres mène à l’utilisation de combustibles fossiles et non ligneux pour le chauffage et la cuisson des aliments. Les deux précédentes dynamiques causales peuvent expliquer une CFK suivant la définition souple. Ensuite, la mise en place d’un réseau de transport efficace affecte négativement les producteurs agricoles marginaux, qui sont alors mis en compétition avec des cultivateurs plus productifs. De plus, en favorisant un exode rural et l’accroissement des coûts de la main- d’œuvre, l’industrialisation exerce une pression supplémentaire sur ces cultivateurs marginaux. En conséquence, ces derniers abandonnent progressivement leurs terres, ou du moins modifient leur utilisation du sol afin de minimiser leurs besoins en main-d’œuvre. Il peut alors en résulter un accroissement des forêts par régénération naturelle ou établissement de plantations sylvicoles. Cette dernière dynamique causale peut expliquer une CFK suivant la définition stricte.

La seconde hypothèse pose que le développement économique permet l’émergence de profonds changements sociaux, au premier rang desquels se trouve le souci pour l’environnement. Ce dernier, combiné au développement d’institutions démocratiques et d’un marché efficient, permet aux citoyens/consommateurs de faire pression sur l’État et les entreprises afin que la qualité de l’environnement soit assurée.

Quoique ces deux hypothèses soient fort populaires, force est de constater que la démonstration de leur validité laisse pour le moins à désirer. D’où provient ce discours causal et quelles sont les analyses produites pouvant attester de sa justesse? Les travaux sur les CFK ont d’abord et avant tout cherché à répondre à deux questions empiriques simples : l’évolution du couvert forestier suit-elle le modèle des CEK, et si tel est le cas, à partir de quel niveau de revenu la situation commence-t-elle à s’améliorer ? En somme, à quelques exceptions près, les travaux sur les CFK ne visent pas à élucider la nature des liens reliant développement et forêts.

Récemment, la détermination de l’origine des CFK a fait l’objet d’une attention plus sérieuse. Barbier (2001), Bhattarai et Hammig (2001; 2004), Meyer et al. (2003) et Scrieciu (2007) ont cherché à évaluer si des facteurs liés au développement social et politique d’un pays influencent également l’évolution du couvert forestier. Ils ont inclus dans leur modèle des variables explicatives telles l’analphabétisme, la corruption, la présence de libertés

économiques diverses ainsi que les caractéristiques des institutions politiques. Les résultats sont ambigus, mais semblent suggérer que de tels facteurs pourraient contribuer à « aplanir » les CFK, c’est-à-dire à minimiser le degré de dégradation environnementale survenant au cours du développement d’un pays. Plus intéressants sont les travaux d’Ehrhardt-Martinez et al. (2002) qui ont mis en compétition trois hypothèses pouvant expliquer l’origine des CFK. Les deux premières hypothèses peuvent se résumer à ce que nous avons appelé les changements structuraux et les changements culturels. La troisième hypothèse s’inspire de la théorie du système-monde22 et pose que les taux de déforestation sont fonction de la position des différentes nations au sein dudit système. Selon cette dernière, une CFK représenterait en fait la capacité de certains États d’user de leur position dominante afin d’exporter leurs problèmes environnementaux vers d’autres territoires. Pour chacune de ces hypothèses, ils ont identifié quelques variables explicatives potentiellement pertinentes et avec lesquelles ils ont construit un modèle distinct pour chacune des hypothèses. Les variables explicatives choisies ont trait, pour la première hypothèse, au revenu par habitant, au taux d’urbanisation, à la croissance de la population et à la part des services dans l’emploi. Pour la seconde hypothèse, les variables choisies représentent la scolarisation de la population, la part du territoire protégée, le caractère démocratique des régimes politiques ainsi que le degré d’intervention des pouvoirs publics dans la vie économique et sociale. Les variables explicatives dans le troisième cas ont plutôt trait à l’ampleur et l’accroissement de la dette nationale, au commerce international de produits forestiers et à la position des différentes nations au sein du système-monde.

Leurs résultats méritent d’être soulignés. Au sujet de l’évaluation de la première hypothèse, les auteurs ont mis en lumière le fait que lorsque l’on inclut le taux d’urbanisation et sa valeur au carré dans le modèle, la relation entre le revenu par habitant et la déforestation cesse d’être significative. En somme, on obtient une CFK où le taux

22 La théorie du système-monde, comme la théorie de la dépendance, s’oppose à la théorie de la

modernisation et à la vision rostovienne du développement économique en stades de développement. Plutôt que de voir les États comme étant fondamentalement distincts mais suivant un parcours de développement ultimement similaire, elle pose plutôt que ces États sont fondamentalement organisés dans un système-monde où ils occupent une place précise (centre, périphérie, semi-périphérie) régie par des relations de pouvoir. Leur position au sein de ce système oriente fortement leur possibilité de développement. Dans les États situés à la périphérie, ceci peut les placer dans des trappes de sous-développement (voir Chirot et Hall, 1982; Peet et Hartwick, 2009; Taylor, 2000; VanWey et al., 2005).

d’urbanisation représente le développement. Le point d’inflexion se situe ici à un taux d’urbanisation de 36 %. Ces résultats appuient l’hypothèse des changements structuraux et suggèrent qu’une fraction du pouvoir explicatif de la variable revenu tient à sa corrélation avec le taux d’urbanisation. Les résultats portant sur l’hypothèse des changements culturels sont moins concluants, mais appuient tout de même ladite hypothèse. Soulignons que la variable la plus importante est ici le degré d’intervention des gouvernements dans la vie publique et sociale et que son effet se fait sentir indépendamment de celui de l’urbanisation. Finalement, les auteurs ne voient dans leurs résultats que très peu d’appui à la tierce hypothèse. Une seule variable, la part des exportations forestières nationales dans le commerce mondial, s’avère significative. Les auteurs du reste minimise l’importance de ce résultat, puisque cette variable constituerait « the weakest test of IPE theory [i.e. la troisième hypothèse] … [as] it might be viewed as simply descriptive of forest exploitation

rather than theoretically meaningful. ». (Ehrhardt-Martinez et al., 2002, p. 240).23

Rajoutons qu’elle ne semble expliquer qu’une faible proportion de la variance.

Quoique constituant un effort louable, ces études récentes sont quelque peu décevantes. D’une part, bien sûr, plusieurs problèmes méthodologiques peuvent y être retrouvés. Outres les critiques méthodologiques mentionnées précédemment, on notera par exemple l’absence de test quant à un effet curvilinéaire d’autres variables explicatives, l’absence d’hypothèses alternatives telles que celle voulant qu’une plus faible déforestation soit due à l’épuisement des terres forestières attrayantes pour l’agriculture, ainsi que la difficulté à rendre opérationnelles certaines variables ou hypothèses. Dans le cas d’Ehrhardt-Martinez et al. (2002) on peut ainsi se demander pourquoi la pression démographique ne devait être incluse que dans la première hypothèse ou en quoi leur modèle était en mesure de capturer tous les moyens par lesquels la position dans le système-monde pourrait influer sur le taux de déforestation.24 Il existe cependant d’autres études quantitatives et transnationales inspirées de la théorie du système-monde et semblant

23 Cela soulève la question : si cette variable explicative est théoriquement inadéquate, pourquoi l’avoir

intégrée dans leur modèle?

24 Curieusement, ils incluent l’exportation de produits forestiers, mais non celle de produits agricoles, pourtant

au contraire appuyer cette troisième hypothèse (Burns et al., 2003; Jorgenson, 2004; 2006; Shandra, 2007; Shandra et al., 2009; voir aussi Kaimowitz et Angelsen, 1998, p. 85).

En somme, les deux hypothèses dominantes apparaissent dans l’ensemble n’être que la proposition d’une interprétation préliminaire découlant de généralisations à grande échelle, tel que : l’accroissement des revenus encourage l’abandon du bois de feu comme source d’énergie, l’amélioration des conditions de vie est nécessaire à l’émergence du souci pour l’environnement, ou l’accroissement des rendements agricoles ainsi que le développement des secteurs secondaire et tertiaire diminuent la demande pour de nouvelles terres agricoles ou favorisent l’abandon agricole. Ces généralisations sont du reste mal appuyées par la littérature secondaire; certains voient même ces généralisations comme d’évidentes vérités. Conséquence de ce recours marginal à la littérature, les auteurs ont négligé des travaux minant, du moins en partie, leur argumentation. Ainsi, à l’exception de cas précis plutôt exceptionnels, la cueillette du bois de feu ne peut être conçue comme une cause proximale de la déforestation, quoiqu’elle représente bel et bien une source non négligeable de dégradation des forêts (Arnold et al., 2003; Arnold et Persson, 2003). En conséquence, la relation, bien réelle, entre le remplacement du bois de feu par les hydrocarbures et l’augmentation du revenu ne peut être invoquée à l’échelle de la planète afin d’expliquer un ralentissement de la déforestation.

Un second exemple concerne l’hypothèse des changements sociaux laquelle repose sur l’idée que le souci pour l’environnement soit un produit luxueux (luxury good). Quoique que cette affirmation soit largement acceptée chez les économistes (Kristrom et Riera, 1996; Martinez-Alier, 1995) et chez les partisans de la thèse postmatérialiste d’Inglehart (Gelissen, 2007; Inglehart, 1977), elle a été et demeure largement contestée d’un point de vue à la fois théorique (McConnell, 1997) qu’empirique (Brechin, 1999; Brechin et Kempton, 1994 et 1997; Dunlap, 1994; Guha, 2000; Guha et Martinez-Alier, 1998; Jacobsen et Hanley, 2009; Kristrôm et Riera, 1996; Martinez-Alier, 1995). Ces critiques tendent à démontrer que le souci pour l’environnement n’est pas un bien de luxe, qu’il se retrouve également chez les pauvres et y est parfois même plus important, et que le mouvement environnementaliste devrait être compris, du moins en partie, comme un phénomène mondial dont l’apparition et la diffusion sont hautement affectées par le

contexte international et non comme le simple résultat du développement économique à l’intérieur d’un pays.

Un troisième exemple tient aux références aux innovations technologiques en agriculture, car tel que souligné par plusieurs (Angelsen et Kaimowitz, 1999; Angelsen et

al., 2001; Ewers et al., 2009), elles ne favorisent pas nécessairement une réduction de la

demande de terre. Elles peuvent en effet également favoriser l’expansion agricole si ces innovations augmentent la rentabilité de l’agriculture aux marges forestières ou si elles favorisent l’intégration aux marchés mondiaux de zones dotées d’avantages comparatifs. En somme, ce qui importe n’est pas tant l’adoption d’innovations, laquelle est aisément mesurable à l’échelle nationale, que l’interaction entre ces innovations et le contexte local. Malheureusement pour les économètres friands d’études transnationales, il est fort difficile d’intégrer cet aspect dans les modèles. De la même façon, un quatrième exemple est lié à la relation entre le taux d’urbanisation et la pression sur les terres. Comme nous le verrons dans la section suivante sur la transition forestière, l’exode rural ne mène pas nécessairement à une plus faible pression sur les terres, car des changements technologiques ou de cultures peuvent compenser la perte d’effectifs agricoles.

Les travaux sur les CEK ont popularisé l’idée qu’au cours du développement économique, le niveau de dégradation de l’environnement s’accroît d’abord avant de décliner, sous l’effet même du développement. Dans le cas des forêts, plusieurs auteurs ont explicitement ou implicitement adopté cette idée (Ewers, 2006; Wang et al., 2007; Zhang et

al., 2006). Cependant, la démonstration de l’existence de CFK et, surtout, des mécanismes

liant croissance économique et tendances forestières positives demeure préliminaire. Ceci est selon nous le résultat de l’approche employée dans la littérature sur la CFK, laquelle est quantitative et centrée sur les modèles de régression multiples utilisant des unités d’échantillonnages grossières. Semblables aux études économétriques transnationales sur la déforestation (Angelsen et Kaimowitz, 1999; Kaimowitz et Angelsen, 1998), les travaux sur les CFK sont sujets à certains problèmes fondamentaux qui ne pourront vraisemblablement être résolus, du moins à moyen terme. Ainsi, l’absence de données fiables quant aux variables dépendantes et indépendantes continuera à limiter l’étendue temporelle des travaux et ainsi exclure des analyses l’expérience historique des pays

aujourd’hui développés. Pour la même raison, il demeurera impossible de construire des modèles intégrant les variables devant réellement être intégrées, tels la disponibilité de terres attrayantes pour l’agriculture ou l’impact local des innovations agricoles. Plus fondamentalement, l’approche par régressions multiples n’est valide que si l’on connaît au préalable l’articulation des causes et qu’on arrive à construire un modèle suivant cette articulation. Dans le cas contraire, qui se retrouve en fait dans l’étude des causes de la déforestation et du reboisement, on se retrouve ainsi avec un important problème, car la spécification des modèles ne peut être faite que selon le bon vouloir des chercheurs et sans autre justification que des considérations pratiques (maintenir un grand nombre de degrés de libertés) ou contingentes à l’histoire de la littérature sur les CFK (assumer à l’instar des études précédentes une causalité unidirectionnelle, linéaire et additive). Tels que l’écrivent Young et al. (2006) « When questions remain regarding what variables to specify, what

form the model should take, or even what data are available, it is essential to supplement or even replace statistical models. ». Un autre problème fondamental repose sur le fait

qu’une telle approche recherche les régularités entre variables dépendante et indépendantes à travers les unités d’échantillonnages. Pour être valide, une telle approche présuppose faussement que les causes de la déforestation et du reboisement sont uniformes à travers les contextes géographiques et historiques, autant au sein des unités d’échantillonnages qu’entre celles-ci (Angelsen et Kaimowitz, 1999; Kaimowitz et Angelsen, 1998). Quoiqu’il existe des moyens économétriques d’assouplir cette prémisse, ceux-ci sont sujets à d’énormes contraintes et sont donc, dans les faits, d’une utilité toute relative (Angelsen et Kaimowitz, 1999; Kaimowitz et Angelsen, 1998; Young et al., 2006).

Comme nous le verrons dans la prochaine section, d’autres approches permettent de contourner ce problème et de documenter de façon plus convaincante les mécanismes causaux à l’œuvre et d’établir leur articulation.