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6.3.1

Dépendance aux textes

Le choix a été fait ici de travailler avec deux textes préconisés pour un niveau environ CE2, ne présentant pas de difficulté lexicale particulière et de garder le même texte pour tous les niveaux scolaires scrutés. Nous avons par ailleurs utilisé un texte narratif avec des phrases longues pour étudier le phrasé et un dialogue pour induire de l’expressivité. Il est apparu pendant les passations que le dialogue engendrait de fait plus d’expressivité que le texte narratif. Les enfants prennent plus facilement le rôle des personnages, ce qui n’est pas le cas dans le texte narratif pour lequel l’expressivité se dirige directement vers l’auditeur. L’étude 1 a en effet montré un décalage dans les scores en faveur du dialogue. L’évolution des scores est quand même similaire et la corrélation est forte entre les deux textes utilisés. Le choix des textes intervient donc quand on cherche à quantifier. Il apparait que cet effet de texte est également présent dans le développement avec des acquisitions plus rapide pour le dialogue, que pour le texte narratif, particulièrement pour les dimensions expressivité et vitesse. Il serait intéressant d’aller plus loin en intégrant également un texte informatif, comme l’ont fait Alvarez-Canizo et al. (2020); Benjamin et Schwanenflugel (2010). La lecture sera alors certainement moins expressive mais il serait intéressant de s’axer sur le phrasé et la compréhension dans des textes de plus en plus utilisés dans leur scolarité.

Le choix des textes est donc fondamental pour l’étude de la prosodie et particulièrement de son développement. Il est aussi possible d’utiliser des textes différents adaptés à chaque niveau scolaire. L’étude portera alors sur les capacités prosodiques sur des textes représentatifs de ceux commu- nément rencontrés par les lecteurs. Cela nécessite cependant de disposer de textes de complexité étalonnée pour chaque niveau, ce qui n’est pas notre cas. La complexité d’un texte est difficilement quantifiable. Son évaluation demande la prise en compte de nombreux paramètres, y compris des paramètres subjectifs comme les connaissances préalables de chacun des lecteurs, la complexité des inférences ou la capacité du lecteur à interpréter les intentions de l’auteur...

On peut finalement se poser la question de la dépendance au texte de notre étape importante entre CE2 et CM1. Il serait aussi intéressant de proposer un texte plus simple aux plus jeunes, ne présentant aucun problème de décodage afin d’identifier si le phrasé et l’expressivité apparaissent plus précocément.

6.3.2

Préparation des lectures

Nous avons choisi pour toutes les études présentées ici de mesurer la prosodie sur la première lecture du texte, sans aucune préparation. Cela oblige le jeune lecteur à traiter simultanément le décodage, la compréhension et la performance orale, donc l’ajout de prosodie à sa lecture. C’est un exercice difficile car peu pratiqué. Les lectures expressives sont en général préparées et répétées. A minima, les enfants prennent connaissances du texte avant la performance orale. En faisant ce choix d’utiliser la première lecture, nous nous axons sur les mécanismes cognitifs mis en concurrence dans cette première lecture. Il est d’ailleurs probable que ce choix ait eu une influence sur le lien qu’on retrouve entre automaticité et prosodie. On voit que cette dernière se développe plus rapidement une fois l’automaticité acquise. Cet effet pourrait être dû à la concurrence des mécanismes cognitifs sous-jacents.

Chapitre 6. Discussion générale

Une autre protocole possible serait de laisser les enfants découvrir le texte pour s’abstraire, au moins en partie de la contrainte de l’automaticité, et se centrer sur les compétences prosodiques. Ce type de protocole permettrait peut-être aux élèves les plus faibles de montrer de meilleures compétences prosodiques et changerait le profil de développement. Cependant ce type de protocole met également beaucoup d’autres compétences en jeu, comme la compréhension ou la mémoire. Il est possible qu’en permettant cette prélecture, nous retrouvions le lien directionnel compréhension vers prosodie. Il serait ainsi intéressant de mener les deux protocoles en parallèle pour explorer les différences prosodiques entre ces deux lectures et ainsi valider ou non un développement de la prosodie "préparée" diffèrent de la prosodie "spontanée".

6.3.3

Tests de compréhension

Le choix des tests de compréhension a déjà été partiellement commenté dans les discussions de certaines études. Il est cependant important et intéressant de revenir sur ce sujet car comme le choix des textes, il conditionne grandement les résultats.

Les textes avec questions, appelés ici compréhension globale, sont les tests de compréhension les plus utilisés dans la littérature pour rechercher les liens entre compréhension et prosodie. Ce- pendant, il est difficile de savoir ce qui est exactement mesuré par ces textes. Pour des raisons pratiques, nous avons choisi de faire passer ces tests en groupe classe, sous la forme à laquelle les enfants sont habitués à l’école. Durant les passations, nous avons pu observer les élèves pendant ces tests. Les troubles de l’attention, le découragement face à la longueur d’un texte, la fatigue, le manque de motivation à aller chercher la réponse dans le texte, à l’écrire, l’envie de faire vite... Ces paramètres, particulièrement fréquents chez les plus jeunes, influent sur les résultats. On mesure, pour certains, plus l’attention et la motivation que les compétences en matière de compréhension. Dans les modèles que nous avons réalisés ici, nous avons d’ailleurs observé que le vocabulaire, variable controlée, explique la majorité de la variance des scores de compréhension globale. Ainsi cette mesure ne parait pas forcément la plus adaptée pour avoir une idée réelle et précise de la compréhension écrite des enfants dans sa globalité.

A partir du CE2 dans le suivi longitudinal, nous avons ainsi ajouté une mesure de la compré- hension locale. Ce test, appelé Maze Test, est traditionnellement utilisé dans les pays anglo-saxons et représentatifs des compétences de compréhension (Parker et al., 1992). Par rapport aux textes avec questions, son format est plus court et une seule lecture est nécessaire puisqu’il est complété au fur et à mesure. Il est donc plus attrayant, particulièrement pour les plus jeunes. Cependant cette mesure reste une mesure locale de la compréhension puisqu’il suffit de se référer à la phrase en cours ou à la précédente pour trouver la réponse correcte. Ce test ne permet pas de mesurer la compréhension globale et fine du texte. Dans le corpus transversal, nous ne l’avions pas proposé en CE1, par manque de temps dans le protocole. Nous n’avons donc pas de valeur en CE1 ce qui pourrait être une cause de l’absence de lien compréhension vers prosodie chez les plus jeunes.

Le troisième type de compréhension est la compréhension en-ligne. En comparant le NMCLM dans les textes signifiant et non-signifiant, nous avons voulu mettre en évidence l’apport de la compréhension à l’automaticité. La compréhension participe à l’anticipation du texte à venir et permet de lire plus rapidement un texte signifiant que non-signifiant. A priori, ce type de com- préhension devrait être plutôt lié aux dimensions d’automaticité car la syntaxe est controlée et il n’y a aucune consigne d’expressivité. On constate cependant que le phrasé est corrélé à cette

Limites

compréhension en-ligne. Comme pour la compréhension globale, on peut se demander ce qui est vraiment mesuré. En effet, pendant les passations, nous avons constaté des stratégies différentes chez les enfants donnant des scores identiques, voir inverses à leurs compétences de compréhen- sion. Sur le texte non-signifiant, certains lisent lentement en hésitant et répétant pour être sûrs de ne pas faire d’erreurs de décodage car ils ne peuvent s’appuyer sur le sens pour se corriger. A l’inverse, d’autres lisents rapidement sans se corriger car ils ne repèrent pas leurs erreurs. De la même façon, sur le texte signifiant, certains lisent plus lentement car ils cherchent à comprendre et à se corriger en cas d’erreurs, d’autres lisent rapidement car la compréhension les aide. Finale- ment, on observe aussi des enfants lisant les deux textes à la même vitesse, focalisés sur la vitesse sans aucun effet de la compréhension. Toutes ces stratégies vont donner des résultats identiques correspondant à des compétences différentes. Comme pour la compréhension globale, ces résultats ne sont pas forcément révélateur des compétences ciblées. Cela pourrait expliquer qu’aucun lien n’apparaisse, y compris avec les variables controlées, dans l’étude longitudinale, trop de stratégies différentes intervenant. Au vu de la corrélation entre phrasé et compréhension en-ligne au sein d’un même niveau scolaire, il serait intéressser d’étudier plus précisément le placement des pauses dans ces deux textes pour séparer l’impact de la compréhension et du traitement de la syntaxe dans la planification des pauses.

Pour finir, il est important de noter que nous avons ici mesuré la compréhension indépendam- ment de la prosodie en utilisant des textes différents, en lecture silencieuse et en autonomie, pour la compréhension globale et locale. Il serait intéressant de mesurer la compréhension du texte lu et enregistré pour mesurer la prosodie, comme l’ont fait Kocaarslan (2019). Nous explorerions alors un lien plus direct. Cela complexifie cependant la consigne car elle impliquerait de diriger la lecture à la fois sur la prosodie et la compréhension. Ce type de mesure de la compréhension pourrait être utilisé dans le cadre d’un protocole avec découverte du texte. On pourrait imaginer une première lecture ayant pour consigne la compréhension, suivie de questions à l’oral, avec l’expérimentateur, puis une lecture du même texte ayant pour consigne la performance orale et l’expressivité. La me- sure de la compréhension écrite en passation individuelle permettrait d’avoir une meilleure mesure de la compréhension globale en s’affranchissant des perturbations dues à l’attention, la motivation ou la difficulté à formuler les réponses.

6.3.4

Diversité des sujets et des stratégies

Comme mentionnés dans les paragraphes précédents nous avons ici mesuré des scores, proso- die, automaticité, pauses..., sans aucune interprétation qualitative de ceux-ci. Nous avons décrit le développement général de la prosodie. Il est cependant important de préciser que les étapes d’ac- quisition que nous avons observées et définies ici recouvrent de nombreuses stratégies différentes, que ce soit de lecture ou de compréhension. Nous avons abordé dans le paragraphe précédent les stratégies différentes couvertes par des résultats de compréhension en-ligne. Nous avons également évoqué l’absence d’interprétation des pauses dans notre étude de celle-ci. Le meilleur exemple est la durée des pauses longues identiques pour les CE1 et les adultes, sans pour autant pouvoir l’in- terpréter de la même façon. Pour l’outil automatisé, l’expressivité est comparé à celle des adultes, mais sans regard sur l’adéquation de celle-ci avec le texte. Ainsi il serait intéressant d’analyser plus finement les paramètres prosodiques par une analyse qualitative humaine. Annoter précisément les fonctions des pauses (hésitation, décodage, phrasé, respiration) permettrait de mieux interpréter les stratégies cognitives associées et leur lien avec la planification et les autres compétences en lecture. De la même façon, il serait intéressant d’aller plus loin dans l’analyse de l’expressivité en la liant à

Chapitre 6. Discussion générale

la compréhension fine du texte : quelles émotions pour quel personnage... Une telle analyse, mise en lien avec un protocole de test de la compréhension du texte lu avec expressivité, permettrait de mieux comprendre la relation entre prosodie et compréhension. Ce protocole pourrait permettre de faire apparaitre le possible lien directionnel que nous n’avons pas observé dans nos données.

Une autre question se pose : la prise en compte du bilinguisme. Tout profil compris (langue maternelle et seconde) 26% des enfants enregistrés étaient bilingues. Quelle est l’influence de ce bilinguisme sur le développement de la prosodie en lecture ? Nous n’avons pas cherché dans nos études à identifier un éventuel effet du bilinguisme (français langue maternelle) sur les paramètres étudiés. Dowd et Bartlett (2019) ont montré que les enfants bilingues lisent moins vite pour une compréhension égale aux enfants monolingues. Il est possible qu’il y ait également un effet du bilinguisme sur la prosodie en lecture. Notamment si les enfants sont soumis à des modèles de lecture orale dans une autre langue. Il serait intéressant d’explorer cet effet du bilinguisme dans nos modèles pour observer d’éventuelles différences entre enfants bilingues et monolingues. De plus, les enfants ayant appris le français à l’école, ne le parlant pas à la maison, sont moins soumis aux modèles de lecture en français. Comment alors évaluer le développement de leur prosodie en lecture ? Cette question est d’autant plus importante qu’elle concerne un grand nombre d’enfants dans les écoles françaises.

La dernière question est l’influence que la réalisation de l’étude elle-même a pu avoir sur le développement de la prosodie en lecture chez les enfants suivis dans l’étude longitudinale. En effet, la majorité des enseignants dont les classes ont participé à l’étude, se sont interessés au sujet et y ont été sensibilisés. Les enfants ont compris ce qu’on attendait d’eux et ont peut-être également été plus attentifs à leur façon de lire à l’oral. Il est donc possible que leur trajectoire de développement soit un peu plus rapide que celle qu’on pourrait observer sans intervention extérieure. Cependant l’étape entre CE2 et CM1 apparait dans le corpus transversal et le corpus longitudinal. Cet effet est donc relativement robuste puisque présent dans nos deux populations.