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6.2.1

Evaluer et mesurer la prosodie

En mesurant la prosodie, nous introduisons une mesure qualitative de la lecture. Le NMCLM caractérise l’automaticité acquise par les enfants, mais ne semble pas être un indicateur suffisant des compétences en lecture des enfants. Il est nécessaire d’aller au-delà vers une évaluation plus large et qualitative de la lecture. Comme mentionné dans le chapitre 1, le choix du NMCLM en recherche, comme en éducation, relève du choix d’une mesure quantitative et simple à mettre en oeuvre. Evaluer qualitativement une lecture se révèle complexe, comme on a pu le voir tout au long

Chapitre 6. Discussion générale

de ce travail. La difficulté majeure de la mesure de la prosodie est sa subjectivité. En effet, chaque lecteur a sa manière propre d’interpréter un texte et chaque auditeur son jugement subjectif. Il est donc difficile d’évaluer la prosodie et, à fortiori de mesurer une performance, sans objectif clair et quantifiable à atteindre.

L’évaluation de l’automaticité peut passer par le NMCLM. Mais une évaluation qualitative est également possible. L’EMDF proppose une évaluation subjective de l’automaticité à travers les dimensions de décodage et de vitesse. Dans l’étude 1, les scores aux dimensions automaticité de l’EMDF présentent une corrélation importante avec le NMCLM. Dans l’étude 6, les scores prédits sont liés aux paramètres verbaux : nombres d’erreurs et taux d’articulation. Mais dans une évaluation qualitative de la lecture, une part de subjectif apparait sur le décodage et la vitesse. Les juges n’evaluent pas de la même façon des erreurs de décodage rapidement corrigées, et des erreurs peu corrigées et nuisant à la compréhension du texte. De la même manière, la vitesse appropriée est aussi une notion subjective. en effet une lecture trop rapide nuit à la compréhension et à la qualité de la lecture. Cet aspect subjectif de la maitrise de l’automaticité est pris en compte dans l’EMDF par l’objectif du rythme conversationnel des lecteurs experts. Ces cotés subjectifs de l’automaticité ne sont pas captés par les paramètres verbaux directement. Cela apparait dans l’étude 4 avec l’influence du respect de la ponctuation et de la syntaxe sur les dimensions d’automaticité. Dans l’étude 6, les paramètres rythmiques apparaissent dans la prédiction des scores de décodage et de vitesse.

La dimension phrasé semble la dimension prosodique la plus simple à évaluer. Il est possible de comparer les productions des enfants aux adultes de références. En effet, le phrasé approprié est fortement contraint par la syntaxe et offre donc moins de possibilités de production que l’expressi- vité. Cela apparait sur la figure 5.2 de l’étude 6. On observe que l’espace de référence rythmique est plus restreint que le mélodique. Les enfants sont plus proches des productions adultes. Cependant l’étude 4 montre que le nombre, la durée et la grammaticalité des pauses ne sont pas suffisants pour caractériser un phrasé approprié. Le respect de la ponctuation joue également un rôle important dans l’appréciation subjective du phrasé. Dans le cas de mesures acoustiques de la prosodie, il faut donc choisir avec soin les paramètres suivis, afin qu’ils soient suffisamment révélateur de la qualité des lectures. Mais les paramètres acoustiques ne permettent pas l’interprétation des pauses. L’évaluation humaine, comme dans l’EMDF, est encore nécessaire pour interpréter les pauses et juger de leur adéquation avec le texte. On peut citer par exemple la durée des pauses longues. Ces pauses sont aussi longues chez les CE1 et les adultes experts mais pas pour les mêmes rai- sons. L’outil automatisé présente un compromis en utilisant l’espace de référence pour comparer les performances des enfants à celles de plusieurs adultes.

L’expressivité pose un problème plus complexe encore. Comme on l’a vu pour le phrasé, l’inter- prétation des pauses longues est essentielle dans l’évaluation de l’expressivité. Pour les variations de F0, il est difficile de comparer les contours mélodiques de la lecture d’un texte à une moyenne de courbe adulte. En effet, comme on peut le voir sur la figure 5.2 de l’étude 6, l’espace de référence des lecteurs experts pour l’expressivité est très large avec des productions trés variées. Dans cet espace, on observe trés peu de dispersion dans les lectures des enfants qui restent éloignées des lectures adultes. On peut également noter le caractère peu précis du but à atteindre dans l’échelle subjective pour l’expressivité. On demande au lecteur expert d’être expressif sans pour autant donner plus de détail. L’outil automatisé présenté ici semble être un bon compromis pour évaluer de manière objective, quantitative et reproductible l’expressivité d’une lecture. Il faut cependant s’affranchir de la dépendance au texte. En effet, il est plus difficile d’évaluer l’expressivité sur un

Discussion des résultats

texte narratif que sur un dialogue. Nous reviendrons sur cette influence du texte dans le paragraphe 6.3

Pour conclure, le type d’évaluation le plus adapté va grandement dépendre de l’objectif à attendre. Pour une exploration des mécanismes cognitifs l’analyse des paramètres acoustiques est indispensable pour accéder aux détails de planification et de coordination des différents mécanismes nécessaires à la lecture. D’un point de vue éducatif, ou pour lier les compétences prosodiques en général à d’autres compétences, le passage par l’échelle subjective est suffisant et intéressant. L’utilisation d’un outil automatisé tel que celui présenté ici permet de s’affranchir de la variabilité liée aux juges et d’améliorer la précision et la reproductibilité des échelles subjectives et donc la comparaison de plusieurs textes, points de mesure, populations... Il est donc également plus facilement utilisable en recherche que les échelles subjectives humaines.

6.2.2

Caractérisation du développement de la prosodie

Les études 1, 3 et 6, mettant en évidence les étapes de développement de la prosodie, semblent s’accorder sur deux points essentiels à retenir ici : une étape importante dans le développement entre CE2 et CM1 et la particularité du développement de la dimension expressivité par rapport aux autres dimensions.

Les études en anglais et espagnol sur le développement de la prosodie se sont plutôt concentrées sur les toutes premières années CP et CE1, en anglais et CE2 pour espagnol. La synthèse du chapitre 1 faisait ressortir des compétences déjà bien installées en CE1 et trés proches des adultes en CE2. Dans les études présentées ici, nous avons pris le parti de scruter tous les niveaux scolaires du CE1 à la 5e. Dans les étude 1 et 3, on retrouve un développement trés rapide du CE1 au CE2 puis un

ralentissement en CM1 et un plateau jusqu’au collège. Les performances sont alors proches des adultes experts mais demeurent en-deça pour la grande majorité des élèves, tout particulièrement dans la dimension expressivité.

Il semblerait donc que le développement de la fluence se joue principalement du CE1 au CM1. L’étude longitudinale, focalisant sur ces années, a confirmé une croissance régulière pour les di- mensions prosodiques et qui semble ralentir pour les dimensions d’automaticité. De la même façon, elle a aussi permis de mettre en évidence l’inversion de causalité dans les différentes dimensions de la fluence. L’automaticité qui venait en support du développement des autres compétences jusqu’en CE2 cède la place à la prosodie, notamment au phrasé, à partir du CE2. On retrouve donc bien là aussi la charnière entre CE2 et CM1 à laquelle semble se produire une maturation des compétences prosodiques. Cette transition mériterait qu’on s’y intéresse plus spécifiquement, notamment au niveau de la maturation des différentes fonctions cognitives qui viennent en support de la prosodie : par exemple, l’acquisition de l’automaticité qui permet de libérer des ressources cognitives, la maturation de la respiration, de la planification, une meilleure compréhension de ce qu’on attend d’eux dans une lecture orale...

Le deuxième point remarquable et commun aux trois études de développement est le statut particulier de l’expressivité dans ce développement. Comme vu dans le paragraphe précédent, l’ex- pressivité a tout d’abord un statut particulier de part son évaluation complexe, qui demande de faire des choix qualitatifs et subjectifs. Les jeunes lecteurs doivent également faire ces choix. En sont-ils conscients ? Comment choississent-ils le ton à mettre dans leur lecture ? Quelle est l’impor- tance d’avoir des modèles experts ? L’expressivité est peu enseignée, essentiellement implicitement

Chapitre 6. Discussion générale

et par imitation. Pourtant celle-ci est importante pour la compréhension (cf étude 7 sur laquelle on reviendra dans le paragraphe suivant). Elle se développe plus lentement, et semble plafonner à des scores assez faibles, peu d’enfants atteignent des scores de lecteurs experts, même au collège. Dans l’outil automatique, de la même façon, la répartition des enfants dans l’espace des lecteurs experts est trés ramassée, loin d’atteindre la dispersion des adultes experts. Pourtant, pour les collègiens, le texte est facile, on le voit d’ailleurs sur l’étalonnage de l’EMDF avec un plafonnement des autres dimensions. Si quelques-uns atteignent le score maximal, ce n’est pas le cas de la ma- jorité des lecteurs, particulièrement pour l’expressivité. Il serait intéressant de creuser plus avant cette stagnation. On retrouve cette différence avec les adultes experts également dans la durée des pauses longues qui reste inférieure chez les 5es, alors que tous les autres paramètres sont au niveau

des adultes. On peut penser que cet écart est dû à un manque d’entrainement. Les collégiens ont peu l’ocasion de pratiquer la lecture à voix haute. D’autres hypothèses pourraient être également explorées : par exemple, un manque de motivation ou de confiance pour se mettre en scène.

6.2.3

Prosodie en lecture et compréhension écrite

Les trois études sur la compréhension ont permis d’une part de retrouver la corrélation entre prosodie et compréhension du CE1 à la 5e mais également d’observer un lien directionnel de la

prosodie vers la compréhension.

Nous avons retrouvé le lien fluence compréhension mentionné dans le chapitre 1. Au-delà de ce lien, nous avons observé l’implication du phrasé et du nombre de pauses longues, soulignant l’importance de l’attention à la syntaxe et de la planification des pauses. Dans l’étude longitudi- nale, nous avons observé une lien unidirectionnel de la prosodie vers la compréhension, dont les dimensions impliquées varient dans le temps. Ainsi notre étude vient ajouter un nouveau modèle, différent de ceux déjà proposés dans la littérature. Que ce soit au sein d’un même niveau ou en longitudinal, le phrasé ressort comme étant un indice important de la compréhension. L’expressi- vité apparait également chez les plus jeunes ce qui est étonnant mais rejoint l’étude de Miller et Schwanenflugel (2008) dans laquelle les variations de F0 en CP et CE1 prédisaientt la compréhen- sion en CE2. L’expressivité apparaissait donc comme prédicteur de compréhension chez ces jeunes lecteurs. Dans la plupart des autres études, la compréhension chez les jeunes lecteurs est essentiel- lement liée au NMCLM (cf chapitre 1). Il est aussi intéressant de noter que nous avons controlé le NMCLM dans tous nos modèles de compréhension et que son effet n’est jamais significatif, alors que la prosodie explique une part de variance propre de la compréhension. Ces résultats complètent d’autres études remettant en cause le NMCLM comme bon indice de compréhension (par exemple Dowd et Bartlett 2019) et rejoignent les arguments appuyant la nécessité d’utiliser un autre outil plus qualitatif de type échelle subjective multidimensionnelle Rasinski et al. (2019)

Différents types de compréhension ont été utilisés ici : compréhension globale, en-ligne et locale. Les résultats sont congruents pour tous les types de compréhension : on observe un effet du phrasé et des pauses longues. On note cependant que les corrélations entre phrasé et compréhension globale et en-ligne au sein d’un même niveau, n’apparaissent pas dans les modèles longitudinaux. Dans ce dernier la compréhension en-ligne n’a aucun prédicteur. On peut donc se poser la question de ce qui est effectivement mesuré par ce test. Nous reviendrons sur ces questions dans le paragraphe suivant.

Limites