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1.2 Nouvelles études sur la prosodie en lecture

1.2.3 Lier prosodie compréhension

Comme souligné dans notre article, au delà du développement de la prosodie, le lien prosodie- compréhension est un intérêt de recherche majeur. L’existence de ce lien a été montré à de nom- breuses reprises, mais de nombreuses critiques persistent : la relation de causalité, la robustesse des méthodes de mesure de la compréhension et de la prosodie, l’impact de l’automaticité et des autres compétences cognitives dans les premières années... Les études continuent donc de se multiplier sur le sujet avec des approches alternatives aussi bien dans les méthodes d’évaluation que dans les sujets étudiés.

Évaluation

Traditionnellement la compréhension et la fluence sont évaluées à l’aide de test standardisés. Les tests de compréhension utilisés sont essentiellement des tests en lecture silencieuse (texte et questions). Ces tests s’adressent donc plutôt à des lecteurs accomplis et questionnent la compré- hension globale hors-ligne du texte. De plus, la compréhension et la fluence sont généralement évaluées sur des textes différents.

Kocaarslan (2019) explore le lien fluence compréhension chez des CE1 turcs. Il évalue toutes les dimensions : vitesse, précision, prosodie et compréhension sur un seul et même texte adapté au niveau scolaire des enfants. La prosodie est évaluée par la MDFS et la compréhension par le rappel du texte lu. L’auteur ne fixe pas un objectif de vitesse à l’élève pour guider sa performance : dans cette étude, les enfants sont informés qu’ils devront raconter l’histoire à l’expérimentateur une fois le texte lu à voix haute. Cette consigne oriente la lecture vers la compréhension et non vers la vitesse. On retrouve donc ici chez le tout jeune lecteur l’importance de la fluence situationnelle, prônée par Kuhn et Schwanenflugel (2019) chez les lecteurs plus âgés. Dans cette étude le score de rappel est uniquement lié au score subjectif de prosodie et pas au NMCLM, pourtant mesuré sur le même texte. Ces résultats confirment l’importance de la prosodie pour la compréhension, y compris chez les plus jeunes. Ils sont particulièrement intéressants car, chez les jeunes lecteurs, la littérature va plutôt dans le sens d’une prédominance du décodage et de l’automaticité, ce qui

Chapitre 1. Partie théorique

n’est pas le cas ici quand la compréhension est le but explicite de l’exercice. Il faut cependant noté que la MDFS mesure également la prosodie et la vitesse, on ne peut donc pas conclure à un effet de la prosodie seule. Mais cette étude vient affaiblir l’utilisation du NMCLM comme mesure large des compétences en lecture.

Il est difficile de séparer l’impact de la prosodie en lecture sur la compréhension de celui du décodage et de l’automaticité tant ces deux paramètres sont étroitement liés. Breen et al. (2016) ont essayé de mesurer l’impact de la prosodie sur la compréhension, indépendamment des compé- tences de décodage chez des lycéens américains. Pour cela, au lieu de lire un texte à voix haute les lycéens devaient lire des phrases à voix haute, en imitant un lecteur expert qu’ils entendaient. Ce protocole permet de s’affranchir du décodage en se focalisant sur la prosodie, même si celle-ci n’est pas produite, mais uniquement imitée. Les test de compréhension écrite définissent deux groupes : normo-compreneurs et faibles compreneurs. Les variations mélodiques globales sont identiques pour les deux groupes. Cependant les faibles compreneurs imitent moins bien le phrasé que les normo-compreneurs : durée des pauses, variations intonatives marquant les frontières syntaxiques mineures. Les normo-compreneurs marquent plus les frontières syntaxiques aussi bien par l’into- nation que par les durées de pauses. Pour les auteurs, cela pourrait s’expliquer par une meilleure utilisation de la prosodie en lecture silencieuse par les normo-lecteurs : ceux ci marquant plus le phrasé en lecture silencieuse, ils comprennent mieux. Cette étude montre l’importance du phrasé dans la compréhension, et soulève également la question de sa perception. L’imitation plus faible du phrasé s’accompagne-t-elle du même effet en lecture orale individuelle ? Provient-elle d’un déficit de perception ou uniquement de production ?

Intérêt pour les publics particuliers

Au-delà de l’étude de lecteur "tout-venant", l’étude de public particulier, par exemple avec des pathologies, nous permet également d’en savoir plus sur ce public et sur le fonctionnement normal. Les études présentées ici s’intéressent aux enfants présentant des déficits de compréhension.

Lalain et al. (2014) et Suárez-Coalla et al. (2016) se sont intéressés aux enfants et adultes dys- lexiques respectivement en français et espagnol. Ces études ont montré une faiblesse de la prosodie, notamment du rythme et de l’anticipation de la fin des phrases, chez les lecteurs dyslexiques, ce qui impacte la qualité de leur lecture, y compris chez des lecteurs dyslexiques adultes expérimentés. On retrouve des résultats similaires dans l’étude de Jordán et al. (2019) avec des enfants présentant des troubles du langage. On peut émettre l’hypothèse que, comme les enfants dyslexiques et ayant un trouble du langage, les faibles compreneurs présentent une prosodie appauvrie par rapport au normo-lecteurs. Groen et al. (2019) s’intéressent aux faibles compreneurs. Cette étude compare la perception et la production prosodique d’enfants faibles compreneurs de CM2 avec des enfants de même âge normo-compreneurs et des enfants de même compréhension mais plus jeunes. Il apparaît que les faibles compreneurs présentent un déficit aussi bien en perception qu’en production par rapport aux enfants du même âge, mais également en perception par rapport aux plus jeunes ayant les mêmes scores de compréhension. De plus, les régressions réalisées sur les différents paramètres montrent que le score de prosodie en lecture (évalué avec la MDFS) explique bien une part propre de variance des scores de compréhension, au delà du raisonnement non verbal, du décodage et du vocabulaire. Les auteurs en concluent que si le décodage et l’automaticité ont un fort impact sur la compréhension en début d’apprentissage, celui-ci diminue petit à petit, tandis que celui de la pro- sodie augmente. En effet, pour eux, "la prosodie permet de faciliter l’unification entre les niveaux

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phonologique, syntaxique et sémantique" et donc la compréhension. La prosodie serait donc un bon indicateur du niveau de compréhension des enfants. Un défaut de perception et de production de prosodie, aussi bien en lecture orale que silencieuse, altérerait la compréhension.

Le problème de l’influence de l’automaticité et de la prosodie sur la compréhension peut éga- lement être considéré dans l’autre sens. Les lecteurs rapides comprennent-ils tous ce qu’ils lisent ? O’Connor (2018) montre qu’au-delà d’un certain seuil, le NMCLM ne prédit plus la compréhen- sion. Par exemple à plus de 150 MCLM, l’augmentation de la vitesse n’apporte plus rien à la compréhension chez les normo-lecteurs de CM1, et pourrait même avoir un effet néfaste sur celle- ci. D’autres paramètres influent sur cette limite : l’auteur montre que chez des enfants présentant des troubles de la lecture, cette limite est beaucoup plus basse. Ils n’ont pas besoin d’atteindre une vitesse équivalente à la parole pour comprendre. Chez les CM1, une vitesse de 40 à 90 MCLM est suffisante pour atteindre une compréhension standard. L’auteur argumente donc en faveur d’un but de "vitesse suffisante" et du travail de la prosodie pour améliorer la compréhension. Ces résultats convergent avec ceux de Applegate et al. (2009) qui montraient que 30% des enfants du CE1 à la seconde, jugés très bons lecteurs par leurs enseignants et présentant des scores de fluence dans le quartile supérieur, avaient des scores de compréhension faibles.

En résumé, la vitesse de lecture (évaluée par le NMCLM) conditionne la compréhension dans les premières années d’apprentissage, mais son influence sur l’appréhension du sens diminue rapide- ment au profit d’autres compétences. La prosodie en lecture est régulièrement mise en avant dans la littérature comme "successeur" du NMCLM pour les plus grands, pour des publics présentant des troubles de la lecture et pour les plus jeunes comme un potentiel prédicteur de difficultés futures.