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TERRITOIRES-CARREFOURSETPERSONNAGESMOBILES DANSQUELQUES SCÈNESDELAVIEPRIVÉE

On sait que le monde social balzacien, organisé en cercles que la célèbre ouverture de La Fille aux yeux d’or présente de façon saisissante, semble constitué de milieux strictement délimités, caractérisés par des valeurs, une géographie, des rites d’interaction propres. Espaces superposés, disposés verticalement, selon le modèle de La Divine Comédie qu’a bien analysé Bakhtine1 et qu’on retrouve par exemple dans Illusions perdues2. Espaces qui, en ce sens, apparaissent comme des territoires, à la fois parce qu’ils constituent des zones géographiques « strictement déterminées » à l’intérieur desquelles vit un groupe humain et parce que s’y exercent une autorité et des lois propres. En fait, l’ordonnancement, le découpage de l’espace acquiert d’emblée chez le romancier un caractère symbolique et signifiant. C’est donc du principe que sa représentation de l’espace manifeste une vision de la société que nous partirons.

Cette représentation verticale d’un espace de cercles superposés3 et différenciés pose la question du rapport, du lien entre ces territoires : comme passe-t-on d’un cercle à l’autre, comment les cercles entrent-ils en contact les uns avec les autres4 ? Il s’agit, selon des modalités diverses, d’inventer une manière de faire voir l’absence de fixité de l’espace social et de mettre en mouvement sa possible représentation.

Deux de ces modalités nous intéresseront ici particulièrement : l’invention de lieux-carrefours, espaces où peuvent être confrontés des êtres appartenant à des époques et des milieux sociaux différents, auxquels correspondent chez Balzac des personnages mobiles, qui mettent en contact des territoires séparés et distants.

Les hétérotopies

1. Mikhaïl Bakhtine. Esthétique et théorie du roman (1975), trad. franç. Daria Olivier, Gallimard,

« Tel », 1978, p. 303-304.

2. Sur ce point voir José-Luis Diaz, Honoré de Balzac, « Illusions perdues », Gallimard (Foliothèque), 2001, p. 94-97, et Christèle Couleau. « Premières leçons sur Illusions perdues, un roman d’apprentissage », PUF, « collection Major bac », 1996, p. 52-53.

3. Pensons également au Père Goriot où sont évoqués ces étudiants qui finissent par « concevoir la superposition des couches humaines qui composent la société » (III, 73). La pension Vauquer en est une bonne image, qui fait voir l’étagement des fortunes (de l’étage noble au grenier).

4. Soulignons d’ailleurs que le motif du messager entre deux êtres revient fréquemment chez Balzac : qu’on pense notamment au Message ou à Honorine.

Certains romans balzaciens, appartenant notamment aux Scènes de la vie privée, témoignent du désir de représenter, sous forme de scènes, l’ensemble de la société par l’ensemble de leur personnel romanesque. Dans un lieu clos, sont ainsi assemblés des personnages représentatifs du « matériel social d’une époque » (Un début dans la vie, CH, I, 733). Pensons, pour ne citer qu’un exemple, aux scènes de bal dans des salons, dans lesquelles le bal apparaît comme « un monde en raccourci » (La Cousine Bette, CH, VII, 183). Mais si le salon, microcosme social par excellence permettant de convoquer une grande partie du personnel romanesque, de confronter les réactions des personnages ou d’observer leurs différences1, a même, pour Bakhtine, remplacé comme

« chronotope » la route, chronotope de l’ancien roman2, ces lieux ne jouent pas simplement le rôle d’ « unificateur cybernétique3 », comme dans le roman français antérieur et postérieur à Balzac. Certains de ces territoires, qu’on appellera « espaces-carrefours », confrontent des personnages de classes différentes, comme le bal de Sceaux, où l’on peut rencontrer aussi bien des bourgeois, des paysannes que des femmes du monde, ou la Colonie, au début d’Albert Savarus, « terrain neutre » où se côtoient la bourgeoisie et la noblesse (CH, I, 920). Dans Une fille d’Ève, le bal masqué est peut-être ce lieu où finissent par se rencontrer Marie de Vandenesse, aristocrate mondaine, et Florine qui appartient au monde des écrivains et des artistes4 (CH, II, 317). Territoires-carrefours également, la diligence d’Un début dans la vie, où se retrouvent des personnages de classes sociales et d’âges hétérogènes5 ou bien encore la pension Vauquer, lieu improbable où se côtoient des personnages hétéroclites : « Une réunion semblable devait offrir et offrait en petit les éléments d’une société complète » (Le Père Goriot, CH, III, 62).

Première caractéristique de ce territoire donc : il n’appartient en propre à personne. Tous les cercles s’y mêlent. Ainsi au bal de Sceaux, bourgeois, en pleine ascension, aristocrates, en déclin, et plébéiens dansent ensemble. Lieu neutre par excellence, la diligence de Un début dans la vie autorise toutes les confrontations, sans qu’une autorité puisse s’y exercer. En fait, « le roman emprunte à l’espace social des éléments venus de ses régions les plus éloignées, et compose avec eux un nouvel espace, qui est celui de leur rencontre6. » Le lieu n’est plus un « lieu simple et indépendant, mais une réalité complexe, morcelée7 », qu’on pourrait considérer comme un espace de rencontre. Non que toute différence soit effacée en ce lieu. Au contraire, il n’est question que des différences, que des signes à déceler pour rapporter, malgré tout, un être à son espace d’origine et d’appartenance. Nulle part plus que dans les lieux-carrefours ne s’exerce cette prodigieuse activité de déchiffrement si

1. Jean Paris a bien souligné la « fonctionnalité » de ce « lieu » pour Balzac : Balzac, Balland, 1986, p. 128.

2. Mikhaïl Bakhtine. Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 387.

3. Philippe Hamon. « Un discours contraint » (1973), in Littérature et réalité, Seuil (Points), 1982, p. 158.

4. On pourrait évoquer également la maison de Florine, maison éclectique où tous les goûts se retrouvent (Une fille d’Ève, II, 319).

5. Un riche fermier, un adolescent de la petite bourgeoisie, deux artistes, un clerc de notaire, un haut fonctionnaire de l’État.

6. Pierre Macherey. « Les Paysans de Balzac : un texte disparate », in Pour une théorie de la production littéraire, Maspéro, 1966, p. 299.

7. Ibid., p. 301.

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caractéristique des personnages balzaciens. Un véritable processus de différenciation interne y est à l’œuvre.

Mais si un territoire-carrefour est un marqueur de différences, ces différences sont voilées ou dérangées, par l’existence même de ce territoire-carrefour. Au bal de Sceaux par exemple, on danse sans révéler sa vraie nature.

Émilie s’étonne ainsi de voir « la bourgeoisie dansant avec autant de grâce, quelquefois mieux que ne dansait la noblesse » (CH, I, 134). Dans Une fille d’Ève, le bal de l’Opéra, est un bal masqué où les différences sociales semblent suspendues pour un temps, où l’on joue avec les identités. Principe de jeu — affirmer, dans un espace-temps donné, ce que l’on est, alors qu’on feint de ne pas l’être — que l’on retrouve dans le voyage en diligence de la première partie d’Un début dans la vie. Tous les personnages y jouent un rôle, mettant à distance, de manière certes très provisoire, leur statut social et leur fonction réelle. Il y a donc, dans le territoire-carrefour, tout à la fois préservation et effacement des différences.

Michel Foucault remarquait qu’à l’époque moderne1 certains espaces, ou, pour être plus précis, certains emplacements, qu’il appelle

« hétérotopies », sont, dans une société donnée, à la fois dans un rapport de proximité et de contradiction avec tous les autres emplacements. Si les utopies sont des « emplacements sans lieu réel » « les emplacements qui entretiennent avec l’espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée2 », les hétérotopies sont des « sortes d’utopies réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables3 ». Or, à considérer la manière dont Foucault les définit plus précisément, il nous semble que les espaces-carrefours pourraient être qualifiés à bon droit d’hétérotopies. D’abord en ce que « l’hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles4. » Lorsque dans Une fille d’Ève, Raoul s’inquiète d’une éventuelle rencontre entre Marie et Florine, il se rassure en se disant : « Elles étaient si loin l’une de l’autre » (CH, II, 349). Pourtant lors du bal final, l’inconcevable se produit et les deux femmes partagent un territoire, après avoir, à leur insu, partagé un homme. Nous l’avons vu précédemment, la création d’hétérotopies, en suspendant ce qui relève de l’ordre des choses, permet alors de déplacer frontières et limites et de reconfigurer l’espace social en son entier.

Ensuite, précise Foucault, « les hétérotopies sont liées, le plus souvent, à des découpages du temps, c’est-à-dire qu’elle ouvrent sur ce qu’on pourrait appeler, par pure symétrie, des hétérochronies5 ». Des lieux comme le salon, des espaces-temps comme le bal sont effectivement chez Balzac des lieux

« d’interaction des séries spatiales et temporelles du roman6 ». Ces autres espaces (qui impliquent un rapport autre à l’espace) supposent également un autre

1. Sur la distinction entre « localisation », « étendue » et « emplacement » voir Michel Foucault.

« Des espaces autres » in Dits et écrits IV. Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 1994, p. 753-754.

2. Michel Foucault, op. cit., p. 755.

3. Michel Foucault, op. cit., p. 755-756.

4. Michel Foucault, op. cit., p. 758.

5. Michel Foucault, op. cit., p. 760.

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rapport au temps. L’hétérotopie balzacienne fait ainsi se rencontrer des mondes, qui sont aussi des positions par rapport à l’époque, et trace de la sorte une ligne entre des lieux et des temps hétérogènes. Le bal de Sceaux, par exemple, non content d’être à la fois un espace public et intime, fait apparaître les devenirs historiques et confronte ce qui a été (en la figure d’Émilie) et ce qui s’avance (sous les traits de Maximilien de Longueville et de sa sœur).

Troisième caractéristique enfin : « Les hétérotopies supposent toujours un système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend pénétrables1. » C’est toute la question des seuils qui est ici posée et que figure parfaitement l’espace de la diligence dans Un début dans la vie. Le cinétisme de ce « territoire », son essentielle mobilité ne font ici qu’accentuer la manière dont il reformule la question de l’ouverture au dehors. Les territoires-carrefours sont, chez Balzac, à la fois clairement délimités, clos et en même temps demeurent accessibles, poreux.

Et si pour Michel Foucault l’hétérotopie par excellence est le bateau, ce « morceau flottant d’espace » ce « lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé sur soi et qui est livré en même temps à l’infini de la mer2 », on pourrait dire que la mouvante diligence figure bien chez Balzac cette possibilité d’un espace qui, « le temps d’un voyage », tout à la fois mette en jeu différences et délimitations, et les brouille, leur donne du jeu.

Les personnages-transitions

L’ « utilisation » de personnages-mobiles constitue un autre moyen de mettre en rapport les territoires. Un personnage sortant de sa sphère, transgressant les frontières : tel est en effet le point de départ récurrent d’un certain nombre d’intrigues balzaciennes. Ce type de personnage, à cheval entre deux sphères, on pourrait également le nommer, en empruntant ce terme à Owen Heathcote, « personnage-carrefour3 ». Le système de Louis Lambert, dont semble souvent s’inspirer le mode de composition balzacien, soulignait justement l’existence entre les sphères d’ « êtres intermédiaires qui séparent le Règne des Instinctifs du Règne des Abstractifs » (Louis Lambert, CH, XI, 687) et qui peuvent traverser toutes les sphères. Ces personnages sont rapportés de manière concomitante à plusieurs territoires. Le personnage-carrefour est en fait entre deux mondes, et en contact avec ces deux mondes. Pensons par exemple à Albert Savarus qui est le descendant d’une famille parmi les plus nobles et les plus riches, les Savaron de Savarus (CH, I, 926), et qui, en même temps, est un

6. On aura reconnu là la définition bakhtinienne des chronotopes (Mikhaïl Bakhtine. op. cit., p. 387-388).

1. Michel Foucault, op. cit., p. 760.

2. Michel Foucault, op. cit., p. 762.

3. Sur cette notion voir Owen Heathcote. « Balzac romancier de la violence, violence du roman ? », in Balzac. Une poétique du roman, (sous la direction de Stéphane Vachon), Montréal et Saint-Denis,

PUV, XYZ éditeur, 1996, p. 250.

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bâtard1. Corollaire de cette position sociale intermédiaire du personnage-carrefour : ce dernier se situe entre les pauvres et les riches ou à la fois chez les pauvres et les riches, comme Rastignac qui dans Le Père Goriot, à cause de sa pauvreté, est un pensionnaire de la pension Vauquer, mais qui, grâce à ses relations, a ses entrées dans le beau monde2. En fait, parce qu’il est d’aucun et de tous les territoires à la fois, le personnage semble venir d’un autre lieu. Dans La Maison du chat-qui-pelote, le personnage d’Augustine est ainsi situé à la croisée des sphères, créant à lui seul un autre lieu, une « utopie » littéralement, qui se révèlera invivable. Contrairement à ses parents ou à sa sœur, Augustine en effet appartient et n’appartient pas à la Maison du chat-qui-pelote, puisque son imagination et son idéalisme la rendent sensible à la sphère de l’art dont Théodore de Sommervieux est le représentant3. La fiction ne peut exister que par la construction d’un personnage « mixte » en qui « les propriétés de chaque sphère se mêlent4 ». D’où la double conclusion du texte, par laquelle est signifiée l’impossible appartenance du personnage à un ordre commun5. Pour le dire vite, il est le représentant mouvant d’une « utopie ».

Mais si ce type de personnage demeure, par définition, dans l’oscillation et le passage de lieu en lieu, ce n’est que le temps d’un roman, jusqu’à ce que les lois de l’espace social reprennent le dessus. Trois destins possibles s’offrent alors à lui : trouver un improbable autre lieu, entre absence et présence — Thaddée dans La Fausse Maîtresse —, se donner une identité univoque en se confondant avec un territoire — Rastignac, à la fin du Père Goriot —, finir « hors lieu », « hors-territoire » lorsque l’équilibre entre les différentes déterminations ne peut plus être maintenu — Augustine de Sommervieux, Honorine...

Ce qui nous retiendra ici est que l’absence d’assignation de ces personnages à un territoire strictement délimité leur donne la possibilité de passer de lieu en lieu. Rastignac dans Le Père Goriot, Calyste dans Béatrix, ou encore Augustine de Sommervieux dans La Maison du chat-qui-pelote disposent ainsi d’une indéniable mobilité topologique. Calyste effectue ainsi des allers-retours, dans une sorte d’oscillation, entre Guérande et le domaine des Touches (voir CH, II, 725, 732) : le personnage toujours en mouvement, souvent évoqué dans ces moment où il quitte un lieu pour aller dans un autre6, ne semble exister que dans l’élan qui le fait hésiter à être tout à fait d’un monde. La première partie

1. Sur ce point voir Anne-Marie Meininger, Introduction à Albert Savarus, I, 905.

2. Anthony R. Pugh, « Le Père Goriot et l’unité de La Comédie humaine », in Balzac. Une poétique du roman, op. cit., p. 131.

3. Même si Max Andréoli a montré que le personnage du peintre était aussi un personnage-mixte ou dans notre terminologie, un personnage-carrefour (Max Andréoli. « Une nouvelle de Balzac : La Maison du chat-qui-pelote », AB 1972).

4. Max Andréoli, « Une nouvelle de Balzac : La Maison du chat-qui-pelote », AB 1972, p. 70.

5. Cf. « la politique astucieuse des hautes sphères sociales ne convenait pas plus à Augustine que l’étroite raison de Joseph Lebas, ni que la niaise morale de Mme Guillaume » (CH, I, 91) et la métaphore finale signifiant la distance de la jeune femme à son mari : « Les humbles et modestes fleurs, écloses dans les vallées, meurent peut-être [...] quand elles sont transplantées trop près des cieux, aux régions où se forment les orages, où le soleil est brûlant » (CH, I, 93-94). Théodore, à la croisée des sphères de l’art, du réel et du social, est aussi un exemple de personnage-carrefour qui maintient le lien avec les différents « lieux » qui le définissent.

6. C’est le cas dans les deux premières parties du roman à Guérande puis dans la troisième à Paris, où s’opposent autour de lui « d’un côté la brune Portugaise et les manèges de la vertu, de l’autre la blonde fille d’Ève et la comédie de l’amour » (voir Madeleine Ambrière, Introduction à Béatrix, II, 603).

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Jacques-David Ebguy

du Père Goriot évoque de la même façon les déambulations de Rastignac, de sa pension au faubourg Saint-Germain (CH, III, 76, 103, lorsqu’il se rend à l’hôtel de Beauséant) ou à la Chaussée d’Antin (CH, III, 78, 94 lorsqu’il va à l’hôtel de Restaud). Le système des personnages du roman repose d’ailleurs en partie sur l’opposition entre les vieilles personnes, vivant dans la pension comme « des huîtres sur un rocher » (CH, III, 73) et Rastignac, capable de se mouvoir et souvent dépeint en train de marcher (CH, III, 158, 176, 215) ou de se déplacer en voiture (CH, III, 226 : lorsqu’il quitte la pension). « En se montrant dans cette société, la plus exclusive de toutes, il avait conquis le droit de se montrer partout1 » (CH, III, 76, c’est nous qui soulignons) : la formule vaudrait pour bien des personnages-mobiles. Contrairement au Père Goriot qui se heurte à des frontières ou des barrières lorsqu’il veut pénétrer dans certains lieux (CH, III, 113), Rastignac efface les distances et dissipe les obstacles, grâce à l’appui de Mme de Beauséant (CH, III, 108). Cette dernière est d’ailleurs, à cette occasion, comparée à une fée, mettant en évidence le caractère insolite, presque merveilleux, de cette circulation rendue possible d’un territoire à un autre. Le jeune homme passe, ne fait que passer2. D’où la métamorphose du monde social : d’empilement de territoires cloisonnés, il devient une mer, ou un océan, sur laquelle lui seul peut naviguer à sa guise (CH, III, 75, 86-87, 122, 123).

Nulle errance dans ce cheminement des personnages : il s’agit de pénétrer divers milieux et de se situer par rapport à eux pour obtenir quelque chose. Afin de s’orienter dans le « labyrinthe social » — autre image récurrente

— Rastignac possède par exemple « un fil d’Ariane » (CH, III, 117) qui lui évite de se perdre et de brouiller la signifiance à l’œuvre dans la disposition des lieux.

Le mouvement des personnages relève d’une dimension d’ « itinérance » qui n’est ni celle de l’errance ni celle de l’appartenance, et ne renvoie ni à l’ « horizontalité » d’un espace où cohabiteraient des territoires contigus et similaires, ni à la « verticalité » d’un espace hiérarchisé, dont un personnage ambitieux gravirait les échelons. Il s’agit d’abord, en introduisant le personnage mobile, d’établir des liens entre les diverses parties de l’univers social, entre les

« différents mondes du monde » (Illusions perdues, CH, V, 165).

Cette construction d’une autre représentation de l’espace social et des territoires qui le composent est d’abord le résultat d’un effet de montage, pour employer un vocabulaire cinématographique. Par le biais des déplacements d’une figure pour laquelle n’existe pas de frontière infranchissable ou de sphère inabordable, sont rapprochés en quelques pages des territoires qu’apparemment tout sépare. La remarque vaut d’évidence pour Le Père Goriot mais également pour la dernière partie de La Maison du chat-qui-pelote, au cours de laquelle Augustine rend tour à tour visite à sa sœur (« Un matin donc, elle se dirigea vers la grotesque façade de l’humble et silencieuse maison où s’était écoulée son enfance », CH, I, 78), à ses parents (« Elle hasarda de se rendre alors à l’antique hôtel de la rue du Colombier, dans le dessein de confier ses malheurs à son père et à sa mère », CH, I, 79-80) et à la duchesse de Carigliano (« Un jour donc, la timide Augustine, armé d’un courage surnaturel, monta en voiture à deux heures après-midi, pour essayer de pénétrer jusqu’au boudoir de la célèbre coquette. » – CH, I, p.84). L’adoption d’une même structure syntaxique et une ellipse temporelle semblent faire se succéder les différentes visites et ainsi rendre

1. Grâce à elle, il aura « le pied partout » lui avait dit Mme de Beauséant (III, 117).

2. De la même façon, dans La Fausse Maîtresse, « Paz passe », il passe partout — le jeu de mots est dans le roman (II, 204) et constituait même le titre d’un de ses chapitres (II, 235).

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possible la comparaison entre ces trois territoires et leurs habitants et

possible la comparaison entre ces trois territoires et leurs habitants et