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3 Le libertarisme de Nozick

3.3 Liberté et économie

ayant requis de ne pas être protégés par les forces de l'ordre soient, en pleine concordance avec leur souhait, libre de ces entraves. En ce qui concerne la situation de conflit, nous croyons que dans un tel scénario, il y a de fortes chances que les individus défrayant les coûts afin d'assurer leur propre sécurité ne seraient pas satisfaits à l'idée que ceux n'ayant rien à payer puissent, ironiquement, avoir droit aux mêmes privilèges qu'eux puisqu'ils bénéficieraient d'une forme davantage à laquelle ils ne contribuent nullement. Finalement, ce système ne tient pas compte des individus qui désireraient se prémunir d'une protection de l'état, mais qui, pour diverses raisons, ne seraient pas en mesure de s'offrir un tel service.

3.3Liberté et économie

Si la liberté individuelle est extrêmement importante dans les deux versions du libertarisme, qu'il soit moderne au sens de Nozick ou de manière plus classique, il n'en demeure pas moins que celle-ci se déploie de manière totalement différente, avec des raisons qui lui sont propres, dans ces deux versants de la philosophie. En effet, cette liberté, particulièrement lorsqu'elle s'exprime sous son versant économique, diffère largement d'un libertarisme à l'autre. Les libertariens et anarchistes de la première heure visent avant tout à se libérer du carcan social qu'ils perçoivent comme un système de domination et d'exploitation capitaliste, un appendice servant avant tout à assouvir les intérêts des plus nantis ou des bourgeois aux dépens des prolétaires, des mieux nantis36. Chez leur alter ego contemporain, la raison en est

tout autre. S'ils sont d'accord avec l'idée que l'État ne doit pas interférer de trop près avec les affaires économiques des individus, ils croient tout de même, comme nous l'avons mentionné précédemment, à une forme d'État minimal tout juste suffisante et à même de maintenir une 36 Plusieurs exemples de cette forme de critique existent dans la littérature anarchiste, mais une des critiques les mieux

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cohésion efficace du tissu social, ce que l'anarchie ne serait évidemment pas à même de faire de par son absence totale de structures. Pour les libertariens modernes, la diminution de l'ingérence de l'État représente un excellent moyen de s'affranchir de certaines obligations monétaires et de se servir de ces structures minimales et peu intrusives comme un vecteur idéal afin de faire circuler plus massivement et plus librement les capitaux à la guise des différents individus. Cette méthode s'avère le moyen idéal et le plus efficace afin de stimuler l'économie. Si le capitalisme est une source d'exploitation à la solde des bourgeois pour les libertariens du début du siècle tout comme pour les anarchistes modernes, il est totalement incorporé et même favorisé dans le mode de pensée des libertariens modernes. La liberté n'est donc plus un moyen ou un terme désirable afin de s'affranchir du capitalisme, mais devient un Leitmotiv afin de permettre aux individus d'embrasser pleinement le système capitaliste le plus librement du monde en s'assurant que ce même État, qui en quelque sorte garantit ou permet le capitalisme, ne puisse pas délibérément voir de trop près ou contrôler ce que les individus décident de faire des ressources qui leurs appartiennent : « The term libertarian as used in the US means something quite different from what it meant historically and still means in the rest of the world. Historically, the libertarian movement has been the anti-statist wing of the socialist movement. Socialist anarchism was libertarian socialism. In the US, which is a society much more dominated by business, the term has a different meaning. It means eliminating or reducing state controls mainly controls over private tyrannies. Libertarians in the US don't say let's get rid of corporations. It is a sort of ultra-rightism ». Même si la chose peut sembler paradoxale lorsque l'on connaît le point de vue des premiers libertariens sur la question du capitalisme ou de l'économie, la « tangente surprenante » prise par leur pendant moderne est en

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parfaite cohérence avec le reste de leur philosophie et avec l'idée que l'économie et le capitalisme ne sont pas des valeurs ou des systèmes à liquider, mais plutôt des « opportunités » à saisir qui n'auraient aucune raison d'être ignorées ou condamnées.

Les mots de Chomsky (lorsqu'il parle de tyrannies privées) sont peut-être un peu forts, mais son explication demeure tout de même fort claire et pertinente : les libertariens modernes, Nozick à leur tête, ont développé le coeur de leur pensée autour de valeurs qui se rapprochent à plusieurs égards des préceptes associés à la droite économique. Ainsi donc, pour eux, il y a une nette différence entre le corporatisme et le pouvoir de l'État. Ils ne voient pas, contrairement à leurs « prédécesseurs », un lien de facto entre ces deux entités. Là où les libertariens classiques considéraient que le gouvernement et les riches entreprises étaient liés au même système d'exploitation de la masse prolétaire, leur pendant moderne, lui, considère qu'il s'agit là de deux systèmes bien distincts. Par le fait même, ils croient qu'il faut libérer au maximum l'emprise ou l'influence du gouvernement sur les entités économiques sur lesquelles ils exercent une trop grande pression ainsi qu'un trop grand contrôle, rendant du même coup l'économie plus lente et moins efficace. Si nous ne sommes pas du tout d'accord avec leur conclusion quant à la libération des marchés et de son bénéfice sur l'économie, nous leur donnons tout de même raison à l'effet que le gouvernement moderne ainsi que les entités économiques représentent effectivement deux entités intrinsèquement liées de par leurs activités ainsi que de par leurs champs d'application connexe, mais qui demeurent belles et bien distincts. Nous croyons que l'histoire du XXIe siècle, avec l'apparition des différents lobbies et des différents groupes d'intérêts privés confortent à elle seule largement ce fait et nous démontrent bien que les libertariens classiques ont conçu de manière trop monolithique deux réalités qui sont en fait

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enchevêtrées l'une dans l'autre; les structures politiques et économiques ne sont pas ensemble dressées contre la masse des citoyens. Au contraire, il existe plusieurs niveaux de compétitions où les groupes ou les individus considérés comme faisant partie de la « bourgeoisie » s'affrontent et s'opposent entre eux. La réalité de cette opposition n'est dès lors plus simplement double entre les biens nantis et les plus défavorisés, mais comporte de nombreux niveaux de compétitions et d'oppositions qui dépassent largement le simple cadre marxiste « bourgeoisie-prolétariat37 ». Les libertariens modernes, dans le sillon de Nozick, ont bien compris ce

phénomène et de leur perspective, il s'agit plutôt de certains acteurs utilisant le système économique en place qui tentent, dans la mesure du possible, de se libérer de certaines entraves politiques qu'ils jugent illégitimes et qui les empêchent de pouvoir pleinement exploiter le système économique en place.

Dans la perspective de cette séparation, une réduction des pouvoirs de l'État représente pour eux une façon de limiter le pouvoir politique des marchés économiques et de permettre aux capitaux la possibilité de se déployer plus efficacement et le plus librement possible. Il y a donc deux différences majeures que l'on peut retenir sur la question économique entre les deux interprétations du libertarisme : premièrement, les libertariens classiques assimilent le capitalisme et les forces de l'économie à la structure de l'État. Ces deux domaines ne font qu'un et sont dominés par une élite bourgeoise qui les instrumentalise afin d'en arriver à ses fins aux dépens des individus moins privilégiés. Pour sa part, la version nord-américaine, plus moderne, considère que les forces économiques et l'État, bien qu'ils soient intrinsèquement liés l'un à l'autre, sont deux choses fort distinctes et que la limitation de l'un (en l'occurrence, dans le

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présent cas, l'État) permettra à l'autre de pouvoir se développer plus aisément. Nozick, même s'il n'est pas le plus radical de cette tribune, fait inévitablement partie de ceux qui se réclament de la version plus moderne du libertarisme. Si sa théorie est inspirée de certains préceptes anarchistes, il se distancie également d'eux en insérant le capitalisme ainsi que l'économie dans le cadre d'un État minimaliste dont les quelques règles constitutives ne sont là que pour garantir une certaine cohésion sociale.