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3 Le libertarisme de Nozick

3.7 La réparation historique

En cohérence avec les deux principes mentionnés précédemment, à savoir le droit d’appropriation première ainsi que le transfert de possessions, Nozick introduit une troisième notion de réparation historique afin de colmater les possibles brèches ou les abus qui se glisseraient vraisemblablement dans les vicissitudes historiques et qui iraient à l'encontre de sa théorie de la propriété privée. À cet effet, il introduira sa troisième notion-clé, celle de la réparation historique. Cette dernière vise à dynamiser et à rendre possible la restitution de quelque chose X à un individu ou à un groupe qui aurait été victime d’injustice ou d’abus. Pour illustrer la problématique, imaginons un fermier possédant un certain lot de terres fertiles très propices à l'agriculture. Ces dernières sont vastes, géographiquement situées près de la frontière du pays et sont considérées comme parmi les meilleurs au pays pour la culture du blé. Le fermier a lui-même découvert l'existence et l'emplacement de ces dernières et rien dans l'histoire ne suggère que quelqu’un n’ait pu découvrir l’emplacement avant lui. Selon la théorie de Nozick, ce dernier en serait dès lors bel et bien le propriétaire légitime. Or, un matin, le pays

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dans lequel ce dernier se retrouve tombe en guerre contre un de ses voisins. Vivant près de la frontière, il sera l'une des premières victimes de cette querelle et également de ce conflit armé. Au fil des événements, un groupe armé appartenant au pays voisin décide de profiter de l'occasion pour envahir ses terres ainsi que sa ferme, chassant ce dernier de sa propriété et décidant d'élire domicile sur sa ferme. Étant en temps de guerre et ne disposant pas des ressources nécessaires afin de protéger ses biens, le fermier fût délogé des lieux « manu militari51 » en compagnie de ses deux jeunes enfants et de son épouse afin de sauver sa vie ainsi que celle de sa famille. Entre-temps, plusieurs années passent et le fermier meurt de manière naturelle et laisse derrière lui deux fils ainsi que sa femme. Même si ces derniers ne vivent plus sur l'ancienne ferme depuis une vingtaine d'années, il serait possible et même impératif, selon Nozick, que l'essentiel soit fait afin que la famille du fermier puisse récupérer les terres ainsi que la ferme de ce dernier, car ils sont les héritiers de ce dernier et que ces biens appartenaient au fermier qui les avait acquis légalement de par la première règle sur le droit d'acquisition des biens, droit que le groupe armé ayant envahi sa ferme ne possédait bien évidemment pas. Si l'idée de réparation historique fait un certain sens afin de dédommager certains méfaits ou afin de réparer certaines injustices, la formulation de la réparation historique telle que Nozick l'articule n'est pas dépourvue de difficulté dont une, en particulier, qui est plutôt difficile à résoudre. En effet, jusqu'où nous est-il possible de régresser, historiquement parlant, afin de résoudre une injustice donnée? À toute fin pratique, il est possible de régresser presque infiniment, du moins, d'aller aussi loin que les registres ou les preuves écrites que nous possédons quant aux divers conflits s'échelonnent. L'exercice peut s'avérer spécialement 51 Expression latine signifiant « à l'aide de moyens militaires ». Dans le langage légal, elle est aussi utilisée lorsqu'il y a

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fastidieux et laborieux dans plusieurs endroits du globe où les pays ont changé de mains plusieurs fois et où certains des empires ont été absorbés par d'autres qui ont disparu à leur tour, particulièrement quand certains descendants lointains de certains de ces anciens souverains seraient toujours vivant de nos jours bien que n'ayant jamais connu ou vécu dans ces dits lieux où leurs ancêtres auraient jadis régnés.

Nozick reconnaît cette difficulté d'emblée et même si théoriquement, les limites de cette réparation historique sont parfois impossibles à définir rétroactivement parlant quant à leur « début et leur fin », il n'en demeure pas moins que cette idée de réparation est absolument indispensable en philosophie du droit pour plusieurs raisons, mais pour deux en particulier : premièrement, elle nous permet de décortiquer le passé et offre la possibilité de réparer certaines injustices commises et ce, même si ces dernières sont prises en tenailles entre plusieurs zones grises.

Deuxièmement, elle offre la possibilité, un outil, afin de contrer ceux qui décideraient dans le présent ou encore, dans un futur rapproché, d'agir à leur bonne guise et de déposséder certaines personnes de leurs biens ou de leurs terres sous prétexte que de toute manière, si nous pouvons tenir quelques années, nous tomberons sous l'auspice d'un passé distant et il ne sera plus possible de nous reprendre ce que nous avons conquis pour notre intérêt personnel. Ce deuxième aspect est théoriquement crucial afin de non seulement de dépoussiérer les couloirs du passé, mais également de garder les portes de l'avenir, car une telle théorie nous donne des outils cruciaux afin de pouvoir gérer les conflits ou les situations de ce type qui pourraient survenir. Pour cette raison, nous ne croyons pas que ce problème de la régression à l'infini pose un obstacle majeur au système de Nozick. La réparation historique, bien qu'imparfaite en raison

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de la complexité de la tâche, demeure essentielle afin de réparer certaines injustices et d'en prévenir d'autres.

Il faut garder en tête que ce ne sont pas tous les cas d'injustices historiques qui sont, dans leur chronologie et dans leur structure, difficiles à cerner et à rétablir. Dans la même veine, même parmi les cas compliqués, un bon nombre d'entre eux sont possibles à corriger à la simple condition de bien étudier les différents dossiers et de tenir compte de toutes les données. L'essentiel est de comprendre qu'il n'existe pas un seul modèle distinct et unique nous permettant de résoudre le problème de la réparation historique et de comprendre que dans la presque totalité de ces situations, il faut procéder au cas par cas. Pour illustrer notre pensée, prenons l'exemple que le Canada avec les des premières Nations. Dépendamment des injustices abordées face à ces dernières et dépendamment des gravités ayant eu lieu, différents paliers de discussions et de solutions se sont ouverts avec les tribus concernées. En suivant les différentes négociations et tables rondes qui ont eu lieu sur le sujet, certaines solutions ou compromis ont été trouvés.