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5 Murray Rothbard, critique libertarien de Nozick

5.1 L'aspect historique

optique, la critique de Rothbard représente de loin la meilleure critique de Nozick d'un point de vue libertarien, ce qui nous aidera à mieux comprendre sa philosophie en abordant un angle différent de ce que la philosophie libérale nous offre.

5.1 L'aspect historique

La premier point que Rothbard discute d'entrée de jeu touche à la question historique de la fondation de la société qui, selon lui, n'a pas été abordée de manière satisfaisante dans l'oeuvre de Nozick. Si l'État minimaliste chez Nozick émane avant tout d'un État anarchique ayant besoin de structures pour pouvoir valider son existence, Rothbard nous dia que ce dernier ne fait nullement mention d’événements ou d’arguments historiques afin de valider son point de vue : il n'existe nulle part, nous dira-t-il, dans Anarchy, State and Utopia une quelconque fondation historique nous démontrant qu'un État est bel et bien né de la manière dont Nozick le défend. Ce manque de références ou d'éléments démontrant que certaines sociétés ont bel et bien été crées suivant le cheminement ajoute un énorme point d'interrogation quant à la possibilité qu'une société ou qu'un État puisse avoir réellement été créés sur de telles bases. Rothbard en rajoutera même en disant qu'aucune société n'a jamais pris naissance autrement que par des éléments de conquêtes, de violence et de coercition, suggérant ainsi que dans les faits, toute société serait construite suivant des préceptes violant les libertés individuelles : “On the contrary, the historical evidence cuts precisely the other way: for every State where the facts are available originated by a process of violence, conquest and exploitation: in short, in a manner which Nozick himself would have to admit violate indivudual rights74 ». Pour cette raison, Rothbard nous dira qu'une telle société telle que décrite et construite sur des prémisses 74 Voir Murray Rothbard, Robert Nozick and the immaculate conception of the state, Journal of libertarian studies,

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nozickienne n'a jamais existé, il ne nous est dès lors pas possible de justifier ou de légitimer une telle existence, même si l'on acceptait l'idée que ces sociétés pourraient bel et bien plus tard devenir minimalistes. Tout au plus, selon Rothbard, il nous serait possible d'accepter la prémisse selon laquelle une forme de « main invisible » qui prendrait les richesses et les laisserait retomber là où les forces sociales les orienteront existe. Dès lors, il deviendrait tout à fait logique que Nozick joigne les rangs anarchistes demandant l'abolition de tous les États qui ne sont rien d'autre qu'une source d'oppression des libertés individuelles. Une fois que ces États seront abolis, tout ce qu'il nous restera à faire est de laisser la fameuse main invisible opérer librement sur des bases anarchocapitalistes et placer les ressources là où elles devraient tout simplement retomber.

Même si une telle société bâtie sur des prémisses immaculées n'est pas possible, Rothbard poursuivra sa critique en nous invitant à tout de même imaginer qu'une telle société puisse avoir pris naissance de la manière dont Nozick l'imagine. Même dans ce cas nous dira-t-il, une telle naissance ne saurait justifier son existence actuelle. Toute société, selon lui, est construite autour des prémisses de contrat social qui sont dès lors renforcées par des forces de l'ordre ainsi que des lois contraignantes auxquelles les individus acceptent de sacrifier et de soumettre une partie des libertés auxquelles ils avaient accès alors que ces derniers vivaient encore à l'État de Nature.

Si l'on étudie attentivement l'explication que Rothbard nous fournit, nous croyons qu'il est possible d'affirmer que ce dernier se trompe dans son interprétation de l'historicité chez Nozick ainsi que des raisons pour abandonner cette dernière. Nous sommes d'accord avec lui sur le fait que Nozick n'a fourni aucune référence historique quant à une quelconque société qui

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se serait construite de la manière dont il le décrit. Nous n'avons nous-mêmes trouvé aucune société qui pourrait correspondre à une telle naissance puis au développement d'un noyau social significatif à ce sujet. Une telle référence pragmatique et empirique aurait pu être d’une grande aide à Nozick afin de solidifier sa position argumentative et aurait même pu, dans une certaine mesure, aider à contredire une critique que nous lui avons faite plus tôt, à savoir qu'une société fonctionnant sur un mode minimaliste était non seulement fort peu probable, mais invivable. Au point de vue théorique, il aurait effectivement été souhaitable que Nozick puisse nous fournir quelques exemples à titre de preuve afin de consolider son point et de donner plus de substance à son point de vue. Cependant, même en l'absence de tels exemples, aussi importants soient-ils, nous ne croyons pas que ceci valide pour autant la critique que Rothbard en offre. Le premier grand problème de l'argumentation de ce dernier, dans le présent cas, est qu'il vilipende la conception de l'État Nozickien avec un argument que nous pouvons aisément retourner contre lui : Il ne donne lui-même aucun exemple d'une réelle société anarchiste regroupée de plus de 100 individus et dont le fonctionnement se serait avéré efficace alors qu'il milite fermement pour un retour de société opérant sous un mode purement « anarchique ». Même au sein des sociétés amérindiennes de jadis dont le mode de vie est celui qui se rapprochait le plus d'une vie sous concept anarchiste, il existait tout de même une stricte hiérarchie au sein de ces tribus et certaines règles en fixaient également le mode de vie. Ces tribus avaient certes un mode de fonctionnement bien différent du nôtre de par le fait qu'il s'agissait d'une autre culture et que certains concepts, dont celui d'appropriation de la terre leur était étranger, mais elles étaient tout de même régies par un code de règles au sein de la tribu, un peu à l'image d'un micro société qui aurait possiblement besoin de moins de règles pour

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opérer dû au fait de leur plus petit nombre.

De plus, Rothbard semble ignorer les arguments avancés par les contractualises classiques comme Locke, Rousseau ou Hobbes qui font état d'une nécessité de la part des individus à accepter qu'une liberté totale et sans limites ne peut que poser un problème à l'être humain puisque celui-se retrouverait dès lors soumis aux vicissitudes ainsi qu'aux aléas des autres individus se retrouvant face à eux en position dominante. Un des meilleurs exemples à ce sujet nous est offert par Rousseau75 lorsqu'il nous explique en quoi il est impératif de faire la

différence entre la volonté individuelle versus la volonté générale et pourquoi les individus doivent accepter de soumettre et de sacrifier une partie de cette liberté individuelle afin qu'elle fusionne avec la volonté générale et ainsi garantir l'unité du tissu social. Plutôt que d'expliciter pourquoi il est inacceptable d'adhérer à une philosophie contractualiste, Rothbard se contente simplement d'éviter la question et de marteler l'idée que la construction d'une société n'est pas légitime en soi à cause de la perte de liberté et de l'exploitation qui sont automatiquement à l'origine de sa naissance. Cette prise de position en tant que telle n'est pas surprenante dans la mesure où les anarchistes ainsi que les libertariens des vieux jours76 ont toujours vu l'État ainsi

que la société comme une force contraignante où s'accumulaient les injustices, mais certains d'entre eux, dont Bakounine77 avaient à tout le moins le mérite de produire une réponse et

d'expliquer certains mécanismes plutôt que d'y aller d'une assertion prise comme seule et unique réponse. Pour un libertarien moderne prônant la libre économie, la position de Rothbard est extrêmement intéressante et alambiquée, d'autant plus que ce dernier ne répudie pas 75 Voir Jean-Jacques Rousseau, Le Contrat Social, Flammarion, 1993, 535 pages.

76 À noter que les libertariens de « la vieille école » étaient également eux-mêmes anarchistes, mais nous établissons tout de même une distinction ici en mentionnant les deux termes pour la simple et bonne raison que tous les anarchistes ne se réclamaient pas forcément de la mouvance libertarienne.

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simplement le concept d'état minimaliste, mais également celui d'État tout court.