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L'exclusivité des droits relatifs à sa propre personne

3 Le libertarisme de Nozick

3.11 L'exclusivité des droits relatifs à sa propre personne

avec plus ou moins de libertés que les autres. Si l'on fait abstraction de la possibilité de pouvoir subordonner sa liberté au profit de certains avantages, la pensée de Nozick n'est pas si éloignée de celle de Pogge ou de Rawls. Ces trois philosophes sont d'accord sur le fait que tous les individus, quels qu'ils soient, devraient partir sur un pied d'égalité en ce qui concerne la question des droits et devant la loi. Il n'y a rien qui puisse justifier59 qu'un individu quelconque

puisse commencer avec certains avantages spéciaux. Inversement, il n'y a rien qui puisse justifier qu'un individu quelconque soit forcé d'entreprendre sa vie au quotidien en étant privé de certains droits ou privilèges qui seraient cependant octroyés à ses contemporains.

3.11 L'exclusivité des droits relatifs à sa propre personne.

Le troisième élément constitutif de la pensée de Nozick touche à la question des droits relatifs à sa propre personne : ce dernier croit fermement qu'avant d'avoir les mêmes droits que tous les autres (droits symétriques), il est absolument impératif que chaque individu possède un droit inaliénable sur sa personne ainsi que sur ses propres capacités et qu'il puisse disposer de ces dernières de la manière dont il l'entend. L'individu doit en effet avoir préséance, sine qua non quant aux options initiales qui ont trait à sa propre personne; si ce dernier juge, par exemple, que renoncer à un droit X en échange d'un avantage y vaut la peine, nul n'a dès lors le droit d'arrêter ce dernier dans son entreprise personnelle. Certes, il n'est pas interdit de promulguer certains conseils ou une certaine expertise à l'individu en question, mais en aucun cas et par une forme de contrainte quelconque, il n'est permis, selon Nozick, d'empêcher un individu d'user de ses propres membres ou de ses propres capacités de la manière dont il

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l'entend60. Comme nous l'avons mentionné plus tôt, une telle permissivité quant aux droits

relevants de sa propre personne, constitue un terrain extrêmement dangereux. Si l'on considère toutes les contingences d’une telle ouverture, nous nous retrouvons dans une situation où tous les abus sont possibles et où les personnes trop naïves ou se retrouvant dans une position précaire pourraient voir des individus profiter de leur état de faiblesse en vue de satisfaire leur propre agenda. Directement, une telle ouverture met en danger la vie des individus en ouvrant la possibilité de l'aliénation complète de l'intégrité de son corps. Nous ne sommes évidemment pas pour une restriction exemplaire du corps humain, mais il faut tout de même savoir placer des limites afin de protéger les gens d'une situation contraignante qui risque de les mettre dans une position bien plus précaire que celle dans laquelle il se trouvait à l'origine. Les exemples sur le sujet ne manquent pas, mais nous nous permettrons d'en citer deux très simples afin d'illustrer nos propos.

Premièrement, l'exemple d'une jeune fille atteinte d'une grave dépendance toxicologique qui attirerait l'attention d'un individu aux convictions questionnables. Ce dernier ne peut que constater l'état de faiblesse de sa victime qui cherche à tout prix à satisfaire son besoin de drogues et y voit là une bonne opportunité de faire un bon coup d'argent. Ce dernier offre à la jeune fille de lui fournir ce dont elle a besoin afin de subvenir en matière de stupéfiants à long terme à condition qu'en échange elle accepte de lui vendre pendant une période de 10 ans l'intégralité de son corps. Hésitante au début, car consciente de la sévérité que représente la vente de son corps à long terme, la jeune fille finit par accepter, à défaut d'avoir une autre offre ou une « meilleure » alternative » en se disant que son problème sera résolu à long terme.

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Transaction conclue, son nouveau « propriétaire » légitime décide donc de revendre son corps sur le marché de la prostitution afin de maximiser son nouvel investissement, entraînant cette dernière dans une spirale bien pire que ce que sa situation initiale ne laissait présager. À moins de postuler dès le départ que le désespoir ne peut pas pousser les gens à accepter l'inacceptable, des scénarios, comme celui que nous venons de mentionner, ne seraient pas rares dans un monde où tout est permis pourvu que l'on soit consentant. Il nous apparaît évident qu'il y aura toujours un individu prêt à intercepter cette misère afin de la monnayer à son propre compte malgré l'indécence et la disproportion du geste.

Dans un registre un peu moins sinistre, mais tout aussi pernicieux, nous pourrions imaginer un père de famille dont le fils, atteint d'une maladie grave, requerrait certains services médicaux extrêmement onéreux qui ne seraient pas recouverts par les assurances. Le montant est si astronomique qu'il lui est impossible, dû à son modeste revenu, de couvrir même partiellement les frais pour le traitement en question. Comme ses possessions sont modestes et qu'il représente la seule source de revenus de la famille (sa femme demeurant à la maison avec les enfants et s'occupant des tâches domestiques), les différentes institutions financières refusent de lui prêter le montant nécessaire au traitement, car les garanties de retour ne sont pas les plus solides qu'il soit. Désespéré, mais désirant à tout prix sauver la vie de son fils, il finit par trouver un prêteur sur gages qui accepte de lui verser la somme à condition que ce dernier vienne travailler pour lui gratuitement pour les dix prochaines années. L'homme sait très bien que dix ans de travaux gratuits représentent une somme bien plus imposante que les frais encourus afin de soigner son fils. Il sait également que la chose veut dire que sa femme devra retourner au travail et comme elle ne possède pas de qualifications spéciales, le revenu servant

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au maintien de la famille baissera d'une manière drastique, ce qui les transportera vers de très sérieuses complications. Cependant, comme la vie de son fils est en cause, ce dernier en bon père de famille est prêt à tout pour sauver la vie de celui-ci, peu importe les sacrifices qui doivent en découler. Il tente de négocier à la baisse la demande du prêteur, mais ce dernier flairant la bonne affaire et le désespoir du condamné refuse fermement de diminuer ses demandes. Après quelques efforts de persuasions et après avoir fait le tour des possibilités, devant l'urgence de la situation, le pauvre père se voit contraint de céder dix ans afin que son fils puisse avoir les traitements adéquats afin de survivre.

De telles situations, bien que pouvant paraître caricaturales, ne sont ici que quelques exemples des multiples cas de figure pouvant arriver si, comme Nozick le souhaiterait, l'être humain pouvait refuser la protection des droits inaliénables en échange de certains services ou de certains avantages. Dans une perspective de théorie des jeux avec pluralité d'acteurs, il est essentiel de limiter la contingence ainsi qu'une partie de la liberté des participants afin de les protéger de certains abus ou de certains schèmes d'extorsion qui pourraient se profiler à l'horizon61.