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Liaisons hydrogène avec le fluor : un historique

Chapitre 1 : Introduction

1.3 Le fluor comme accepteur de liaisons hydrogène

1.3.2 Liaisons hydrogène avec le fluor : un historique

Dans son chef-d’œuvre The Nature of the Chemical Bond, Linus Pauling explique que la capacité d’accepteur de liaisons hydrogène est habituellement associée à l’électronégativité de l’atome accepteur.73 Une preuve de ceci est la présence de liaisons hydrogène très fortes

avec les fluorures inorganiques. Notamment, la liaison hydrogène caractérisée comme la plus forte à ce jour est celle dans l’anion bifluorure (HF2-; F···H–F), avec une énergie de

72 Kamlet, M. J.; Abboud, J. L. M.; Abraham, M. H.; Taft, R. W. J. Org. Chem. 1983, 48, 2877.

liaison de 163 kJ/mol, soit 7 fois plus forte que la liaison hydrogène entre deux molécules d’eau!74,75 Par contre, pour les fluors attachés de façon covalente à un carbone, aucun

exemple de tels motifs agissant comme accepteurs de liaisons hydrogène n’était connu à l’époque. Cette simple observation par Pauling a donc été la base d’un long débat dans la littérature à propos de la possibilité de faire des liaisons hydrogène avec un lien C–F.

En 1983 et en 1994, le groupe de Glusker a réalisé une analyse des structures cristallographiques déposées dans la base de données Cambridge Crystallographic Data Centre, à la recherche d’interactions C–F···H.76 Malgré qu’ils n’aient trouvé qu’un faible

pourcentage de preuves de cette interaction, les auteurs ont proposé que le lien C–F puisse être un accepteur faible de liaisons hydrogène. Howard, O’Hagan et leurs collaborateurs, ayant opéré une analyse statistique semblable à celle de Glusker dans une base de données cristallographiques similaire, ont pourtant eu une opinion différente. Leur conclusion était que le fluor est un mauvais accepteur de liaisons hydrogène, en vertu de la rareté des interactions C–F···H optimales présentes à l’état solide.77 En 1997, Dunitz et Taylor ont

publié une autre analyse cristallographique similaire qui incluait aussi la Protein Data Bank et, comme ils ont trouvé trop peu d’interactions favorables, ont titré leur article «Organic Fluorine Hardly Ever Accepts Hydrogen Bonds».78 Ce refus catégorique de la capacité

potentielle des liens C–F à accepter les liaisons hydrogène a laissé une marque dans la littérature, car, même aujourd’hui avec ce qu’on connaît, cet article continue d’être cité.

Plusieurs groupes se sont intéressés à l’interaction controversée au fil des années, dont Desiraju qui, en analysant en 2002 les travaux en cristallographie de son propre groupe dans le journal Accounts of Chemical Research, a exprimé l’opinion selon laquelle les

74 Emsley, J. Chem. Soc. Rev. 1980, 9, 91.

75 Du même coup, nous pouvons tenir pour acquis que l’anion fluorure est l’accepteur le plus fort connu, et

que HF est le meilleur donneur caractérisé.

76 a) Murray-Rust, P.; Stallings, W. C.; Monti, C. T.; Prestone, R. K.; Glusker, J. P. J. Am. Chem. Soc. 1983,

105, 3206; b) Shimoni, L.; Glusker, J. P. Struct. Chem. 1994, 5, 383.

77 Howard, J. A. K.; Hoy, V. J.; O’Hagan, D.; Smith, G. T. Tetrahedron 1996, 52, 12613. 78 Dunitz, J. D.; Taylor, R. Chem. Eur. J. 1997, 3, 89.

interactions C–F···H auraient un véritable caractère de liaisons hydrogène et pourraient coller à une définition étendue de cette interaction.79 À l’opposé, O’Hagan a réitéré en 2008

dans un article de revue que les paires d’électrons libres du fluor organique ne sont pas du tout de bons accepteurs de liaisons hydrogène.80 Avec toutes ces opinions contradictoires,

qui fallait-il croire? En 2008, il n’y avait pas assez de preuves pour généraliser la capacité du lien C–F à accepter les liaisons hydrogène, mais trop d’exemples pour simplement rejeter le concept.

Depuis cette période, de nombreuses autres études ont été publiées et la majorité d’entre elles supportent l’idée qu’un lien C–F peut réellement être un accepteur de liaisons hydrogène. Cette vague de nouvelles preuves a d’abord été revue par Schneider en 2012,81

puis par notre groupe en 2015.82 Les conclusions de Schneider sont que les mesures en

solution ou en phase gazeuse ont habituellement donné des résultats constants et positifs, en faveur de la liaison hydrogène avec le fluor. Il ajoute que ces résultats sont corroborés par les études computationnelles, ainsi que les mesures d’équilibres chimiques. Schneider termine en indiquant que contrairement à toutes ces preuves, les analyses de bases de données cristallographiques n’ont jamais donné de résultats concluants, probablement car l’interaction C–F···H est trop faible et est donc supplantée par la somme de toutes les autres interactions non-covalentes qui déterminent comment une molécule cristallise. Nous pouvons ajouter qu’en fonction des recommandations de 2011 de l’IUPAC, l’utilisation des distances intermoléculaires comme critère pour identifier une liaison hydrogène (comme c’est le cas pour les analyses statistiques citées ci-haut) est tout simplement incorrecte.

Nos conclusions étaient très similaires à celles de Schneider. Selon nous, il est aujourd’hui difficile de douter de l’existence des liaisons hydrogène avec le fluor organique comme accepteur. Cependant, comme c’est une interaction faible (entre 4 et 18 kJ/mol) qui a des

79 Desiraju, G. R. Acc. Chem. Res. 2002, 35, 565. 80 O'Hagan, D. Chem. Soc. Rev. 2008, 37, 308. 81 Schneider, H.-J. Chem. Sci. 2012, 3, 1381.

propriétés différentes des liaisons hydrogène classiques,82 il est important de la caractériser

à l’aide d’un maximum de méthodes, en évitant de simplement remarquer une courte distance X(H)···F et de l’attribuer à une interaction attractive. Nous avons donc évalué que plusieurs exemples sont rapportés comme une liaison hydrogène alors que les preuves ne supportent pas une telle évaluation. Une combinaison de méthodes expérimentales et théoriques est donc à prévoir pour bien caractériser la présence d’une telle interaction.

1.3.3 Récents exemples de liaisons hydrogène avec un lien C–F comme accepteur