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Les variations morphologiques du verbe et leurs valeurs

PARTIE I. UNE EPISTEMOLOGIE PLURIDIMENSIONNELLE DU VERBE

1.2. Les variations morphologiques du verbe et leurs valeurs

Le français est une langue flexionnelle, ce qui veut dire que les « les unités linguistiques plus grandes sont souvent formées à l’aide de moyens morphématiques non-autonomes, qui, tout en représentant un répertoire limité, créent une sorte de variabilité pour certaines espèces de mots autonomes » (Fuchs & Meleuc, 2003, p. 45‑46). Alors qu’on ne compte que deux formes fléchies pour le nom (singulier, pluriel) et quatre pour l’adjectif8 (singulier, pluriel, masculin, féminin), le verbe possède quatre-vingt-huit formes. Nous reprenons le calcul réalisé par C. Tisset :

si l’on additionne toutes les formes de tous les temps et de tous les modes, on obtient un inventaire de 6 personnes à multiplier par 13 formes (les temps des modes personnels : 8 pour l’indicatif [présent, imparfait, passé simple, futur simple, passé composé, plus-que-parfait, passé antérieur, futur antérieur] + 3 pour le subjonctif [présent, passé, imparfait ou plus-que-parfait] + 2 pour le conditionnel [présent et passé] = 13 formes), soit 78, auxquelles on peut ajouter 6 formes pour l’impératif [présent et passé] + 4 formes pour les modes non personnels [infinitifs et participes présents et passés], soit 88. (1999, p. 3)

Comme l’indique A. Angoujard, « les verbes constituent, d’une manière générale, le domaine par excellence de la variation » (1996, p. 187).

Le caractère flexionnel du verbe français s’explique par la segmentation de la forme verbale en deux composantes significativement distinctes : le morphème lexical (la base) et le morphème grammatical (la désinence) (Gouvard, 2004 ; Torterat, 2016). Nous présenterons les éléments constitutifs de la forme verbale en traitant d’abord des morphèmes grammaticaux puis des morphèmes lexicaux. Pour clore notre portrait linguistique du verbe, nous aborderons le caractère (ir)régulier de certaines formes verbales.

Les désinences : des variations multiples

Les désinences se placent à la fin du radical et constituent ainsi un « suffixe flexionnel ou désinentiel », en opposition aux suffixes dérivationnels qui « servent à former de nouveaux termes à partir des radicaux9 » (Dubois, 2012, p. 455). La désinence est un morphème grammatical qui se divise en deux parties : d’une part, la marque de mode et de temps et d’autre part, la marque de personne et de nombre.

1.2.1.1. Le morphème de mode et de temps

1.2.1.1.1. Présentation formelle

Le mode est un critère ambigu de classification des verbes car il repose sur un fondement à la fois formel et sémantique (Dolz, 1990, p. 16). Concernant le critère formel, on dénombre

8 Précisons toutefois que certains noms comme partenaire et adjectifs comme serviable sont épicènes en ce qu’ils ne marquent pas le genre.

9 Par exemple, -age et -ment sont des suffixes dérivationnels. On les retrouve dans esclavage, feuillage et dans fortement, amicalement, etc.

18 généralement six modes classiquement partagés entre les modes personnels (l’indicatif, le subjonctif, l’impératif et le conditionnel) et les modes impersonnels (l’infinitif et le participe). Cette répartition s’appuie d’une part sur la présence ou non de la personne : les premiers fonctionnent obligatoirement avec un sujet réductible à un pronom personnel et incluent une marque de personne dans la désinence verbale alors que les seconds n’ont pas besoin de pronom personnel et ne marquent donc pas la personne, excepté le participe passé qui est apte à l’indiquer. D’autre part, du point de vue syntaxique, les modes impersonnels ne permettent pas toujours10 au verbe d’assurer la fonction prédicative :

- Mentir est un vilain défaut.

- Ecrasée par la fatigue, elle rejoint son lit.

Dans ces deux phrases, les verbes mentir (infinitif) et écrasée (participe) sont respectivement sujet et apposition. Est et rejoint qui sont des formes relevant d’un mode personnel (l’indicatif), assument la fonction de prédicat.

Une incohérence est à soulever concernant l’impératif et le conditionnel dont les caractéristiques morphologiques ne devraient pas leur assurer le statut de mode verbal. Dans cette perspective, les linguistes d’obédience guillaumienne considèrent qu’il y a quatre modes : infinitif, participe, subjonctif et indicatif (Leeman, 1994 ; Wilmet, 2010). En effet, concernant l’impératif, il tire principalement ses désinences du présent de l’indicatif et plus rarement du subjonctif ; il s’agit des verbes être (sois), avoir (aie), savoir (sache) et vouloir (veuille) (Le Goffic, 1997, p. 14). Concernant le conditionnel, il construit sa désinence par l’emprunt des morphèmes

-r- et -ai- au futur et à l’imparfait, ces derniers étant tous deux des tiroirs verbaux de l’indicatif.

« Morphologiquement, les temps se distinguent les uns des autres par des marques qui se placent entre le radical et la marque de personne » (Pouradier Duteil, 1997, p. 44). Par exemple, [mɛtre] et [mɛtje] diffèrent par les marques [r] et [j] qui indiquent respectivement l’indicatif futur et l’indicatif imparfait ou le subjonctif présent11 (ibid., p.41). Le tableau ci-après expose les divers morphèmes temporels selon les tiroirs verbaux. Nous avons fait le choix d’omettre d’une part les temps verbaux peu usités comme le subjonctif imparfait ou le passé simple et d’autre part les temps composés comme le passé composé ou le plus-que-parfait car nous considérons en nous appuyant sur les propos de S. Meleuc et N. Fauchart que « la maîtrise de la morphologie verbale des formes composées en français consiste seulement en la connaissance des formes simples, et,

10 Dans les constructions Ne pas marcher sur l’herbe ou Les parents disant une chose, les enfants en disant une

autre, les modes impersonnels occupent la fonction prédicative.

11 Si l’on se situe du côté de l’oral, tel que le revendique F. Pouradier-Duteil dans son ouvrage, il semble critiquable de poser que la marque temporelle « se place entre le radical et la marque de personne » (1997, p.44) car cette dernière – la marque de personne – n’est pas toujours audible excepté pour la personne nous [õ] et vous [e] ; nous y reviendrons plus loin (cf. tTableau 3 p. 34). Ce propos résulte donc d’une vision graphique et non phonique.

19 parmi ces formes simples en nombre réduit, celles des verbes-auxiliaires être et avoir avant tout » (1999, p. 24).

Temps verbal Marques conjugaisonPersonnes de 12 Exemples issus du verbe chanter

Indicatif présent Ø13 toutes [ʃɑ̃t] [ʃɑ̃tõ] [ʃɑ̃te]

Subjonctif présent [j] P4 et P5 [ʃɑ̃tjõ] [ʃɑ̃tje]

Indicatif imparfait [ɛ] [j] P1, P2, P3 et P6 P4 et P5 [ʃɑ̃tjõ] [ʃɑ̃tje] [ʃɑ̃tɛ] Indicatif futur [r] toutes [ʃɑ̃tre] [ʃɑ̃tra] [ʃɑ̃trõ] Conditionnel présent [r] et [ɛ] [r] et [j] P1, P2, P3 et P6 P4 et P5 [ʃɑ̃təʁjõ] [ʃɑ̃təʁje] [ʃɑ̃trɛ]

Tableau 1 : Les morphèmes de mode et de temps de la forme verbale

D’abord, il est intéressant de noter que l’indicatif présent n’a pas de marque de temps (cf. Ø) ; les linguistes structuralistes préfèrent parler de marque zéro. Dans les exemples de formes verbales [ʃɑ̃tõ] et [ʃɑ̃te], on voit que les marques de personnes [õ] et [e] sont collées au radical sans qu’il y ait de marque entre les deux constituants. Quant au subjonctif présent, il possède une marque de personne [j] similaire à l’imparfait, que l’on retrouve uniquement à P4 et P5 ; ses autres formes sont extraites de l’indicatif présent. Nous pouvons donc dire à l’instar de F. Pouradier Duteil que « abstraction faite des formes 4 et 5, communes au subjonctif et à l’imparfait de l’indicatif, le subjonctif présent est (…) au point de vue proprement morphologique un temps non marqué » (1997, p. 49) ; tout comme l’indicatif présent. Ensuite, pour ce qui est de l’imparfait, les marques morphologiques sont [ɛ] (P1, P2, P3 et P6) et [j] (P4, P5). Concernant le tiroir futur, il s’agit du morphème [r] et enfin pour le conditionnel, il s’agit de l’assemblage de la marque [r] du futur et des marques de l’imparfait (cf. ci-dessus).

1.2.1.1.2. De quelques ambivalences modales

Nous avons vu que le mode est un critère ambigu du point de vue morphologique ; nous allons maintenant nous placer du côté des valeurs modales qu’il est amené à exprimer. A ce sujet, N. Le Querler met clairement en avant une autre source de confusion :

la conjugaison française, divisée en plusieurs modes (indicatif, subjonctif, impératif, …), chacun divisé en plusieurs temps (présent, futur, imparfait, …) pourrait laisser entendre que les différents modes exprimeraient la modalité et que les différents temps exprimeraient la temporalité. (2004, p. 650)

Revenons alors sur le conditionnel que nombre de linguistes et de grammairiens (Leeman, 1994 ; Riegel, Pellat & Rioul, 2009 ; Tomassone & Leu-Simon, 2002 ; Touratier, 1996 ; Wilmet, 2010) préfèrent rattacher aux temps de l’indicatif en raison de sa construction morphologique. Dans ce cas, le conditionnel est un futur dans le passé (Je savais que tu y arriverais), on parle alors

12 Les sigles utilisés pour désigner les personnes de conjugaison sont P1 (je), P2 (tu), P3 (il, elle, on), P4 (nous), P5 (vous), P6 (ils, elles).

20 de formes en -rais où le conditionnel relève uniquement de la concordance des temps. La tradition grammaticale quant à elle préfère le rattacher aux modes en invoquant sa capacité modale en ce qu’il présente le procès14 comme soumis à une condition ou à une éventualité (Si tu venais ce soir,

nous mangerions des sushis). Le conditionnel joue donc à la fois sur le terrain de la temporalité

(conditionnel-temps : futur dans le passé) et sur celui du mode (conditionnel-mode : l’éventualité). La caractéristique sémantique du mode renvoie donc aux notions de temporalité et de modalité.

Regardons d’abord du côté de la temporalité en abordant les autres modes de la conjugaison française. Le mode de l’indicatif est le seul à pouvoir jouer sur la tripartition des époques passée (indicatif imparfait par exemple) – présente (indicatif présent par exemple) – future (indicatif futur par exemple) alors que le mode du subjonctif ne permet pas de situer le procès dans le temps, d’où le positionnement syntaxique principal du subjonctif en proposition subordonnée15. D. Leeman (1994) et M. Wilmet (2010) les caractérisent comme des modes personnels mais actuel pour le premier (indicatif) et inactuel pour le second (subjonctif). Quant aux modes infinitif et participe, il s’agit de modes impersonnels et inactuels dont les traits définitoires relèvent d’une dimension aspectuelle, nous y reviendrons plus loin.

Ensuite, pour ce qui est de la modalité, elle est définie dans la Grammaire méthodique du

français comme « l’attitude du sujet parlant à l’égard de son énoncé » et aux manières dont il

envisage le procès (Riegel, Pellat & Rioul, 2009, p. 511). En effet, le locuteur donne à ce qu’il dit ou écrit une couleur modale : la certitude, l’appréciation, le souhait, l’obligation, etc. La typologie des modalités est longue et le mode verbal est loin d’être l’unique élément de la langue à pouvoir les exprimer. En effet, les auxiliaires modaux (pouvoir, devoir, vouloir, etc.), les structures de phrase (assertion, exclamation, etc.), les adverbes (certainement, sans doute, etc.), l’intonation ou encore les tiroirs verbaux sont vecteurs de modalités :

le futur simple dans Vous préparerez ce dossier avec soin fait bien sûr référence à une époque d’un futur proche où l’action se réalisera, mais établit surtout un rapport intersubjectif marquant la modalité de l’ordre. Le futur ici marque une relation d’autorité entre le locuteur et l’interlocuteur de façon analogue à un impératif. Temporalité et modalité dans cet énoncé sont très liées et le tiroir verbal du futur exprime donc autre chose que la temporalité. (Le Querler, 2004, p. 651)

Si l’on considère que le mode contribue à marquer la modalité, auquel cas il faudrait se poser la question des modalités véhiculées par les modes impersonnels (Riegel, Pellat & Rioul, 2009, p. 511), P. Le Goffic nous apprend que l’indicatif est le mode de la « modalité zéro » qui correspond au « mode du jugement, de l’assertion (affirmative ou négative), c’est-à-dire le mode par lequel le

14 Nous utiliserons le terme procès pour désigner les divers signifiés que porte le verbe : mode, temps, aspect, sens lexical.

15 Dans la phrase Puisses-tu venir, le verbe pouvoir est bien au subjonctif. Ces formulations sont plutôt rares dans le français contemporain. Ici le subjonctif actualise la modalité du souhait et place le procès dans l’époque future.

21 locuteur s’engage en présentant comme certain ce qu’il dit » (2000, p. 93). Quant à l’impératif, il exprime l’injonction et le subjonctif marque la suspension du procès par le locuteur :

comme le subjonctif est inapte à situer exactement le procès dans une des trois époques, il ne peut pas saisir l’idée verbale dans sa complète actualisation, contrairement à l’indicatif. On l’emploie donc chaque fois que l’interprétation l’emporte sur la prise en compte de l’actualisation du procès, lorsque s’interpose entre le procès et sa verbalisation l’écran d’un acte psychique (sentiment, volonté, jugement). (Riegel, Pellat & Rioul, 2009, p. 563)

On voit bien ici au travers du subjonctif que l’atomisation des modalités qu’il exprime, alimente la complexité qui règne autour de ce mode : le subjonctif de l’obligation, le subjonctif du souhait, du regret, etc.16, même si ces conceptions sont erronées dans le sens où ce n’est pas le subjonctif qui porte la modalité mais bien les verbes introducteurs (il faut/je veux/je crains qu’il vienne). De plus, une confusion peut émerger de l’association trop vite établie entre les modes et les modalités. En effet, il est ordinairement admis que l’indicatif est le mode de la réalité et le subjonctif celui de la virtualité. Que faire alors des énoncés suivants qui incluent respectivement des verbes à l’indicatif et au subjonctif mais qui expriment des modalités contraires à ce qui leur est classiquement assigné (Rihs, 2009, p. 64) :

1) Peut-être que Paul est là. 2) Je suis content que Paul soit là.

On observe que le premier énoncé exprime une possibilité et relève davantage de la virtualité quand bien même le mode verbal est l’indicatif. Quant au deuxième énoncé, le procès est actualisé alors même que le verbe de la subordonnée est au subjonctif et que Paul est effectivement bien là.

Le mode est une marque du verbe posée depuis l’Antiquité (Lallot, 1988) et en cela nous héritons encore aujourd’hui d’une confusion sémantique entre mode et modalité. Les linguistes guillaumiens préfèrent définir le mode en fonction des critères de personne et de temps : marque-t-il la personne et actualise-marque-t-il le procès dans le temps ? La modalité est alors mise de côté pour ce qui est du mode verbal : « les modes de la grammaire sélectionnent parmi les modalités de la logique celles que le verbe manifeste : la personne et l’époque » (Wilmet, 2010, p. 171). Nous rejoignons pleinement ces propos en nous appuyant sur ceux de M. Riegel, J.-C. Pellat et R. Rioul :

Avant de s’égarer dans les multiples effets de sens liés aux modalités, mieux vaut partir d’un point de vue morphologique et définir les modes comme des séries de formes. Les modes se différencient d’abord en fonction de leur capacité à présenter des indications de personne et de temps grammaticaux. (2009, p. 512)

Nous allons donc maintenant nous pencher sur la principale caractéristique attribuée au verbe français : le temps (Le Querler, 2004, p. 650).

16 On retrouve d’ailleurs cette atomisation sémantique du subjonctif dans les prescriptions institutionnelles de Géraldine, une des enseignantes que nous avons filmées : le subjonctif pour l’obligation et le subjonctif pour les sentiments (cf. objectifs linguistiques dans Corpus, Annexe 37, p. 236).

22

1.2.1.1.3. La dualité du temps

1.2.1.1.3.1. La représentation temporelle : l’extériorité du verbe

En français, les désinences verbales ainsi que les auxiliaires dans les formes composées contribuent à marquer le temps, tout comme les adverbes (hier, aujourd’hui, bientôt, longuement, etc.) ou les gestes entre autres (on s’appelle demain pouvant se traduire par un geste d’imitation du téléphone suivi d’un geste de la main orienté vers l’avant indiquant l’après17). Le mot temps est plurivoque car dans une optique d’étude de la langue, il désigne à la fois le temps extralinguistique qui renvoie aux époques passée, présente ou future (que l’on peut aussi nommer Temps avec majuscule, temps chronologique ou temporalité) et le temps grammatical qui se réfère aux temps verbaux traditionnellement inclus sous chaque mode (temps sans majuscule, temps linguistique,

temps de conjugaison ou tiroir verbal18). Les langues anglaise et allemande établissent clairement cette distinction en ayant deux mots : time et tense, zeit et tempus.

Le temps grammatical fait partie d’un système verbal qui est propre à chaque langue, non seulement du point de vue de la forme mais aussi du point de vue des valeurs ou des fonctions qui lui sont attribuées dans les usages et qui façonnent aussi notre vision du monde19. Du point de vue morphologique, pour se référer à l’époque passée, le français joue notamment sur les variations internes au verbe (les désinences) alors que la langue chinoise qui est une langue isolante (donc non flexionnelle) ajoute la marque autonome 了 (le). Du point de vue de la valeur, certains tiroirs issus de langues typologiquement proches dont la construction morphologique est qui plus est similaire, peuvent ne pas avoir la même fonction : c’est le cas de la forme périphrastique aller + infinitif qui en français place le procès dans une époque future (Que vas-tu faire demain ?) alors qu’en catalan, le procès apparaît comme révolu : Què vas fer ahir ? (Qu’as-tu fait hier ?).

De plus, le temps grammatical n’est pas toujours en adéquation avec l’époque à laquelle celui-ci est ordinairement rattaché. « Une même époque peut être indiquée par des temps verbaux différents et, inversement, un même temps verbal peut situer le procès dans des époques différentes » (Riegel, Pellat & Rioul, 2009, p. 513). Par exemple, le procès peut prendre place dans une époque passée alors que le verbe de l’énoncé est au présent. Dans la phrase, Charlemagne

meurt en 814 à Aix-la-Chapelle, le temps grammatical du verbe est au présent mais il renvoie à un

17 Ces gestes ne sont pas universels car ils impliquent une conception du temps linéaire, l’époque passée étant spatialement marquée à gauche ou derrière et l’époque future à droite ou devant (Tellier, 2008).

18 On doit la proposition terminologique tiroir verbal à J. Damourette et E. Pichon (1951).

19 L. Boroditsky (2009) et L. Boroditsky, O. Fuhrman et K. McCormick (2011) ont montré que la langue influençait la manière de concevoir ce qui nous entoure. Par exemple, la représentation spatio-temporelle serait différente pour des anglophones et des sinophones en ce que ces derniers ont davantage recours à des termes d’ordre vertical (up/down) et les premiers à des termes d’ordre horizontal (back/front) pour décrire l’ordre chronologique de plusieurs événements. Autre exemple, l’attribution de caractéristiques dites masculine ou féminine pour caractériser un objet dépendrait en partie du genre grammatical qui lui est attribué ; l’étude a été effectuée auprès de germanophones et d’hispanophones sur des mots comme un

23 événement passé. On voit bien ici la plasticité temporelle du tiroir de l’indicatif présent dont on peut supposer que l’absence de marque morphologique évoquée plus haut y contribue (cf. Tableau 1 p. 19). On peut aussi illustrer notre propos avec le passé composé qui est traditionnellement désigné comme un temps du passé mais qui peut également situer le procès dans le futur : demain à 18h, j’ai envoyé mon chapitre ; ce qui est en jeu ici, c’est la valeur aspectuelle de l’accompli que permettent d’exprimer les formes composées, nous l’aborderons en détail dans le point suivant.

Enfin, le temps grammatical est difficilement interprétable sans faire appel au hic et nunc de l’énonciation définie comme « la mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » (Benveniste, 1966, p. 80).

En effet, la dénotation du temps est essentiellement relative à cette première borne que constitue le moment de l’énonciation. Ce moment d’énonciation, qui est une donnée contextuelle, a un rôle évident : l’énoncé n’a pas le même sens (i.e., en l’occurrence, la même référence temporelle) si le moment de l’énonciation est différent d’un jour au moins : hier j’ai

dîné chez Frédéric et Marie-Hélène. (De Saussure, 1998, p. 20)

Indépendamment du moment d’énonciation qui assoit le « point zéro d’un axe temporel » (Le Querler, 2004, p. 650), les temps du verbe nous obligent à considérer un autre repère : le point de l’événement qui renvoie au « moment du procès dans le temps » (Riegel, Pellat & Rioul, 2009, p. 513). Ainsi, le procès peut être identique au point d’énonciation (présentement j’écris ma thèse) ou renvoyer à un moment autre, soit dans le passé (hier j’écrivais l’introduction) soit dans le futur (bientôt j’écrirai la conclusion20). Le repère de l’événement assure la distinction entre les temps du passé, du présent et du futur. Un autre repère semble fondamental pour expliquer les temps composés :

La nature de ce paramètre est déterminée par Reichenbach en observant le cas du plus-que-parfait. Une éventualité au plus-que-parfait dénote une éventualité antérieure à un moment lui-même antérieur au moment de la parole. C’est ce moment, nécessaire au repérage, que Reichenbach nomme le point de référence, noté R21. (De Saussure, 1998, p. 31)

Alors que pour les temps simples, le point de l’événement et le point de référence coïncident22, il diffère pour les temps composés (ainsi que pour le passé simple). Par exemple, dans l’énoncé

J’avais fini mon livre quand l’éditrice m’a appelée, on voit bien que avais fini ne peut pas se saisir

sans la présence d’un repère ici marqué par la forme m’a appelée23.

Retenons pour finir que les marques morphologiques de temps et de mode portées par le verbe, sont plurifonctionnelles en ce qu’elles renvoient à des époques et à des modalités diverses. De plus, la production et la réception des références temporelles, notamment véhiculées par les

20 Dans les exemples spécifiquement fabriqués pour notre propos, les adverbes de temps ne sont pas