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Le réinvestissement : la cohérence pragmatique

PARTIE III. LE TRAITEMENT DU VERBE EN FRANÇAIS LANGUE ETRANGERE

7.5. Le réinvestissement : la cohérence pragmatique

Le réinvestissement ou la production consiste à réutiliser les savoirs et savoir-faire précédemment découverts et automatisés, dans une activité scolaire orale ou écrite qui engage l’apprenant dans une situation de communication donnée. Comme le précisent P. Griggs, R. Carol et P. Bange, « lors de la phase finale de production, le degré de contrôle et de soutien se réduit, et l’apprenant est amené à s’exprimer de manière plus spontanée dans la langue cible, en basant ses énoncés sur des sens qu’il a conceptualisés lui-même » (2002, p. 25). Là où les exercices de systématisation contraignent l’étudiant à se concentrer exclusivement sur les formes linguistiques (comme la construction du verbe ou les valeurs des temps du verbe tel que nous l’avons vu ci-dessus), la production finale insère cet objectif dans une pratique langagière plus large qui actualise l’acte de parole de l’unité didactique. Même si ces tâches langagières ne garantissent pas l’acquisition des savoirs en jeu, nous supposons que la mise en discours de ces derniers dans des situations de communication avérées, prépare l’étudiant à un usage réaliste de la langue, alliant ainsi ses compétences linguistiques, sociolinguistiques et pragmatiques.

Tout d’abord, on constate alors que l’acte de parole constitue un élément central qui infuse les diverses activités langagières contenues dans les phases de réinvestissement ; c’est également ce que déclare V. Laurens en se référant à la dimension pragmatique de la langue : « la condition de la cohérence réside dans la corrélation entre les trois niveaux d’objectifs, la dimension pragmatique étant posée comme déterminante par rapport aux composantes linguistiques et sociolinguistiques/socioculturelles » (2014, p. 80).

En effet, si on se focalise sur l’unité réalisée par Céline, le récit du souvenir associé à l’imparfait, apparaît dans l’échantillon du début de séance à savoir l’interview sur l’enfance d’un chanteur et on le retrouve également dans le réinvestissement final où les étudiants sont invités à témoigner de leur enfance ou d’une habitude passée, à l’oral et à l’écrit. Cela contribue de fait à maintenir la cohérence thématique et pragmatique de l’unité autour du récit d’un souvenir. On observe également cette cohérence chez Géraldine (Gb) où le thème de l’université initié par le document déclencheur du début de séance se retrouve actualisé dans l’activité de production écrite (« dans 10 ans, comment pourrait être l’université ? »).

Il en est de même chez Charlotte puisque la partie écrite du réinvestissement invite l’étudiant à raconter un événement passé (« Il vous est déjà arrivé d’arriver en retard à un rdv important »). Cependant, la partie orale intègre des faits langagiers autres que ceux prescrits autour d’une situation passée car il s’agit de produire des énoncés à partir d’indicateurs temporels divers (hier,

aujourd’hui, demain, etc.) qui impliquent le recours à des temps verbaux autres que ceux du passé.

On peut supposer que Charlotte s’inscrit dans une démarche d’enseignement de type spiralaire en réinvestissant des formes verbales au présent de l’indicatif et au futur proche, temps verbaux

182 figurant au programme des séances précédentes117. Toutefois, dans le cadre de cette unité didactique précisément construite autour de l’objectif communicatif « décrire une situation dans le passé et faire un commentaire sur un événement passé » et de l’objectif linguistique des temps du passé, on relève une sorte de détachement didactique que nous pourrions définir comme l’éloignement ou la déconnexion d’un dispositif didactique vis-à-vis de l’objectif linguistique ou communicatif qu’il est censé actualiser.

Si l’on se concentre maintenant sur la formulation des consignes, nous relevons que la production demandée par Géraldine doit intégrer « 4 verbes au conditionnel présent » (cf. synopsis Gb ci-dessous) ; nous retrouvons ce même type de production à contraintes dans son unité sur le subjonctif « 5 verbes au subjonctif présent » (cf. synopsis Gc ci-dessous).

Synopsis Gb

5 1h57’41-2h34’18

[36’37] FST Matériel Production écrite 5-1 1h57’41-2h03’42 [6’00] TPs 438-471 V17 V18

M Tableau > Donner la consigne

G écrit la consigne au tableau :

« Dans dix ans, comment pourrait être l’Université de *T* ? » en intégrant les contraintes suivantes :

• 4 verbes conjugués au conditionnel présent, • 3 expressions de cause,

• 2 comparatifs. (10-12 lignes) (…) Synopsis Gc

6 1h52’25-2h36’09

[43’44] FST Matériel Production écrite 6-1

1h52’25-2h26’00 [33’55]

M/Q Tableau > Ecrire une production

(…) G écrit le sujet de la production au tableau : « écrire un témoignage pour expliquer ce qu’il faut faire pour progresser en français et s’intégrer à la vie française ». (…). Les étudiants doivent écrire un texte de 12 lignes avec :

• 5 verbes conjugués au subjonctif présent,

• 3 formules d’obligation (il faut, il est indispensable), • 3 expressions de cause.

(…)

Par ces consignes aux attentes clairement explicitées, l’enseignante s’assure du réemploi par les étudiants des formes linguistiques prescrites. Le risque est toutefois de produire des énoncés peu attestés dans une pratique quotidienne de la langue mais au vu du temps institutionnel imparti (10 semaines), ce type de réinvestissement semble justifié pour inciter l’étudiant à s’approprier les formes linguistiques enseignées. L’enseignante avait d’ailleurs mentionné cette façon de faire durant l’entretien ante-séances comme un des fondements de sa pratique

117 Si l’on s’appuie sur le tableau des contenus du manuel Totem A2, le futur simple est traité dès la première leçon.

183 grammaticale (cf. p. 156). Les consignes des deux autres enseignantes ne mentionnent pas explicitement les contenus linguistiques à utiliser même si elles invitent implicitement les étudiants à les employer comme par exemple chez Céline : « Racontez un souvenir, une habitude passée » (Ca) où l’imparfait doit apparaître.

Par ailleurs, nous pouvons constater que le cadre de production semble davantage textuel au niveau B1 qu’au niveau A2 où les contenus linguistiques sont réinvestis au travers d’énoncés ou de phrases. Par exemple, Céline pose des questions aux étudiants : « Est-ce que tu avais de bonnes notes quand tu étais enfant ? », « Est-ce que tu étais un enfant calme ? », « Est-ce que tu faisais des bêtises ? », etc. (cf. Corpus, Synopsis Ca, niveaux 4-10, 4-11, 4-12) et Charlotte attend de ses étudiants qu’ils produisent des énoncés à partir d’indicateurs temporels. Les contenus linguistiques attendus semblent actualiser les propos du CECRL selon lesquels l’apprenant de niveau A2 est encore aux prises avec des contraintes morphosyntaxiques et en cela, l’unité de la phrase ou de l’énoncé semble plus adéquate pour les travailler et se les approprier.

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Synthèse du chapitre 7

Par le biais des synopsis, nous avons adopté une focale grand angle pour dégager la trame

prototypique de l’enseignement des temps verbaux qui se matérialise sous la forme du modèle

de l’unité didactique : exposition à la langue-cible, systématisation et réinvestissement (Beacco, 2010a). C. Puren mentionne à ce sujet que « les unités didactiques (…) mettent de l’unité, c’est-à-dire de la cohérence, entre les différents domaines d’activité didactique, qui se trouvent être nombreux et hétérogènes : compréhensions de l’oral et de l’écrit, productions orale et écrite, grammaire, lexique, phonétique, culture » (2011b, paragr. 15). L’enseignement des temps verbaux s’insère dans une cohérence thématique et pragmatique que l’acte de parole (ou l’objectif communicatif) insuffle principalement dans les phases initiale et finale de l’unité didactique.

La phase d’exposition à la langue-cible met en scène le temps verbal dans une situation de communication avérée ; il ressort des documents utilisés que les charges aspectuelles du lexème d’une part et du temps grammatical d’autre part, sont étroitement associées afin que l’étudiant identifie explicitement les emplois du temps verbal. Il apparaît que la phase d’exposition est parfois omise lorsqu’il s’agit de rappeler ou de réviser le fonctionnement d’un temps grammatical, ce qui oblige alors l’étudiant à puiser dans sa mémoire déclarative – encore faut-il qu’il ait été précédemment exposé au dit temps grammatical – pour mettre au jour les fonctionnements attendus.

L’entrée dans la phase de systématisation des savoirs (apport d’informations grammaticales) et savoir-faire (exercisation), se réalise par l’identification explicite du tiroir grammatical par les étudiants. Pour cela, les deux enseignantes concernées passent par le repérage des verbes à l’intérieur du document-support ou par la reconnaissance de la modalité exprimée dans des énoncés du dit document ; l’induction est donc formelle ou sémantique.

Dans la lignée des travaux du GRAFE, nous avons relevé les caractéristiques du verbe activées dans les divers apports d’informations grammaticales des enseignantes. Il en ressort que les emplois du temps verbal sont unanimement abordés, ce qui atteste d’une volonté de concevoir l’enseignement de la langue dans une visée communicative. Pour ce qui est de la morphologie verbale, les enseignantes ne découpent pas la terminaison selon ses marques de mode/temps et de personne, et ne tiennent pas compte des fondements de la conjugaison orale ; c’est ce que nous allons voir en détail dans le chapitre suivant.

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Des pratiques grammaticales

traditionnelles : le traitement

morpho-verbal

La conjugaison française représente une réelle difficulté pour les apprenants de FLE (Gerolimich & Stabarin, 2007, 2014 ; Nouveau, 2017). En effet, la morphologie du verbe constitue un domaine complexe de la langue française de par ses variations, au niveau lexical (la base) et au niveau grammatical (le suffixe désinentiel). De plus, les régularités du système verbal ont tendance à être occultées par l’orthographe grammaticale. Dès lors, comment les enseignantes observées tentent de faciliter cet apprentissage ?

Dans un premier temps, nous exposerons le découpage métalinguistique de la forme verbale par les enseignantes (cf. point 8.1) car « pour enseigner et pour apprendre, il faut repérer, décrire, et la description suppose que l’on nomme » (Delbart, 1997, p. 56). Dans un second et troisième temps, nous traiterons de l’exploitation didactique des flexions verbales, lexicale d’une part (cf. point 8.2) et désinentielle d’autre part (cf. point 8.3). Pour terminer, nous verrons comment les enseignantes gèrent les irrégularités du système verbal (cf. point 8.4).

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