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Les prescriptions de l’institution (transposition didactique externe)

PARTIE II. LA METHODOLOGIE DE LA RECHERCHE

4.4. Les prescriptions de l’institution (transposition didactique externe)

Poser le cadre didactique dans lequel évolue le verbe implique fondamentalement de s’interroger sur ce qui est institutionnellement prescrit par la structure universitaire où travaillent les trois enseignantes observées.

La prescription occupe une place essentielle dans l’analyse du travail. Elle est nécessaire, par exemple, pour comprendre comment sont orientées les actions des opérateurs, les contraintes, les marges de manœuvre qu’ils se donnent ou pour rendre compte de leur efficacité. (Amigues & Lataillade, 2007, p. 3)

L’analyse de leurs séances de classe commence donc d’abord par l’étude des programmes d’enseignement. Dans le cadre de l’obtention d’une labellisation, les centres de langue universitaires sont amenés à respecter des obligations qui concernent entre autres les programmes d’enseignement ; c’est le cas de l’établissement dans lequel interviennent les trois enseignantes de la recherche.

En effet, Charlotte et Géraldine enseignent dans une formation intitulée Diplôme universitaire

d’études françaises (DUEF) dont les fondements s’appuient, par l’homologation institutionnelle,

sur les niveaux du CECRL. Quant à Céline, ses cours ne prennent pas place dans une formation diplômante puisqu’elle s’occupe des étudiants d’échange mais ces derniers sont répartis dans des groupes-classes selon les niveaux du CECRL. De plus, les contenus du programme qu’elle dispense (cf. Corpus, Annexe 4, p. 11), sont similaires à ce que l’Inventaire linguistique des contenus-clés des

niveaux du CECRL (Eaquals, 2015) propose pour le niveau A2 (par exemple « raconter un

souvenir » ou « raconter une rencontre »). De fait, on peut supposer que les préconisations du CECRL orientent également les contenus d’enseignement/apprentissage figurant dans le programme de Céline.

Pour décrire l’ancrage linguistique des programmes d’enseignement, il faut nous placer du côté des savoirs savants définis comme des connaissances scientifiques produites et épistémologiquement contrôlées par une communauté de recherche (Beacco, 2010a). En ce qui concerne la présente recherche, la linguistique nous intéresse tout particulièrement car comme l’indique J.-C. Beacco :

la linguistique est intrinsèquement impliquée en didactique des langues ; elle est constitutive de la forme des syllabus parce que ceux-ci adoptent nécessairement des catégories descriptives et de classification des contenus linguistiques visés qui sont empruntés aux sciences du langage. (ibid., p. 126)

L’étude des programmes d’enseignement et des manuels de langue nous donne alors accès aux courants linguistiques dont le découpage de l’objet-langue est issu car « malgré son immédiateté apparente » (ibid., p. 123), la langue subit nécessairement une parcellisation de son système pour pouvoir être enseignée et apprise.

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La présentation des programmes d’enseignement

Le tableau ci-dessous recense pour chacune des trois enseignantes les objets de la langue prescrits pendant la mise en œuvre de notre protocole de recherche. Pour Céline et Géraldine, nous nous sommes appuyée sur leurs programmes d’enseignement et pour Charlotte, nous avons eu recours au tableau des contenus figurant dans le manuel qu’elle utilise en classe75. C’est sur ces échantillons que nous basons notre analyse de l’ancrage linguistique des documents prescriptifs.

Enseignante (niveau)

Objectifs communicatifs

(ou savoir-faire76) (ou grammaire/lexique) Objectifs linguistiques

Céline (niveau A2)

- Parler des relations familiales - Les adjectifs possessifs - Le lexique de la famille - L’imparfait

- Raconter un souvenir - L’imparfait - Raconter une rencontre

- Le lexique de l’amour - Passé composé/imparfait

- Adverbes de temps : il y a, depuis, pendant Charlotte (niveau A2) - Exprimer la fréquence77 - Le présent - Depuis - Le lexique d’Internet - Décrire une situation dans le passé

- Faire une description - Faire un commentaire sur un événement passé

- L’imparfait - Le passé composé

Géraldine (niveau B1.1)

- Présenter son métier ou son futur métier

- Donner son avis (1/2)

- Les pronoms relatifs simples - L’organisation des idées - La cause

- Le conditionnel présent

- Donner son avis (2/2) - L’expression de l’obligation - Le subjonctif pour l’expression des sentiments

Tableau 26 : Les objets d’enseignement/apprentissage prescrits dans les programmes d’enseignement La structuration des programmes nous donne de premiers éléments de compréhension quant à la vision et au découpage de la langue. Dans un premier temps, nous constatons que les documents prescriptifs établissent une nette distinction entre d’un côté des « objectifs communicatifs » ou « savoir-faire » et d’un autre côté, des « objectifs linguistiques » ou « grammaire/lexique ». D’abord, le terme objectif met en avant de manière explicite ce qui est attendu et évalué du point de vue de l’apprentissage. Dans une perspective psychologique

75 A l’inverse de Céline et de Géraldine, Charlotte ne nous a pas fourni son programme d’enseignement institutionnel mais la photocopie de la table des contenus du manuel de langue.

76 Dans la table des contenus de l’ouvrage pédagogique de Charlotte, il s’agit de savoir-faire et de

grammaire/lexique, et non d’objectifs communicatifs et d’objectifs linguistiques comme indiqué dans les

programmes des deux autres enseignantes.

77 D’un point de vue notionnel, l’expression de la fréquence fait ici référence au degré de répétition d’un phénomène et s’exprime dans ce cadre, par le biais de locutions adverbiales (parfois, souvent, tous les jours, etc.). Ces locutions ne figurent pas dans les objectifs linguistiques de la table des contenus du manuel (ce qui paraît alors peu cohérent : depuis exprime la durée et non la fréquence) mais figurent bien dans le corps de l’ouvrage et dans le guide pédagogique de l’enseignant.

109 behavioriste, l’objectif d’apprentissage a pour résultat un comportement observable, ce à quoi fait également référence le savoir-faire. Par exemple, « raconter un souvenir », « décrire une situation dans le passé » ou « donner son avis » sont des contenus langagiers identifiables et évaluables dans la production en langue-cible des apprenants.

Dans un second temps, pour ce qui est de la division établie entre « objectifs communicatifs » et « objectifs linguistiques », elle met en évidence que « la langue est un ensemble différencié de compétences, solidaires mais relativement indépendantes les unes des autres et dont chaque élément est susceptible de relever d’un traitement méthodologique particulier » (Beacco, 2007, p. 54). Ainsi, on aurait ici d’une part des compétences dites communicationnelles et d’autre part des compétences dites formelles (Beacco, 2007). Ces dernières désignent « la maîtrise des formes linguistiques (…) indépendamment de leur usage dans la communication » (ibid., p. 107) alors que les premières se réfèrent à l’utilisation de la langue et de ses contraintes internes dans une situation de communication donnée dont les spécificités textuelles et discursives constituent tout autant de contraintes.

Les compétences formelles : des contenus

principalement morphosyntaxiques

Si l’on regarde de plus près les compétences formelles, on constate que les savoirs morphosyntaxiques (adjectifs78 possessifs, pronoms relatifs simples, temps verbaux, adverbes de temps) et lexicaux (lexique de la famille, de l’amour, d’Internet, etc.) sont majoritaires. Nous pouvons également remarquer que dans cet échantillon, les connaissances lexicales apparaissent clairement au niveau A2 alors qu’elles semblent avoir disparu au niveau B1 au profit de connaissances grammaticales.

Toutefois, certains contenus grammaticaux nous laissent penser qu’une prise en compte plus large de la langue a lieu, dans ses dimensions textuelle et sémantique. C’est le cas dans le programme d’enseignement de Géraldine (niveau B1) puisqu’on note les objectifs suivants, toujours sous la bannière des objectifs linguistiques : « l’organisation des idées » et « l’expression de l’obligation » ou encore « le subjonctif pour l’expression des sentiments ». Ces objectifs semblent ne plus faire référence à une grammaire morphosyntaxique mais à une grammaire textuelle (l’organisation des idées) ou à une grammaire du sens (l’expression de l’obligation ou des sentiments), ces cadres de description dépassant effectivement les unités du mot ou de la phrase.

78 Nous reprenons la formulation telle qu’elle est indiquée dans le programme de l’enseignante Céline (A2). Certains ouvrages grammaticaux tendent à remplacer adjectif par déterminant pour caractériser mon, ma,

ton, ta, etc. Dans une perspective d’analyse de la langue, cette précision permet de distinguer les propriétés

syntaxiques de l’adjectif et du déterminant (par exemple, le déterminant précède toujours le nom ou encore l’adjectif peut être supprimé).

110 La grammaire sémantique préconise « une structuration de la langue en catégories conceptuelles dont on peut faire l’hypothèse qu’elles correspondent à des intentions de communication » (Charaudeau, 2001, p. 127). Par exemple, l’expression de l’obligation ou des sentiments figurant dans le programme de Géraldine constitue des notions de sens universelles dont il s’agit de rendre compte par des formes spécifiques de la langue. Quant à la grammaire textuelle, elle s’intéresse à la cohérence structurelle et sémantique d’un texte, ce dernier étant une production de nature écrite ou orale qui repose sur un certain nombre de caractéristiques discursives ; l’organisation des idées comme objet d’enseignement entre dans ce courant d’analyse de la langue.

De manière générale, ces constatations font écho à ce que déclare J. Courtillon : « la masse de l’apprentissage en langue étrangère est d’abord d’ordre syntactico-lexical » (1985, p. 36). Autrement dit, en début d’apprentissage, les contenus de la langue prescrits portent essentiellement sur des connaissances morphosyntaxiques et lexicales (ce qui correspondrait au niveau A2 ici) alors que le programme que suit Géraldine (niveau B1.1) intègre des faits grammaticaux d’ordre textuel ou sémantique. Précisons aussi pour nuancer notre propos que, au-delà de leur construction morphosyntaxique, « l’utilisation adéquate des temps et modes verbaux est un phénomène essentiellement textuel » (Chartrand, 1997, p. 44). Cela se traduit par un emploi cohérent des temps verbaux, au regard des structures syntaxiques et de la vision temporo-aspectuelle du procès (niveaux énonciatif et pragmatique).

Les compétences communicationnelles : dans le

sillon de l’acte de parole

Après avoir dépeint les compétences formelles qui s’avèrent largement morphosyntaxiques, regardons maintenant ce qui est prescrit dans les compétences communicationnelles. Ce qu’on note dans un premier temps concerne la formulation des objectifs, ces derniers commençant par un verbe à l’infinitif qui met en avant la compétence attendue de l’apprenant (être capable de « parler », « raconter », « décrire », « donner »). Cette formulation nous amène ensuite à considérer dans leur globalité les syntagmes qui font nettement référence à des actes de parole ou à des fonctions discursives (« parler des relations familiales », « raconter un souvenir », « décrire une situation dans le passé », « donner son avis »).

L’acte de parole est défini par D. Maingueneau comme « la plus petite unité réalisant par le langage une action destinée à modifier la situation des interlocuteurs » (1996, p. 10). En cela, lesdits objectifs communicatifs (ou savoir-faire) se rapprochent de la linguistique pragmatique qui s’intéresse à « l’intention sous-jacente de celui qui prend la parole et, par extension, [à] l’effet produit par ces énoncés sur l’autre » (Moirand, 1990, p. 143).

111 Pour résumer, les programmes d’enseignement des trois enseignantes nous laissent penser qu’on aurait d’une part des compétences communicationnelles qui s’inscrivent dans le sillon de la linguistique pragmatique et d’autre part des compétences formelles dont les contenus se situent principalement dans une perspective morphosyntaxique de la langue. Ce syncrétisme linguistico-prescriptif est ainsi décrit et justifié par J.-C. Beacco :

les programmes peuvent faire cohabiter des descriptions linguistiques issues de paradigmes théoriques distincts qui sont, par ailleurs, incompatibles sur un plan strictement scientifique (opérations énonciatives, classes distributionnelles, actes de langage, paradigmes morphologiques…), ceci dans la mesure où chacune est sollicitée pour rendre compte d’un phénomène particulier pour des apprenants donnés et à un moment donné de leur apprentissage. (2010a, p. 144)

L’éclectisme des prescriptions permettrait ainsi de couvrir les divers besoins de l’apprentissage d’une langue étrangère. Il revient donc à l’enseignant de mettre en relation et en cohérence ces contenus d’enseignement/apprentissage dont les origines linguistiques diffèrent voire s’opposent mais qui concourent néanmoins à une même finalité : communiquer dans la langue-cible. De plus, selon l’objectif visé et les besoins des étudiants, l’enseignant peut délibérément avoir recours à des descriptions et outils issus de divers courants linguistiques pour favoriser la saisie d’un fonctionnement grammatical.

Après avoir planté le décor linguistique des programmes, le tableau ci-dessous expose précisément les temps verbaux prescrits ainsi que les actes de parole qui leur sont associés. Nous pourrions porter un regard critique sur la pertinence du lien pragmatique entre l’acte de parole et le temps verbal, or ce n’est pas le but de notre propos car nous voulons montrer l’environnement linguistique des temps verbaux dans les prescriptions.

Enseignante

(Niveau) Objectifs communicatif ou savoir-faire Temps verbaux Céline

(A2)

Raconter un souvenir L’imparfait

Raconter une rencontre L’imparfait et le passé composé Charlotte

(A2)

Exprimer la fréquence Le présent de l’indicatif Décrire une situation dans le passé L’imparfait

Le passé composé Faire un commentaire sur un événement

passé Géraldine

(B1.1)

Présenter son métier ou son futur métier

Le conditionnel présent Donner son avis (1/2)

Donner son avis (2/2) Le subjonctif présent

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Synthèse du chapitre 4

Dans ce chapitre, nous avons décrit, en adéquation avec les principes de l’étude de cas, le profil

des enseignantes, c’est-à-dire des enseignantes natives du français, diplômées d’un Master en

didactique du FLE et expérimentées ainsi que le contexte professionnel dans lequel elles exercent à savoir un centre de langue universitaire en France en traitant d’une part des publics auxquels elles enseignent (étudiants d’échange et hors échange) et d’autre part des prescriptions institutionnelles (le CECRL et les programmes) qui encadrent leur travail.

Les étudiants qui composent les classes des trois enseignantes sont de nationalités et de langues diverses, et ont des statuts différents : Charlotte et Géraldine préparent leurs étudiants à l’obtention d’un diplôme universitaire, ce qui implique des obligations d’assiduité alors que Céline enseigne le français à des étudiants d’échange pour qui la maîtrise du français est secondaire (pour la vie quotidienne).

Nous avons vu que les prescriptions donnent peu d’indications sur les choix linguistiques et didactiques quant aux pratiques de transmission des objets grammaticaux. Retenons alors que les programmes d’enseignement élaborés par l’institution orientent l’action didactique des enseignantes sur des contenus principalement morphosyntaxiques au niveau A2 avec quelques considérations textuelles au niveau B1 et que les savoirs grammaticaux sont associés à des actes de parole spécifiques.

Après avoir présenté les pourtours théoriques de l’étude de cas et détaillé les éléments constitutifs de notre terrain de recherche, entrons maintenant dans le recueil et l’analyse des données.

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Le recueil et le cadre d’analyse

des données

Dans ce chapitre, nous exposons le recueil des données alors composé de trois étapes s’inscrivant chacune dans un ancrage épistémologique spécifique. Nous détaillerons le fondement ethnographique (Cambra Giné, 2003) des observations de classe réalisées, le découpage clinique des observables (Leutenegger, 2000, 2004, 2009) en extraits significatifs pour la recherche et enfin la prise en compte des discours réflexifs des enseignantes sur leur pratiques grammaticales, en nous inscrivant dans le sillon de l’agir professoral (Cicurel, 2011b). Pour finir, nous présenterons notre cadre d’analyse qui nous a permis d’examiner et d’interpréter les données multimodales recueillies.

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