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2.1 Les théories implicites de la personnalité

2.1.1 La définition des «théories implicites de la personnalité»23

Leyens (1983) aborde la définition des T.I.P. par l’exemple qui suit. Proclamer dans un dis- cours politique sa confiance en la conscience des nations civilisées, c’est proclamer sa confiance en la nature humaine. Cela correspond donc à énoncer une thèse psychologique selon laquelle, fondamentalement, tout être humain est bon et raisonnable. Cette exemple est une illustration possible de ce que sont les T.I.P.: “celles-ci correspondent à des croyances générales que nous entretenons à propos de l’espèce humaine, notamment en ce qui concerne la fréquence et la variabilité d’un trait de caractère dans la population” (p.38).

Toutefois, exprimer cette confiance, en la limitant aux nations «civilisées», c’est relever aussi que cette thèse s’applique aux êtres humains pour autant que ces derniers soient «civilisés». Ainsi, les deux premières caractéristiques de la nature humaine – la bonté et la raison – en appelle donc une troisième: la civilisation. Au quotidien, nous exprimons très souvent de telles relations. En effet, une caractéristique en implique souvent une - ou des - autre(s), et “ces matri-

ces de corrélation ou de co-occurrence, des portraits robots en quelque sorte, constituent un second aspect de ce qu’il faut entendre par théories implicites de personnalité” (p.38).

Enfin, ces théories sont dites «implicites» parce que ceux qui les expriment ne les ont pro- bablement pas formalisées: «Ce sont les théories, non scientifiquement fondées, auxquelles cha- cun a recours pour se juger lui-même ou autrui, pour expliquer et prédire son comportement ou celui des autres» (p.38).

Ces deux définitions des T.I.P. permettent de saisir ce que recouvre ce terme. L’exemple proposé par Leyens pour illustrer ce que sont les T.I.P. nous semble toutefois prêter quelque peu à confusion du fait qu’il concerne «la personnalité du genre humain civilisé» (p.38). Le fait d’aborder les différents types de T.I.P. existants va nous permettre - dans un deuxième temps - de mieux distinguer et situer les T.I.H. par rapport aux T.I.P..

2.1.2 Les différents types de T.I.P.

Selon Leyens, on peut distinguer trois types de T.I.P.: certaines sont engendrées par des informations verbales concernant la personnalité, d'autres sont engendrées par des caractéristi- ques physiques, et d'autres encore par des appartenances de groupe. Nous allons aborder chacune d’entre elles.

Asch a suscité les travaux sur la formation d'impressions engendrées par des informa- tions verbales. Dans une de ses expériences (1946, expérience 1), Asch présente à deux groupes de sujets une liste de sept traits supposés caractériser une personne déterminée. Six de ces traits sont identiques pour les deux groupes et un seul - placé au milieu de la liste - diffère: il s’agit soit du trait «chaleureux» soit du trait «froid». Il demande ensuite aux sujets de décrire, dans un pre- mier temps, ce personnage (sous la forme de «sketches» écrits); puis, dans un deuxième temps, il leur demande de choisir dans une série de 18 paires de traits opposés celui qui correspond le mieux à ce personnage. Gestaltiste, Asch fait l’hypothèse que l’impression finale - suscitée par les 7 traits décrivant le personnage - ne correspondra pas à la somme des impressions obtenues pour chaque trait: en d’autres termes, les sept traits ne seraient pas indépendants mais forme- raient un tout organisé. Effectivement, la modification d’une seule caractéristique sur sept change fondamentalement l’impression que les sujets se font de ce personnage, et ceci s’observe tant dans les sketches produits par les sujets que dans la sélection des traits de la check-list proposée. Dans les sketches, les sujets infèrent en outre des traits supplémentaires à ce personnage très dif- férents dans les deux cas. Et sur la base de la check-list, Asch constate non seulement que les par-

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ticipants réalisent très facilement cette tâche, mais que de plus, ils tombent très facilement d’accord. Cette expérience permet ainsi de souligner le caractère dynamique de cet ensemble de traits: chaque trait tire sa signification de la relation qu’il entretient avec les autres traits et agit lui-même sur l’ensemble des traits. Asch et Zukier (Asch, 1946, expérience 7; Asch et Zukier, 1984) constatent aussi qu’une liste composée de traits hétérogènes n’empêche pas les sujets d’avoir une impression globale cohérente. Les sujets donnent une importance plus grande à l’information donnée en premier lieu et interprètent les traits plus ambigus en fonction des pre- miers, suivant alors la logique du «phénomène de primauté». Ainsi, selon Asch et Zukier, ces résultats soutiennent l’idée selon laquelle les traits - stimuli de départ - entraîneraient une impres- sion globale, sur la base de laquelle nous inférerions ensuite d’autres traits.

Bruner et Tagiuri (1954) ne partagent pas cette conception. Selon eux, c’est parce que nous avons au départ une théorie implicite sur ce qu’est une personne, par exemple intelligente, que nous nous en forgeons une impression et que nous en déduisons d’autres caractéristiques. La pré- sence de certains traits impliquerait l’existence ou l’absence d’autres traits, cela selon une sorte de «logique» ou de «théorie». C’est pourquoi Bruner et Tagiuri proposent l’expression nouvelle de «théories implicites de la personnalité» pour - selon les termes de Paicheler (1984) -: «(...) rendre compte de l’existence chez le percevant de tendances, d’expectations généralement non verbalisées et non conscientes à présumer l’existence d’une relation entre les différentes caracté- ristiques de la personne perçue. D’autres auteurs, Sarbin, Taft, Bailey (1960) parlent de systè- mes de postulats du percevant» (p.285). Une définition similaire des théories implicites de la personnalité est donnée par Beauvois (1984): «L’expression théorie implicite de la personnalité dénote donc la théorie que le psychologue amateur se fait de la probabilité des co-occurences entre les traits qu’il utilise pour percevoir et décrire autrui ou lui-même» (p.145). Une expé- rience de Wishner (1960) appuie la thèse de Bruner et Tagiuri. Lorsque de jeunes universitaires ont à évaluer l’applicabilité de 53 traits de personnalité (utilisés préalablement dans les expérien- ces de Asch) à leurs moniteurs, Wishner observe que les étudiants associent plus facilement cer- tains adjectifs au détriment d’autres, et ceci sans qu’il y ait préalablement «formation d’impression générale». En fait, il observe que deux traits stimuli opposés (par exemple chaud- froid, mais aussi des traits considérés comme moins centraux par Asch) sont, en soi, directement corrélés différemment à la liste de traits de personnalité utilisée par Asch. Selon Wishner, les attributions de traits semblent donc suivre, tel que supposé par Bruner et Tagiuri, une logique préalable selon laquelle certains traits vont mieux ensemble que d’autres: «Obviously, S [sub-

jects] forms an impression within certain contexts, i.e., as a function of various prior experimen- tally induced sets» (p.109).

Si l’expression de «théories implicites de la personnalité» est alors nouvelle pour exprimer ces cooccurences entre traits, d’autres chercheurs avaient toutefois déjà relevé auparavant la ten- dance des sujets à surestimer les corrélations entre certains traits constituant les échelles d’appré- ciation pour décrire autrui (pour une revue de la question, voir Schneider, 1973). Wells (1907, cité par Bruner et Tagiuri, 1954) avait relevé déjà que des juges tendent à évaluer des sujets sur certains traits en terme de «goodness» et «badness», tendance que Thorndike (1920, cité par Bru- ner et Tagiuri, 1954) a nommée plus tard l’«effet de halo». Une tendance similaire des juges à regrouper l’information concernant des sujets avait aussi été relevée par Newcomb24 (1931, cité par Bruner et Tagiuri, 1954). Cette conception des juges quant à la manière dont certains traits vont ensemble avait alors été interprétée par Guilford (1936, cité par Bruner et Tagiuri, 1954) comme une «erreur logique». Mais l’apport de Bruner et Tagiuri (1954) sera d’aborder cette ten- dance sous un angle nouveau: «(...) what kinf of naive, implicit «theory» of personality do people work with when they form an impression of others?»(...) In «everyday personality theory», we would ask, what kinds of inferences is a person led to by knowledge that another person is «warm»?» (p.649).

Rosenberg et Sedlack (1972, cités par Beauvois, 1984), dans une synthèse sur la représen- tation des T.I.P., les décrivent comme: «1) les traits qu'une personne perçoit comme caractéristi- ques d’elle-même ou des autres, ainsi que les croyances qu'elle a concernant les traits qui vont ensemble et ceux qui ne vont pas ensemble, et 2) les moyens les plus fins dont on dispose pour représenter ce système organisé de traits et de relations, système à la fois complexe et souple» (cités par Beauvois, 1984, p.146). Sur la base de ces éléments, Beauvois (1984) propose de défi- nir à son tour les T.I.P. comme: «un système impliquant: a) un répertoire de traits pour la des- cription psychologique. Ce répertoire est fait d'éléments comme «intelligent, amical, ambitieux, vantard, sincère (…)». On sait que ce répertoire est très étendu puisqu'il implique plusieurs mil- liers de mots; b) une relation sur ce répertoire, certains traits étant considérés comme allant ensemble, d'autres comme n'allant pas ensemble, voire s'excluant; c) La structure sous-jacente que cette relation présuppose. Traditionnellement, cette structure est appréhendée par des méthodes d'analyse des données comme l'analyse factorielle ou les échelles multi-dimensionnel-

24.Par exemple, si une personne juge quelqu’un comme très agressif, il aura tendance aussi à le juger plutôt très éner- gique que peu énergique.

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les (multi-dimentional scaling). Ainsi supposera-t-on que le trait X et le trait Y sont reliés dans la TIP étudiée parce qu'il relèvent d'un même axe sous-jacent ou parce qu'ils sont proches l'un de l'autre dans un espace à n dimensions» (p.147).

D’autres théories implicites sont engendrées par des caractéristiques physiques. En effet, quand nous nous retrouvons en face de quelqu’un que nous ne connaissons pas, nous le jugeons à sa tête. A une époque que l’on peut estimer être récente, Machover (1949, cité par Leyens, 1983) a imaginé mettre en relation anatomie et personnalité par le test du «dessin d’une personne» (le «Draw-A-Person Test», ou D.A.P.). Lorsque quelqu’un dessine un personnage, il est courant de penser que certaines caractéristiques anatomiques du dessin (un aspect féminin, une grosse tête, …etc.) sont révélatrices de problème au niveau de sa personnalité (quelqu’un préoccupé de sa masculinité, quelqu’un préoccupé de son intelligence, …etc.). Or il se trouve que ces relations entre dessin et personnalité sont perçues tant par des spécialistes que par des profanes auxquels on demande de compléter ce test (Chapman et Chapman, 1967). Ce qui signi- fie qu’experts et profanes partagent les mêmes théories implicites de la personnalité, théories qui n’ont par ailleurs jamais reçu le moindre support théorique (pour une revue de la question, voir Swensen, 1957).

Ces deux premiers types de théories implicites abordées - soit les T.I.P. engendrées par des informations verbales et les T.I.P. engendrées par des caractéristiques physiques - se réfèrent au regard qu’un individu ou une collectivité porte sur d’autres individus. Un troisième type de théo- ries implicites sont engendrées par des appartenances de groupe : ce sont les stéréotypes25. Ces derniers ont été définis par Leyens (1983) comme des : «théories implicites de personnalité que partage l’ensemble des membres d’un groupe à propos de l’ensemble des membres d’un autre groupe ou du sien propre» (p.67).

Toutefois, cette définition prête à confusion. En effet, dans un bref commentaire posté- rieure à cette définition, Aldrovandi, Beauvois et Guingouin (1987) précisent que si le concept de T.I.P. est parfois utilisé comme un équivalent des stéréotypes personnologiques, Leyens et Beau- vois lui-même conçoivent en fait plus exactement: «(...) les TIP non [pas] comme la théorie que l’on peut avoir de la personnalité de tel ou tel, mais comme un système à prétention universa-

25. A distinguer des préjugés: «(...) le préjugé est une attitude négative envers chaque individu membre d’un groupe, uniquement motivée par son appartenance au groupe (Allport, 1964). Le stéréotype en constitue la composante cognitive. La discrimination n’est pas une attitude, mais un acte, un comportement négatif, uniquement déterminé par l’appartenance catégorielle du cas singulier. Le biais pro-endo-groupe est la tendance à favoriser les membres de son propre groupe sur le plan de l’évaluation ou sur celui du comportement (Bourhis & Gagnon, 1994)» (Capo- zza et Volpato, 1999, p.14).

liste, logé quelque part dans notre mémoire permanente voire sémantique qui dit que quelqu’un qui est X est aussi probablement Y (et non Z), système structuré par quelques dimensions fonda- mentales du registre de la valeur de gens. Qu’un tel système puisse produire, en quelque sorte localement, des stéréotypes ou des prototypes, cela va de soi, mais ces stéréotypes ou prototypes ne sont pas des TIP» (p.116). Cette interprétation du concept de T.I.P. «(...) tire le concept de TIP vers celui de structure cognitive pouvant produire des représentations et induire des effets idéo- logiques (par exemple de naturalisation)» (p.117).

De ce fait, il nous semble que les stéréotypes devraient moins être définis comme des «T.I.P. que partage l’ensemble des membres d’un groupe à propos de l’ensemble des membres d’un autres groupe ou du sien propre», que comme l’ «expression des T.I.P. que partage l’ensem- ble des membres d’un groupe à propos de l’ensemble des membres d’un autre groupe ou du sien propre».

On perçoit alors mieux les liens existants entre les T.I.H. abordées dans le chapitre 1 et les T.I.P.. Les T.I.H. étant des théories implicites que partage l’ensemble des membres d’un groupe (l’homme) à propos de l’ensemble des membres d’un autre groupe (l’animal) ou du sien propre (l’homme), elles semblent se référer - parmi les trois types de T.I.P. existantes - aux stéréotypes. En reprenant les termes d’Aldrovandi, Beauvois et Guingouin, et en les appliquant aux T.I.H., nous dirions alors que les T.I.H. correspondent à une structure cognitive (les filtres cognitifs) pouvant produire des représentations (un portrait-robot - ou stéréotype - de l’homme) et induire des effets idéologiques (la croyance en une (ou l’ontème de la) nature humaine).