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3.1 D’une catégorie objective à une catégorie construite

3.1.1 De la catégorie de type ensembliste à la catégorie de type prototypicaliste

Selon le modèle classique de la catégorisation développé par les psychologues cognitivis- tes qui ont travaillé sur la manière dont les gens classent les objets naturels, les catégories sont conceptualisées comme des entités nettement délimitées. Elles sont définies par des ensembles de caractéristiques qui permettent de les différencier les unes des autres. Et tous les éléments d'une catégorie possèdent en commun les caractéristiques par lesquelles cette catégorie est définie. Il s'agit là d'une perspective de type ensembliste dans laquelle les catégories sont homogènes. Dans cette perspective, tous les éléments de la catégorie sont équivalents. Or cette conception se heurte à des problèmes lorsque les éléments qui composent une catégorie se carac- térisent par leur hétérogénéité.

Cette approche manque donc de souplesse par rapport à notre raisonnement quotidien, car bien souvent, il est difficile de donner une définition précise des catégories. Ainsi, si l'on veut rendre compte des fonctionnements cognitifs mis en œuvre pour appréhender certaines catégo-

38.Les parties 3.1 et 3.2 s’inspirent d’une contribution de Corneille et Leyens à un ouvrage collectif (1999), ainsi que d’un ouvrage de Yzerbyt et Schadron (1996).

ries, on doit dépasser une conception de type ensembliste en termes de catégories simples et dis- jointes pour s'orienter vers d'autres conceptions. Dans le modèle de la prototypicalité, les catégories ne sont plus conceptualisées comme des entités logiques limitées, dont l'appartenance des éléments est définie par la possession d'un ensemble de traits. Dans la littérature psychologi- que, ce sont les travaux de Rosch (1975; 1978) qui ont imposé cette conception. Ces travaux sou- tiennent que les catégories perceptives (soit des catégories de formes et de couleurs) et sémantiques (des catégories comme: fruit, oiseau, véhicule,... etc.) sont naturellement formées et définies autour de points focaux appelés prototypes. Un prototype est un élément qui est consi- déré comme définissant le mieux la catégorie ou, autrement dit, qui en est le meilleur représen- tant ou le modèle. En fait, un objet est d’autant plus prototypique qu’il partage un nombre d’attributs important avec les autres membres de sa catégorie, et qu’il partage un faible nombre d’attributs avec les membres d’autres catégories. Chaque objet est alors plus ou moins typique d'une catégorie selon sa proximité au prototype de cette même catégorie. En un sens, les prototy- pes jouent la même fonction que les traits dans la conception classique: ils maximisent la ressem- blance intracatégorielle et minimisent la ressemblance intercatégorielle.

Plus précisément, Rosch distingue une structure verticale et une structure horizontale internes aux catégories. La structure verticale se rapporte au fait que les catégories varient dans leur degré relatif d'inclusion. Par exemple, «colley», «chien», «mammifère», «animal», «être vivant39» sont des catégories d'inclusion croissantes. Celles du haut de l'échelle sont appelées «superordonnées»40 («mammifère», «animal», «être vivant»), celles qui se situent au milieu de l'échelle sont appelées «niveau de base» («chien»), et celles du bas de l'échelle sont appelées «subordonnées» («dalmatien»). Ces différents degrés d'inclusion sont ce qu'on appelle la dimen- sion verticale des prototypes. Et selon Rosch, le niveau de base serait privilégié dans l’activité cognitive des sujets parce qu’il maximise les différences intercatégorielles et les ressemblances intracatégorielles. La structure horizontale se rapporte au fait que la catégorie tend à être définie en termes de prototype, ce dernier étant constitué des attributs les plus représentatifs des objets internes à la catégorie, et des attributs les moins représentatifs des objets externes à cette catégo- rie. Cela signifie donc aussi qu’au sein même des catégories, le degré de prototypicalité de cha- que élément varie. Par exemple, le moineau serait très probablement un meilleur exemple (typique) de la catégorie «oiseau» que l'autruche41.

39.Dans le texte original, «living thing» (1978, p.30).

40.Il s’agit de la traduction proposée par Oakes, Haslam et Turner (1999) du terme original «superordinate». Des- champs et Devos traduisent eux ce terme par «supraordonnées» (1999).

D’une catégorie objective à une catégorie construite

Oakes, Haslam et Turner (1999) résument brièvement la différence entre les conceptions ensembliste et prototypicaliste de la catégorie de la manière suivante: «En d'autres termes, les catégories possèdent une structure interne différenciée plutôt qu'elles ne renvoient à une associa- tion d'éléments partageant un certain nombre d'attributs distinctifs comme dans la conception classique. C'est ce résultat qui a conduit à l'idée d'un prototype de la catégorie (un bon exemple de la catégorie) et à la proposition selon laquelle l'appartenance à une catégorie exige un cer- tain niveau de ressemblance avec le prototype. Les catégories prennent la forme d'«ensembles flous», de regroupements lâches, sur la base de ce que Rosch a appelé un «air de famille», c'est- à-dire que les membres ne partagent pas tous un ensemble de traits distinctifs, mais sont liés par leur ressemblance à un prototype» (p.104). Cela ne signifie pas qu’il est impossible de délimiter une catégorie, mais que même une fois délimitée, les personnes qui l’ont définie vont continuer à percevoir certains de ses membres comme plus représentatifs de cette catégorie.

Globalement, et même si Rosch laisse une place au sujet de la catégorie, sa conception de la catégorie est principalement basée sur l’objet. En effet, la structure catégorielle de l’individu est basée sur les caractéristiques que l’objet possède «réellement». Par exemple, si la catégorie «oiseau» reprend les attributs «ailes», «plumes» et «bec», c’est que ces attributs sont la plupart du temps conjointement présents dans la réalité. Barsalou (1985) propose, lui, une version proto- typique de la catégorisation qui rend davantage compte du point de vue du sujet. Il distingue les catégories taxonomiques communes (fruit, meuble, ...etc) et les catégories dérivées de but (les choses à sauver de sa maison en cas d’incendie, la nourriture à consommer en cas de régime, les présents à apporter lors d’un anniversaire, ...etc). Les catégories traitées par Rosch sont du pre- mier type alors que les secondes sont davantage liées à l’action du sujet.

Plus précisément, Barsalou définit trois conceptions principales de la structure catégo- rielle. La première, celle de la tendance centrale, correspond à la notion d’«air de famille» selon Rosch telle que décrite précédemment. Les deux autres conceptions de la structure catégorielle sont celle de la fréquence d’instanciation et celle de l’idéal ou de l’extrême. La fréquence d’ins- tanciation correspond à la fréquence avec laquelle un objet est évalué comme associé à une caté- gorie42. L’idéal correspond à ce que l’on appelle dans le langage courant un «cliché». C’est, par exemple pour un Suisse, l’Ecossais en kilt: cet Ecossais est bien un extrême, et ne correspond pas à la tendance centrale de la description des Ecossais. En distinguant ces trois conceptions de la

41.Exemple issu d’une contribution de Rosch à un ouvrage collectif (1973). 42.Du type: «la plupart des juristes que j’ai connus étaient extravertis».

structure catégorielle, Barsalou montre que si la tendance centrale est une forme de structuration privilégiée pour les catégories taxonomiques communes, la fréquence d’instanciation et l’idéal sont des formes de structuration privilégiées pour les catégories dérivées de but43. Ainsi: «(...) graded structures does not reflect some invariant property of categories - there do not appear to be invariant structures that underlie categories. Instead such flexibility suggests that people’s perception and structering of categories is a highly dynamic and context-dependent process» (p.646). Autrement dit: «la structure des catégories ne reflète pas uniquement la structure de la réalité, mais également les objectifs du sujet percevant» (Corneille et Leyens, 1999, p.46).

Si Barsalou a nuancé l’approche prototypique en tenant compte des buts poursuivis par les sujets, Smith et Zaràte (1992) ont eu nuancé l’approche par l’exemplaire (ou ensembliste). Smith et Zaràte partent de l’idée que la catégorisation d’autrui - ou le jugement sur autrui - s’appuie sur les représentations que l’on a d’individus similaires à cet autrui; et l’exemplaire le plus similaire à cet autrui déterminerait sa catégorisation. Or les critères que l’on peut utiliser pour trouver quelle catégorie est la plus adaptée pour classer cet autrui sont souvent multiples. Selon Smith et Zaràte, le choix de ces critères dépend alors de facteurs sociaux (par exemple, le statut de l’obser- vateur et de la cible), motivationnels (par exemple, le fait d’évaluer des membres de l’endo- groupe ou de l’exogroupe), ou encore contextuels (par exemple, la préoccupation de l’observateur d’atteindre un but particulier).

Ainsi, tant dans la conception prototypique que dans la conception ensembliste de la struc- ture catégorielle, le processus de catégorisation n’est compréhensible qu’à condition de tenir compte des facteurs sociaux, motivationnels et contextuels à l’esprit du sujet.

3.2.

De la catégorisation basée sur le sujet à