• Aucun résultat trouvé

Les stratégies d’acteurs dans la conduite du changement

1.2 Couverture théorique, outils stratégiques et changement organisationnel

1.2.6 Les stratégies d’acteurs dans la conduite du changement

L’approche théorique des sociologues Crozier92, Friedberg93 et Sainsaulieu est à la base de notre méthodologie d’audit socio – organisationnel sur M. Crozier analyse les stratégies d’acteurs, tandis que Sainsaulieu introduit

88 Dans l’entreprise moderne, la fonction d’innovation est assurée par le groupe des managers qui est institutionnalisé. La notion de « l’entrepreneur collectif " est élargie par Chandler aux cabinets extérieurs.

89 Martinet A.-C., “Les paradigmes stratégiques, l’éternel retour ? ”, article de recherche inédit, URA CNRS 1257, n°28,1993. 90 Chandler A., La Main visible des managers. Une analyse historique, Paris, Economica, 1988.

91 Mintzberg H., “Strategy Formation, Schools of Thought ”, in J.W. Fredrickson, Perspectives on strategic management, New York, Harper Business, P.105-203, 1990.

92 Crozier M., « Une approche sociologique des stratégies dans les organisations », Revue française de Gestion, n°67, janv.-fév. 1988, pp.61-63.

l’étude des valeurs collectives. Leurs modèles, qui se basent sur les trois concepts clés de « l’analyse stratégique » que sont les zones d’incertitude, le pouvoir94 et le système d’action concret, présentent la caractéristique commune d’être fondée dans l’interrelation. En effet, l’organisation instaure des règles, définit des tâches, attribue des rôles et procède à des contrôles dans le but de réduire l’incertitude qui subsiste malgré tout. Certains collaborateurs cultivent ces espaces de liberté contre la logique de l’organisation. L’incertitude provient de quatre sources différentes : savoir et savoir-faire, rapport à l’environnement, flux de communication, utilisation de la règle et des données formelles. En étudiant les zones d’incertitudes, le chercheur considère l’organisation comme un système politique dans lequel chaque acteur a un pouvoir à acquérir. Le positionnement constructiviste de Crozier, Friedberg et Sainsaulieu repose sur la conviction que les acteurs jouent un rôle déterminant dans l’organisation. L’acteur est un agent libre qui « garde sa capacité de calcul et de choix ». Crozier95 (1977) démontre qu’il n’y a pas dichotomie entre l’organisation et l’acteur individuel. Le changement est produit localement, par l’action décentralisée, souvent « clandestine96 » des acteurs. Dans la version régulationniste du changement, l’acteur élabore même les règles. L’entreprise doit donc renforcer le potentiel d’auto-organisation collective de son « groupe social de base » en s’appuyant sur ses pratiques, les formes de représentations, les relations intersubjectives et l’activité communicationnelle des acteurs. Il s’agit de créer, au sein de l’organisation, des espaces de vie socioprofessionnelle, indépendants des impératifs du système de gestion et de management, auxquels ils ne doivent pas se substituer. Leur rôle est essentiellement un pouvoir d’influence sur les mécanismes d’autorégulation du système de gestion et de management. Le changement passe par l’intégration cellulaire des deux logiques de l’entreprise, celle du système fonctionnel et celle du « groupe social de base ». Crozier et Friedberg analysent le comportement des acteurs comme «l’expression d’une stratégie rationnelle visant à utiliser son pouvoir pour accroître ses gains à travers sa participation à l’organisation». En participant, chaque acteur cherche à influencer le jeu organisationnel en déployant deux types de stratégies complémentaires :

- contraindre les autres à satisfaire ses propres exigences (stratégie offensive) ;

- réduire la contrainte des autres en protégeant ses marges de manœuvre (stratégie défensive).

L’organisation est alors appréhendée comme un ensemble d’acteurs aux objectifs propres, n’entrant pas dans la « coalition dominante ». La théorie de « l’analyse stratégique des acteurs » de Crozier et Friedberg contribue à expliquer la résistance au changement, très utile pour notre travail chez M. Les acteurs tentent, pour se rassurer, d’orienter le changement en préservant les zones d’incertitudes qu’ils maîtrisent (le savoir-faire, le rapport à l’environnement, les flux de communication, l’utilisation de la règle et des données formelles). Dans la mesure où le changement imposé par la hiérarchie vise à réduire ces zones d’incertitude, l’opposition au changement devient très forte. Pour Zaleznik, les organisations sont «comme des structures politiques caractérisées par une pyramide où les individus entrent en concurrence dans une situation de rareté, par des phénomènes de

94 Dès 1977, M.Crozier et E.Friedberg s’inspirent de J.G.March et H.A. Simon pour introduire les relations de pouvoir et les jeux d’acteurs.

95 Si sociologie du changement il y a, «c’est aujourd’hui une sociologie de l’action et de l’acteur, c’est-à-dire une sociologie de la production autonome et relativement maîtrisée du changement ».

clientélisme et de support et par la volonté de chaque acteur d’utiliser le pouvoir qu’il possède». Quand un changement organisationnel a un impact sur les collaborateurs de la firme, la structure du pouvoir en est affectée. Les argumentations qui mettent en avant le poids des habitudes, les carences d’information ou l’absence de motivation n’expliquent pas les résistances. Selon Crozier, « même si les acteurs sont en majorité favorables à un tel changement comme individus, la somme de leurs jeux dans le cadre du système en place constituera un obstacle naturel à ce qui devient une véritable réforme, c’est-à-dire une transformation de la nature des jeux joués dans le système ». Lorsqu’une entreprise introduit un nouveau mode de management prescrivant les valeurs de communication, de participation et de création, elle oblige l’individu à s’approprier le modèle tout en faisant face aux membres de l’organisation qui ne jouent pas le jeu préconisé. Le changement n’étant pas suffisamment visible, chacun reprend progressivement ses habitudes.

Aussi Crozier affirme-t-il que le changement implique une rupture : « Pour que les acteurs concernés acquièrent les capacités collectives que suppose, mais aussi détermine, leur adoption du nouveau jeu, il faut rompre non seulement avec des intérêts, des rapports de pouvoirs, voire des habitudes, mais aussi avec des protections affectives et des modèles intellectuels. Or, on n’est capable d’apercevoir que les problèmes que l’on sait traiter, et l’on ne sait résoudre que les difficultés qui le sont dans le cadre des jeux organisationnels anciens, qui sont en accord avec la capacité relationnelle et la capacité intellectuelle développée par et pour ces jeux. Le jeu ancien ne peut engendrer automatiquement ou naturellement le jeu nouveau (…). Si l’apprentissage de nouveaux jeux est si difficile, c’est qu’il suppose la rupture des cercles vicieux anciens, déjà institués ». Cette rupture passe, selon Crozier, par l’apprentissage de capacités collectives, c’est-à-dire la découverte et l’acquisition par les acteurs concernés de nouveaux modèles relationnels, de nouveaux modes de raisonnement, de nouvelles formes de contrôle social. «Le point sensible, le maillon manquant, ce sont souvent les formes d’organisations appropriées, la tâche la plus urgente à accomplir, c’est l’expérimentation et la diffusion de formes d’organisation nouvelles». Il ne s’agit donc pas tant de changer les règles du jeu que sa nature même. Ces constats conduisent Crozier et Friedberg à proposer une méthode d’intervention reposant sur la « négociation implicite » entre les acteurs et l’agent de changement. « Il ne s’agit pas de décider une nouvelle structure, une nouvelle technique, une nouvelle méthode, mais de lancer des processus de changement qui impliquent action et réaction, négociation et coopération ». En d’autres termes, passer d’un modèle optimal à un processus heuristique. Le réformateur propose un changement des régulations dans le but de favoriser l’émergence de nouveaux jeux. Les acteurs vont alors réagir à cette proposition. De là, l’instigateur du projet améliorera ses propositions. Cependant, pour éviter de s’engager, les acteurs n’émettent que des signaux faibles que le réformateur devra interpréter, en vue de faire émerger une négociation plus ouverte. « Si l’on est capable d’associer les subordonnés à l’analyse du système dont ils font partie, on génère en outre une demande de réforme ». Le succès d’un programme de changement organisationnel ne doit pas reposer sur la conception d’un projet élaboré à l’avance par quelques «spécialistes du rationnel», mais sur la production d’un processus

collectif. Cette approche souligne les phénomènes de pouvoir dans des mécanismes de changements et contribue également à éclairer notre recherche sur M dans sa façon d’aborder la résorption d’un dysfonctionnement organisationnel. Les travaux de Kanter, Stein et Jick (1992), qui distinguent trois catégories d’acteurs impliqués dans le changement - le leader, les organisateurs et les destinataires – enrichissent aussi notre analyse. Le premier crée une vision du résultat désiré, le formalise, décide du mode de management et choisit le responsable. En son absence, il est probable que le changement n’aura pas lieu. Les deuxièmes sont responsables de sa mise en œuvre. Un grand nombre de choix tactiques leur sont ouverts : utiliser une expérience pilote, chercher à mouvoir toute l’organisation, utiliser une approche bottom up ou top down. Les troisièmes freinent le changement, synonyme pour eux de surcharge de travail, menace et confusion dans les décisions. Kanter, Stein et Jick précisent les fonctions et les niveaux d’intervention dans le schéma qui suit :

Les trois acteurs du changement

rôle Orientation du changement

(guide du mouvement)

Visée de l’action Niveau organisationnel Les phases dominantes du changement 1) Les stratèges du changement Visionnaire Instigateur Vue globale Environnement externe Finalités Résultats économiques Encadrement supérieur Dégel 2) Les organisateurs du changement Projection d’images traducteur Coordination interne Explications Dépassement des résistances Projection d’image Encadrement intermédiaire Changement 3) Les destinataires du changement Utilisateur Vue personnelle opérationnel Répartition du pouvoir et des procédures Application des schémas prévus Bénéfices personnels Base Regel

Source : R.M. Kanter, B.A Stein et T.D. Jick., The Challenge of organizational change, the Free Press, 1992.

Cette dichotomie entre « changeurs » et « changés », pour reprendre leur terminologie, est encore plus forte chez Stacey, qui explique la résistance au changement par deux raisons essentielles. D’une part, les membres d’une organisation sont rarement à même d’apprécier la nécessité d’un changement. Par ailleurs, s’ils l’ont comprise, ils en redoutent les conséquences. Pour surmonter ces résistances humaines, Stacey prône une meilleure transparence de la communication à l’intérieur de l’organisation. Cette théorie de la stratégie des jeux

d’acteurs suppose que ceux-ci n’agissent qu’en pesant les avantages et désavantages d’une situation. Or, selon Sainsaulieu, le temps induit des valeurs qui, à leur tour, déterminent les comportements. Il montre que les logiques d’action s’expliquent par les ressources organisationnelles tout autant que par la culture « qui influence largement le jeu ».

Les références systémique/structure et les choix stratégiques que nous avons cités se sont développés sur la base de modèles unidirectionnels : soit des forces externes sont la cause du changement, soit une volonté managériale est à l’origine de l’adaptation. Ces modèles ont été présentés par de nombreux chercheurs97 comme antinomiques. Or, nous pensons qu’ils sont complémentaires. Les exigences de l’environnement n’existent que si elles sont repérées et exprimées en termes de contraintes et d’opportunités par les décideurs. Autant dire qu’elles ne prennent sens qu’à travers les stratégies de l’entreprise. Tout le problème est de savoir si les facteurs de contingence s’apprécient par leur impact direct sur la structure de l’organisation ou, comme le montre Child, par la perception des dirigeants. L’intérêt de cette perspective complémentaire est de réconcilier les deux approches systémique/structurelle et choix stratégique, en réintroduisant le rôle du décideur dans l’analyse de la relation environnement/organisation. Toujours selon Child (1977), même si le manager reste contraint par des forces contextuelles, il reste libre de ses choix. «L’axiome de l’action libre prônée par l’approche stratégique devient impossible sans un degré de déterminisme qui pèse sur le décideur et qu’il ne peut rationnellement ignorer longtemps». Pour Child (1972), Pfeffer et Salancik (1978), le « design organisationnel » est bien le produit des décideurs. Ils ont un rôle proactif et non plus réactif tandis que la relation environnement/organisation est « biunivoque ». A la base d’un processus de changement, les chercheurs le démontrent, le rôle des acteurs, managers et des dirigeants est aussi déterminant que les paramètres stratégique, structurel et culturel. Leur implication dans ce processus est un facteur clé de réussite.